Quelques semaines après sa sortie, retour à trois voix sur Elden Ring, jeu monumental qui conjugue le modèle du monde ouvert aux dédales cauchemardesques du studio From Software.
Corentin Lê : Entre les mondes ouverts et les jeux indépendants, la série des Souls constitue une voie intermédiaire dans la cartographie de la décennie que nous avions tenté d’esquisser lors de nos deux dernières conversations. De Demon’s Souls à Sekiro, en passant par la trilogie Dark Souls et Bloodborne, les derniers jeux du studio japonais From Software chapeautés par Hidetaka Miyazaki ont eu une influence esthétique, culturelle et industrielle considérable, que le succès critique et commercial d’Elden Ring, sorti en ce début d’année, a confirmé. Mais Elden Ring est aussi, selon moi, la première véritable tentative d’ouverture pour le studio, réputé pour livrer des titres qui, en plus d’être difficiles et exigeants (c’est toujours d’actualité), se démarquent par leurs structures claustrophobiques et anxiogènes. Ici l’espace s’ouvre, la carte s’agrandit, on respire, et il me semble que par extension la série touche un public bien plus large grâce à cet élargissement spatial, qui permet de contourner les problèmes et les obstacles se dressant le long du chemin. Après la découverte de l’Entre-Terre et du gigantesque arbre doré érigé en son centre, on commence ainsi par naviguer d’un « site de grâce » (les checkpoints du jeu, centraux pour la progression au sein d’un Souls) à un autre avec une grande liberté de déplacement. Si l’on retrouve tous les ingrédients de la « formule » From Software (le système de statistiques typique du jeu de rôle, la complexité et la difficulté de certains combats, l’absence ou presque d’indicateurs de quête, etc.), le vent de fraîcheur est indéniable.
Adrien Mitterrand : Ma première rencontre avec les jeux de From Software correspond à ce que tu décris. Je garde du premier Dark Souls le souvenir d’une expérience frustrante. Le travail d’orfèvre sur le level design avait beau me fasciner, j’avais, comme beaucoup, fini par abandonner face à cette fameuse difficulté. En promettant la liberté de pouvoir tracer son propre chemin, Elden Ring se montre de son côté plus engageant, alors même que, comme tu l’as dit Corentin, il est tout aussi ardu que les Souls. Le simple fait de ne pas se sentir coincé dans des couloirs change à ce titre complètement la donne, en offrant un plaisir ludique et esthétique plus immédiat.
Guillaume Grandjean : Sans être un fin connaisseur des jeux de From Software, j’ai le sentiment qu’ils incarnaient jusque-là les héritiers en 3D du metroidvania, ce genre de jeux d’action labyrinthiques dont la mode est un peu passée au début des années 2000, même si elle a perduré dans la sphère indépendante (avec notamment Hollow Knight). Elden Ring représente à ce titre un virage majeur, puisqu’on troque les traditionnels dédales claustrophobiques pour un monde très ouvert, qui autorise plus de hors-piste et donne un peu moins l’impression d’être esclave du parcours prévu par les développeurs.
A.M. : Il faut toutefois apporter une nuance à cette liberté : plutôt qu’un espace totalement ouvert, l’Entre-Terre prend parfois la forme d’une grande zone intermédiaire reliant des niveaux proches des précédents volets de la série. Il ne faut pas forcément y voir là un reproche : l’ensemble est brillamment agencé, et parcourir à dos de monture ce monde immense reste une expérience fantastique. Ce choix permet par ailleurs de souffler avant de replonger dans les donjons les plus tortueux. Il n’empêche que l’on se retrouve souvent à traverser, dans ces derniers, des couloirs qui renvoient au level design habituel des Souls, avec des espaces fermés qui nécessitent, pour être explorés de fond en comble, d’effectuer plusieurs aller-retours. Cela relativise un peu la singularité d’Elden Ring par rapport à ses prédécesseurs.
C.L. : La chose a déjà été notée ici et là par les aficionados de la série, mais il me semble que l’une des principales inspirations d’Elden Ring, et plus particulièrement celle qui préside à l’ouverture relative qu’évoque Adrien, se cache au fond d’un niveau du premier Dark Souls. Dans la cité d’Anor Londo se trouvait une immense toile peinte. Muni d’un certain objet, il était possible de pénétrer la peinture pour accéder à une zone secrète, Le Monde peint d’Ariamis, dont on ne pouvait plus sortir avant d’avoir terrassé l’ennemi qui y résidait. Cette séquence, chère à Miyazaki, esquissait déjà ce que propose Elden Ring : une invitation à pénétrer un tableau en forme de piège, de chausse-trape.

