Qu’implique l’exploration d’un monde numérique ? Telle est la question que pose cette série d’analyses, en revenant sur les approches singulières et inventives d’une poignée de jeux vidéo. Premier volet : la saga The Legend of Zelda qui, depuis trois décennies, propose aux joueurs d’imaginer un territoire avant de l’arpenter.
The Legend of Zelda, l’art d’ouvrir un passage
Au début du tout premier The Legend of Zelda (1986), trois chemins s’offrent au joueur ou à la joueuse. Il est possible de diriger son avatar, Link, vers la gauche (l’ouest), le haut (le nord) ou la droite (l’est). Mais le level design de ce célèbre écran initial invite surtout à envisager une quatrième option. Une grotte – un carré noir découpé dans les couleurs pastel du reste du cadre – attire le regard. En s’engageant dans ce qui s’apparente à un trou dans l’image, on pénètre alors une sorte de version négative du monde extérieur. Le sol, dont la couleur jaune permettait quelques instants auparavant de figurer une surface constituée de terre, y est entièrement noir. L’étrangeté du lieu dépasse la simple absence de lumière : à bien y regarder, les personnages pourraient tout aussi bien flotter dans le vide. Et d’où viennent ces flammes situées de part et d’autre du vieil homme qui se tient devant Link ? Les capacités graphiques de la NES , certes limitées, permettent malgré tout de représenter des torches… Peut-être s’agit-il des yeux d’un visage démoniaque ? Surprise : l’environnement hostile ne préfigure aucun danger, bien au contraire, et l’étranger qui habite la grotte offre même une épée au héros.
Cette entrée en matière révèle ainsi, en seulement deux cases, la structure duale du monde qui s’offre à nous. L’overworld ne peut être envisagé sans son underworld , qui constitue la véritable destination du jeu. Pour affronter Ganon et libérer la princesse Zelda, Link doit en effet explorer neuf donjons souterrains. Même si le joueur ou la joueuse peut choisir l’ordre dans lequel les aborder, tous doivent être parcourus afin de récupérer les fragments de la Triforce, sésame nécessaire pour accéder à l’ultime épreuve. Guillaume Grandjean, dans sa thèse sur les structures et instances de médiation spatiale au sein de la saga Zelda, évoque une « bipartition fondamentale » incarnée par l’opposition entre « la plaine » et « le donjon » . De manière générale, le parcours du joueur ou de la joueuse consiste à effectuer des allers-retours entre la surface et la partie souterraine du royaume d’Hyrule, dont les entrées se répartissent un peu partout sur le territoire. Or si certaines façades de donjons sont visibles sur la carte en papier livrée dans la boîte du jeu, d’autres s’avèrent bien plus difficiles à débusquer. Pour les découvrir, il est nécessaire de « lire » le paysage afin d’y déceler des indices qui pourraient signaler la présence d’un potentiel passage secret. Dans son ouvrage Zelda, le jardin et le monde, Victor Moisan analyse avec précision cet art de l’assemblage des différents éléments visuels au sein d’un territoire miniature, fortement inspiré de l’art de la composition des jardins japonais . Dans certains cas, les signes doivent même se lire en creux, comme cette entrée de donjon à trouver au fond d’un simple étang qu’il faut d’abord assécher. À ce propos, Guillaume Grandjean évoque un fascinant « appel du vide, incitant par la négative le joueur ou la joueuse à ne pas s’en tenir à ce qu’il perçoit au premier regard ». Il faut ainsi du temps pour transformer le paysage en un système décodable. La compréhension globale de l’environnement se retrouve sans cesse différée, prolongeant « l’ajustement entre le joueur et le dispositif du jeu », pour reprendre l’expression de Mathieu Triclot. C’est dans cet état d’« interaction satisfaisante », soit celui d’une « pleine exploration », que le joueur ou la joueuse se consacre entièrement à « la découverte et à la cartographie des limites du terrain ». Si The Legend of Zelda invente un nouvel art de l’exploration, c’est donc par cette manière de suggérer sans cesse l’existence d’un espace caché dont il ou elle doit chercher l’entrée. On peut d’ailleurs noter que le positionnement de la caméra, en plongée, oriente toujours le regard vers ce qui se trouve potentiellement en-dessous.