Au fond du tableau
A.M. : C’est un jeu dans lequel on progresse toujours avec une boule au ventre car on sait bien que chaque chemin nous conduit forcément vers un piège, le plus souvent impossible à anticiper. En fait, les Souls m’évoquent le Prince of Persia de 1989 : son silence, ses couloirs, et surtout ses dalles qui s’effondrent sous nos pas et révèlent parfois un passage, d’autres fois un piège mortel. Il s’agit d’expérimenter l’échec pour ne pas le réitérer à la tentative suivante. Les Souls, et peut-être plus encore Elden Ring, c’est en quelque sorte le mariage du die & retry, genre souvent associé à une expérience 2D (Super Meat Boy, Celeste), avec la troisième dimension.
C.L. : Je suis d’accord avec toi, et en même temps je considère qu’Elden Ring offre suffisamment de séquences détachées de cette logique du die & retry pour creuser une voie plus singulière. Avec le monde ouvert, Elden Ring nous laisse le temps de regarder l’environnement et tous ses détails. Il investit un héritage pictural qui est d’ailleurs peu commun dans les jeux présentant un défi ludique important. C’est un alliage surprenant entre la peinture romantique (les toiles de John Martin, de Caspar David Friedrich ou les gravures de Gustave Doré) et l’horizon mécanique de ces jeux à l’esthétique 16-bits qui exigent une certaine dextérité ainsi qu’une précision importante dans l’exécution, avec des actions qui se jouent « au pixel près ». From Software a selon moi trouvé un bon compromis à ce niveau, en intégrant la rigueur mécanique et ludique des Souls (la part « jeu ») au sein d’un environnement d’une finesse plastique remarquable (la part « vidéo »), qui se met d’ailleurs lui-même en scène en tant qu’œuvre picturale au détour d’une énigme (celle des tableaux).
G.G. : J’ai de mon côté été beaucoup plus convaincu par les donjons ou les villes que par ces grandes étendues. Si elles sont une franche réussite sur le plan esthétique (les panoramas sont superbes, les proportions éblouissantes), les moments de grâce que le jeu a à nous offrir ne se trouvent à mon avis pas là. Après une trentaine d’heures de jeu, on décèle assez facilement les routines de design, les éléments répliqués ad nauseam : chaque région à son quota fixe de ruines, d’églises, de catacombes, de grottes, de petites geôles, avec toujours le même type de structures, d’ennemis et de récompenses à la clef. Certains boss reviennent à trois, quatre, cinq reprises – ce qui est un parti pris étrange, dans la mesure où la dimension d’« événement » associée à chaque boss me semblait jusqu’ici être un point central de l’ADN des Souls. Pour moi, Elden Ring n’échappe pas complètement à ce reproche assez ancien qu’on adresse aux mondes ouverts, au moins depuis Skyrim, à savoir le primat de la quantité sur la qualité.
A.M. : C’est en effet une réserve qui est assez partagée.
C.L. : Je partage votre sentiment sur la répétition des boss rencontrés ou de certains donjons secondaires – un problème récurrent dans les Souls –, mais j’ai été tout de même convaincu par la manière dont From Software est parvenu à renouveler l’exploration sur un temps aussi long. Il est certain que des éléments se répètent, mais chaque région de la carte suppose, notamment par sa topographie, différentes manières de progresser. Outre les galeries dédaléennes de Nokstella ou les régions embrumées de La Liurnia, je me souviens par exemple de l’ascension particulière du Mont Gelmir, une région à laquelle on accède assez tard dans le jeu. Avant celle-ci, on a pris pour habitude de récupérer la carte de chaque région au début de l’exploration, ce qui permet de se repérer et de mesurer l’étendue à parcourir, avec une idée globale de ce que l’on est en train de traverser. Or pour le Mont Gelmir, c’est l’inverse : cette carte arrive à la toute fin de l’ascension et on est donc contraint, pendant un moment, de naviguer à vue. C’est très déstabilisant et cela constitue à mon avis un bon exemple de la manière dont From Software a pu faire de ces grandes plaines reliant les donjons les uns aux autres de petites énigmes topographiques.

Le jumeau maléfique
A.M. : Sur la question du monde ouvert, on doit forcément évoquer le jeu qui a été souvent présenté comme la grande référence d’Elden Ring, à savoir Breath of the Wild. De la même manière que l’on découvrait Hyrule dans le dernier Zelda, on aperçoit pour la première fois l’Entre-Terre en sortant d’un tombeau, avec un panorama impressionnant…
C.L. : Il y a même une petite église qui nous attend en contrebas !
A.M. : Ah oui tiens, c’est vrai. L’influence est indéniable et assumée. Elden Ring a quelque part emprunté le meilleur de Breath of the Wild : la place accordée à l’observation pour progresser, la liberté d’approche en ce qui concerne les affrontements et les obstacles, etc. Rétrospectivement, on peut même se demander si Breath of the Wild n’était pas déjà redevable des Souls, avec ce monde quasi muet et peuplé de créatures très puissantes, très différent des précédents Zelda. Mais la comparaison nous amène à constater une limite d’Elden Ring par rapport à son aîné : on n’y fait pas grand chose d’autre que se battre. L’Entre-Terre est bien plus rigide qu’Hyrule et nous ramène plutôt, comme l’a souligné Guillaume, aux Elder Scrolls. Le monde a beau y être ouvert, il conserve une qualité de décor, tandis que Breath of the Wild nous offrait la possibilité de jouer avec l’espace.
C.L. : Je te rejoins complètement sur le lien très relatif avec Breath of the Wild, et j’irai même plus loin en considérant que les deux jeux, tout en étant sur le papier très proches, sont au fond opposés. Le jeu de From Software se distingue de celui de Nintendo dans la mesure où la trajectoire ludique y reste toujours un peu striée, hachée, quand celle de Zelda vise plutôt une forme de plénitude et d’équilibre. Je grossis un peu les traits, mais cela relève à mon avis de deux philosophies de game design radicalement différentes. On pourrait considérer, à cet égard, Elden Ring comme une sorte de jumeau maléfique de Breath of the Wild !
A.M. : Breath of the Wild nous faisait peu à peu comprendre que tous les éléments de l’environnement étaient liés. On y apprenait à oser certaines choses, à libérer notre regard sur ce qui nous entoure. Elden Ring est aussi jalonné de phases d’apprentissage, mais ce que l’on apprend ne se destine pas forcément à servir plus tard, comme c’est habituellement le cas. Pour les énigmes comme pour les boss, le jeu cultive d’ailleurs différentes sources de tensions : entre le mérite et l’injustice, entre les victoires éclatantes et les échecs humiliants, entre la demande d’une précision millimétrée de la part des joueurs et des joueuses et l’acceptation du hasard, du chaos même. C’est d’ailleurs peut-être ce dernier mélange contre nature qui caractérise le mieux Elden Ring à mes yeux.
C.L. : On retrouve les traces de cette opposition dans l’esthétique même des deux jeux que l’on évoque. Celui de Nintendo offre des formes souvent très circulaires, accueillantes. Dans Elden Ring, l’« anneau » auquel renvoie le titre, et qui fait aussi écho à la forme circulaire du territoire que l’on arpente, est à l’inverse fragmenté, émietté, en friche. Les paysages sont toujours très irréguliers, avec des bâtiments penchés, des pics aux dimensions incongrues, etc. Là où Breath of the Wild est un jeu rond, Elden Ring serait un jeu pointu, au sens littéral et figuré…
G.G. : Ce qui est intéressant, c’est qu’avant Elden Ring il y avait au fond deux manières de concevoir des mondes ouverts : soit en juxtaposant de larges zones d’exploration étanches, dont l’accès était ouvert après un « narrative check » (as-tu complété telle quête ? as-tu battu tel boss ?), permettant de contrôler la progression du joueur ou de la joueuse ; soit en adoptant une autre approche, qui était celle de Breath of the Wild, où le monde entier était d’emblée accessible, avec un challenge uniformément distribué, de manière à ne jamais propulser le joueur ou la joueuse dans une zone trop difficile pour son niveau. Elden Ring, lui, adopte une formule très étrange : tout est accessible, mais en expérimentant on se rend compte qu’en réalité, il y a bien un nivellement radical des espaces. Le problème est que le jeu ne nous prévient jamais que c’est le cas… Mon interprétation est qu’Elden Ring cherche à proposer un nouveau type de monde ouvert qui est en réalité un labyrinthe, mais un labyrinthe sans les murs : on doit comprendre par nous-mêmes qu’il n’y a peut-être que deux ou trois chemins possibles malgré cette sensation initiale de liberté. J’ai bien passé les dix premières heures à me demander quelle région j’étais censé visiter en premier et où le jeu voulait m’emmener… Je ne sais pas ce que vous avez d’ailleurs pensé du système de quêtes, mais pour ma part, j’ai trouvé qu’il n’avait absolument aucun sens, à moins d’écumer les forums et de piocher la solution sur Internet ! C’est en même temps très malin, car il y a un peu un effet Tenet : la narration est incompréhensible, mais ce silence produit du discours chez les joueurs et les joueuses, qui alimentent les wikis et créent des communautés en dehors du jeu.