Shigeru Miyamoto, le créateur de la série, s’est plusieurs fois exprimé sur le rôle primordial qu’ont joué ses souvenirs d’enfance dans la conception de The Legend of Zelda. En 1992, il déclarait notamment que « l’état d’esprit d’un enfant qui entre seul dans une grotte doit être reproduit dans le jeu […]. Il doit découvrir un embranchement et décider de l’explorer ou non. Parfois, il s’égare. » Au-delà de l’architecture de ses donjons labyrinthiques, le jeu s’emploie à produire une perte des repères plus profonde encore. Dans The Legend of Zelda, on s’égare comme le ferait un enfant capable de discerner dans le moindre objet une manifestation de l’extraordinaire, dès lors que son imagination s’emballe. Il est vrai qu’avec ses formes rondelettes, le personnage de Link ressemble davantage à un petit garçon qu’à un preux chevalier. Armé de son épée en bois remise par un vieux sage potentiellement halluciné (il disparaît de la grotte si l’on y retourne), il semble parcourir le monde à la manière d’un terrain de jeu, tout en le cartographiant comme s’il s’agissait d’un plateau de bataille navale (case A1, A2, etc.). Le joueur ou la joueuse expérimente alors au hasard dans l’espoir que ses actions interagissent avec l’environnement. Par exemple, les murs friables sont en apparence identiques aux autres et doivent être dynamités pour être identifiés. Et lorsqu’un passage s’ouvre, impossible de deviner à l’avance ce qui se cache derrière. Il est important de préciser, pour comprendre à quel point le jeu brouille les repères et empêche d’évaluer immédiatement la véritable surface du territoire, que les sous-sols ne sont pas uniquement constitués de donjons. On y trouve des repères de monstres doués de parole, des tanières de sorcières, mais aussi des passages secrets « magiques » permettant de ressurgir à l’autre bout de l’overworld… C’est en invitant le joueur ou la joueuse à considérer chaque espace, objet, forme ou même couleur comme une potentielle énigme à résoudre, que The Legend of Zelda parvient à restituer, au sein même d’un univers numérique, une expérience élémentaire et sensible du monde matériel. Comme l’écrit Victor Moisan, « c’est en quelque sorte le terrain de jeu de l’enfance de Miyamoto reproduit dans les perspectives de l’écran du foyer ».
A Link to the Past, « du monde clos à l’univers infini »
Malgré la surface encore relativement limitée de son territoire, A Link to the Past, le troisième épisode de la saga sorti en 1991, repousse l’horizon de l’exploration à une échelle vertigineuse. La progression semble pourtant, dans un premier temps, plus limpide que jamais : les dialogues, abondants, fixent des objectifs plus explicites, tandis que les chemins, panneaux et obstacles contribuent à définir plus clairement le parcours à suivre. Une carte permet par ailleurs d’appréhender globalement la géographie d’Hyrule (plaines, montagnes, entrée des grottes et des donjons, etc.), il est donc plus rare de se perdre. Quant aux signes à discerner dans les paysages, ils se manifestent plus nettement, à l’image des murs destructibles par des bombes désormais reconnaissables à leurs fissures. Le joueur ou la joueuse se retrouve plus rarement dans la situation d’essayer des choses au hasard, grâce à un dispositif d’exploration plus transparent, qui limite le sentiment d’égarement caractéristique du premier jeu. Cette relative accessibilité ne doit cependant pas être comprise au seul prisme d’une volonté de démocratisation du jeu vidéo à l’ère des consoles 16-bits (même si cette approche a certainement pesé dans nombre de décisions) ; il s’agit avant tout d’un leurre masquant un nouvel égarement à venir.