L’attrait de l’ombre
A.M. : Elden Ring entretient effectivement un aveuglement constant. On ne sait pas jusqu’où s’étend le monde : au début, on n’a aucune idée de sa taille. Quand une zone s’ouvre, les échelles sont bouleversées, aussi bien horizontalement que verticalement. Il faut accepter cet aveuglement et avancer sans savoir ce qui va suivre.
C.L. : Et cet aveuglement produit de très beaux moments ! Au-delà des quêtes, où l’on progresse parfois presque par hasard, cette opacité se retrouve à tous les niveaux, même à l’échelle d’une rencontre. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de croiser ces joyeux personnages, mais il arrive qu’à certains endroits on entende un chant au loin, souvent près d’un précipice. En suivant la mélodie, on découvre une forme de silhouette humaine vers laquelle, par effet de magnétisme, on se dirige doucement afin d’en savoir plus… À mesure que l’on s’en approche, on s’aperçoit que c’est en fait une chauve-souris qui veut notre mort ! On retrouve ici l’attrait mortifère de la sirène dépeint dans le récit d’Homère – un attrait alimenté par une incertitude à l’égard des événements. Elden Ring c’est un peu cette chauve-souris cantatrice : un jeu vénéneux et vertigineux où le vide, l’abîme qui s’étend face à nous, nous terrifie en même temps qu’il nous attire…
A.M. : C’est en cela qu’Elden Ring est une œuvre profondément romantique.
G.G. : Personnellement, la communication qui s’établit entre le jeu et le joueur ou la joueuse est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Et à ce sujet, je trouve tout de même qu’Elden Ring établit une relation légèrement toxique avec le joueur ou la joueuse. (rires)
A.M. : C’est aussi ce qui fait d’Elden Ring une œuvre de fantasy majeure. Je crois que je n’ai jamais ressenti dans le jeu vidéo un tel hommage à la part sombre de cette littérature, avec l’idée sous-jacente que progresser dans une quête ne signifie pas que les choses s’améliorent. On peut faire le lien avec une certaine vision du Seigneur des Anneaux : Frodon sait qu’il se dirige vers l’horreur et qu’il ne s’en sortira pas indemne. Il entretient cette relation toxique dont tu parles avec l’anneau, qui le pousse à avancer toujours plus loin.
C.L. : C’est le « ring »….
A.M. : L’attrait de l’ombre, que l’on retrouve dans cette dépendance à l’anneau qui emprisonne peu à peu son porteur, constitue l’un des grands thèmes du Seigneur des Anneaux. Est-ce que lorsqu’on termine Elden Ring, on ne devient pas un peu Gollum (rires) ?

G.G. : Je vois un autre problème lié à cette opacité que l’on n’a pas encore abordé – et c’est davantage une question que je vous adresse : comment avez-vous apprécié l’adéquation entre votre niveau de jeu, compris à la fois comme votre habileté à la manette et le niveau de votre personnage, et le challenge proposé par le jeu ? On a ordinairement l’image des Souls comme étant des jeux très durs mais, à titre personnel, j’ai souvent eu l’impression qu’Elden Ring était soit trop difficile, soit trop facile. Les moments de parfaite adéquation entre mon niveau de jeu et le défi proposé ont finalement constitué des moments de grâce, où le boss était juste un tout petit peu hors de portée, me poussant à m’acharner et à redoubler d’inventivité. Ces moments-là m’ont paru trop rares et je ne suis pas tout à fait convaincu par la gestion globale du challenge.
A.M. : On est plus souvent surpris, dans un sens ou dans l’autre, comme lorsque ce dragon nous tombe dessus dans une zone « facile » au début du jeu. Ces obstacles inattendus qui semblent surgir de nulle part ont le mérite de nous habituer à garder nos sens en éveil. C’est une expérience à la fois très forte et épuisante sur la longueur.
C.L. : C’est vrai que j’ai aussi traversé des zones trop faciles et d’autres très difficiles, mais j’ai accepté ce choix de game design à partir du moment où j’ai compris qu’il s’agit d’un jeu profondément déséquilibré, qui d’une phase à une autre ne cherche pas à susciter les mêmes émotions. Je pense que cette irrégularité est le prix à payer pour qu’à certains moments, il y ait des instants mémorables, des éclats. C’est un jeu qui fonctionne par pics, et ces pics ne peuvent exister que s’ils côtoient des creux.
G.G. : Et ça n’était pas frustrant pour quelqu’un qui connaît bien les Souls, ces moments de jeu trop faciles ?
C.L. : Pas vraiment, car même lorsque la difficulté n’était plus au rendez-vous, je restais émerveillé par les paysages que je traversais (pour les zones ouvertes) ou par le level design assez génial des donjons (pour les zones fermées). Pour prendre l’exemple de Bloodborne, que je connais bien, la maîtrise de la difficulté me semblait beaucoup mieux gérée grâce à la linéarité (relative) du level design. L’ouverture dont fait preuve Elden Ring induit de son côté un déséquilibre assez flagrant et From Software n’a même pas cherché à cacher ou à maquiller ce problème. Qu’il s’agisse d’un choix délibéré ou d’un échec d’équilibrage n’a d’ailleurs pas vraiment d’importance pour moi, car il me semble que l’aventure est conçue pour être erratique…
G.G. : Ça, c’est toute l’histoire de From Software, non ? On ne sait jamais si le jeu est mal fichu ou s’il est redoutablement ingénieux. C’est aussi la beauté de l’accueil réservé aux Souls, ce chèque en blanc qui est invariablement encaissé par les joueurs et les joueuses au profit du studio. Toutes les erreurs de design passent pour des trouvailles géniales (rires)…
L’alchimie
C.L. : Le studio jouit en effet d’une sorte d’aura qui confine parfois à l’obsession collective. Mais cela vient, je crois, du fait qu’il donne ses lettres de noblesse à une culture pulp longtemps négligée ou peu prise au sérieuse : Elden Ring convoque Tolkien, la peinture romantique, les dungeon crawlers et le jeu de rôle sur table tout en faisant preuve d’une certaine radicalité ludique et esthétique, que l’on associe en l’occurrence à une signature d’auteur « respectable » (Hidetaka Miyazaki, mais pourquoi pas aussi George R. R. Martin, l’auteur de Game of Thrones, qui a écrit les fondations de l’univers du jeu). Comme d’autres avant elle, la culture vidéoludique a besoin de ce genre de mythes pour mieux s’affirmer. Elle est toujours en quête de quelques noms à sanctifier : Miyamoto, Sakaguchi, Ueda, Kojima, et maintenant Miyazaki. Le récit même d’Elden Ring retrace d’ailleurs un processus d’élection. On joue un personnage de « sans-éclat » destiné à atteindre la grâce, comme le joueur ou la joueuse au contact de l’œuvre. À mon avis, l’important n’est donc pas que From Software ait prévu tel ou tel élément de game design, mais que tout cela relève au fond d’une affaire de croyance. Les joueurs et les joueuses ont envie d’y croire, du moment que le jeu produit quelque chose d’intéressant, de marquant ou de surprenant.
A.M. : Que certaines failles de game design soient voulues ou non, l’alchimie est bien là. Les ingrédients ont peut-être été au départ jetés un peu au hasard, mais cela permet parfois de trouver sa propre propre solution sans jamais être totalement certain que les développeurs aient anticipé cette façon de faire. Pour évoquer une petite anecdote : est-ce que vous avez visité ce village peuplé de personnages terrifiants qui dansent et vous attaquent tous en même temps ? Je l’ai intégralement traversé sur les toits des maisons, simplement parce que mes agresseurs ne pouvaient pas y monter. J’étais très content de moi alors que cela ne rendait pas le jeu plus palpitant : j’en étais réduit à leur jeter des couteaux dessus, ce qui m’a pris des heures !
C.L. : Ce que tu décris là, cette espèce d’invention ludique en jouant avec l’architecture, est typique des jeux From Software. Si l’on parle généralement de level design claustrophobique concernant les Souls, on devrait préciser à chaque fois qu’il s’agit aussi d’un level design très permissif sur le plan des raccourcis, avec des séquences quasi burlesques… Sans trop en dévoiler, il y a une dernière région, Les Ruines de Farum Azula, que l’on doit traverser à pied, sans monture. C’est un monde en ruines en forme de cercle, avec de petites plateformes qui se détachent les unes des autres. Le level design est lui-même en morceaux et il se trouve qu’au fond de cette région isolée se trouve un gigantesque boss caché. Le chemin pour y parvenir est complètement improbable et nécessite de sauter sur des corniches en ayant l’impression de tricher. J’ai même dû m’y prendre par deux fois avant de comprendre qu’il y avait bien quelque chose au bout de ce sentier. Pour moi, Elden Ring confirme que la qualité exceptionnelle des jeux de From Software ne réside pas dans leur difficulté ou dans leur imaginaire dark fantasy, mais bien dans leur level design qui, en dépit des années et des déclinaisons, continue de me surprendre.
A.M. : Je ne vois en effet pas grand-chose à rajouter à ce constat : est-ce que ce ne sont pas actuellement les meilleurs sur ce terrain ? Ce n’est pas tout le temps le cas, mais parfois, le résultat est vraiment fou. Elden Ring contient de grands moments. Il y a de véritables scènes – au sens cinématographique du terme.
G.G. : Je suis totalement d’accord avec toi, et j’ajouterais qu’il est d’autant plus héroïque de proposer cette poétique de « grands moments », comme tu le dis, dans un monde ouvert, soit dans une formule normalement plus diluée. C’est vrai qu’il y a quelque chose de très marquant et qui en appelle à un sentiment très primal, dans la confrontation au gigantisme, à la verticalité…
C.L. : La découverte de la Siofra par exemple…
G.G. : La découverte de la Siofra en effet, alors même que scénaristiquement, il n’y a rien de significatif, pas même une ligne de dialogue ! Lorsque l’on descend cet ascenseur interminable pour découvrir ce ciel étoilé, avec ces immenses colonnes et ces ruines… C’est un grand moment d’exploration qui n’a pas d’équivalent dans un Breath of the Wild ni dans d’autres jeux du même genre. Et cela fonctionne d’autant plus que l’on a jamais l’impression que le jeu nous a pris par la main pour nous y conduire.
C.L. : Dans le même ordre d’idée, je vais me souvenir longtemps de cet instant de sidération au moment d’affronter Radahn. En débutant le combat, on aperçoit une imposante silhouette se dessiner au loin, au sommet d’une colline écarlate. Gargarisé à l’idée d’affronter un tel colosse, on se rue vers lui avant d’être soudainement stoppé net par des flèches gigantesques qui nous transpercent à une vitesse délirante… Elden Ring m’a permis de mettre le doigt sur ce j’aime dans le jeu vidéo, à savoir le fait d’apprendre à vivre parmi les images, mais des images sur lesquelles je n’ai pas une divine emprise – autrement dit des images qui me résistent. Si cette promesse de vivre dans un tableau hostile était encore à l’état d’ébauche dans les Souls, avec notamment la peinture d’Anor Londo dans le premier Dark Souls, elle a, je crois, pleinement pris corps avec Elden Ring.

A.M. : Ce que tu dis me fait penser à quelque chose que je ne m’étais pas formulé jusque-là : Elden Ring échoue peut-être à redéfinir le monde ouvert comme l’a fait Breath of the Wild, qui parvenait à effacer au maximum sa mise en scène pour nous donner l’illusion d’être, en tant que joueurs et joueuses, aux commandes. Mais il innove ailleurs, en proposant comme aucun autre titre avant lui une approche issue du jeu de rôle papier : a-t-on déjà ressenti à ce point la présence d’un maître du jeu au sein d’un monde ouvert ?
G.G. : C’est vrai.
A.M. : Un arbre apparaît au loin, le joueur ou la joueuse s’en approche et l’image change, se précise. D’immenses racines plongent sous le sol et un passage s’ouvre vers les profondeurs. Le jeu semble parfois s’inventer sous nos yeux et il faut sans cesse improviser à la suite de nos découvertes. J’ai l’impression qu’Elden Ring rappelle que le jeu de rôle ne se limite pas à des dialogues à choix multiples ou à des statistiques : c’est aussi l’art de décrire un autre monde.
G.G. : En guise de post-scriptum, je suis personnellement très curieux de voir la façon dont va réagir Nintendo. Même si je ne suis pas sûr d’avoir pleinement apprécié ma traversée d’Elden Ring, elle a été une expérience marquante et je crains que revenir l’an prochain à la tranquillité harmonieuse d’un Breath of the Wild 2 ne soit pas une transition facile pour tout le monde…
C.L. : Le rendez-vous est pris !