Si la grotte initiale du premier The Legend of Zelda avait tout du trou carollien, c’est bien avec A Link to the Past que s’opère la véritable plongée dans l’inquiétant Pays des Merveilles. Lorsque le joueur ou la joueuse, après avoir traversé plusieurs donjons, croit enfin triompher du sorcier Aghanim (présenté comme le principal antagoniste), Link est subitement téléporté dans un « Monde des Ténèbres ». En consultant la carte, on découvre alors l’image terne d’un territoire s’apparentant à une version altérée et inquiétante d’Hyrule. Avec ce script qui nous est injustement imposé (l’issue du combat est truquée et la défaite obligatoire), le jeu surprend et provoque un vertige, qui « ne s’obtient pas par un univers sans règles, mais au contraire par le dérèglement d’un univers à règles ». D’autant plus que cette situation inattendue surgit alors même que la quête semble toucher à sa fin, amorçant de nouveau un processus d’initiation et une nouvelle phase d’ajustement « entre le joueur et le dispositif du jeu ». Le trouble esquissé dans le premier épisode se déploie donc ici à une tout autre échelle : un monde parallèle caché derrière la surface du premier vient de surgir, décuplant la durée de vie du jeu. Pour autant, ce n’est pas du fait de sa longueur qu’A Link to the Past reste marquant, mais plutôt par une clarification de l’expérience que la série propose depuis son tout premier épisode. Le jeu de mot sur le nom de l’avatar (Link, « lien » en français) l’annonçait depuis le début : l’exploration repose moins sur l’idée d’un parcours en continu que sur celle d’une circulation au sein d’un monde fragmenté qu’il s’agit de relier.
« L’endroit où tu te trouves était la terre d’or », annonce-t-on à Link dès son arrivée, « mais une puissance diabolique l’a transformée en Monde des Ténèbres ». Se manifeste ici, sous une forme certes différente, le paradoxe de la grotte inaugurale du premier Zelda, en tant que lieu inattendu à la fois inquiétant et attirant. Un trouble supplémentaire se présente toutefois : il ne s’agit pas d’un espace caché sous terre mais d’un monde alternatif. Alors qu’il arpente cet univers dans lequel Ganon a pris le pouvoir, Link constate ce qu’il adviendrait du royaume d’Hyrule si le passage entre les dimensions n’était pas refermé : une version empoisonnée du territoire original, dont chaque élément se retrouve drapé d’une inquiétante étrangeté. Ainsi de ces arbres dont le tronc arbore désormais l’aspect d’un visage : peuvent-ils se mettre à parler ? La qualité des différents éléments de ce Monde des Ténèbres se révèle plus insondable que les originaux, tant au niveau de la nature des objets représentés (minéral, végétal ou animal) que des interactions possibles avec eux. Certains changent même d’état, à l’image de ce petit musicien transformé en renard puis en arbuste, passant progressivement du stade de PNJ à celui d’objet décoratif. C’est bien cette instabilité qui définit le mieux le Monde des Ténèbres, obligeant le joueur ou la joueuse à faire de nombreux allers-retours avant de maîtriser, à nouveau, ce « langage audiovisuel qui nous revient depuis le terrain ». C’est alors que se rejoue le processus d’expérimentation sensible et enfantin du monde. A Link to the Past acte une traversée du miroir propre au jeu vidéo (littéralement : Link peut passer d’un monde à l’autre à l’aide d’un miroir magique), concrétisant cette idée que l’entrée dans un univers numérique marque le début d’une exploration potentiellement infinie. Le Monde des Ténèbres est en effet au Royaume d’Hyrule ce que ce dernier serait à notre monde matériel. Dans les deux cas, il s’agit d’un univers inconnu qui ne peut être abordé que par un travail d’analogie avec le premier (puisque cet objet « ressemble » à un arbre, j’adopte donc mon comportement en fonction de l’évocation de cet objet initial). En se définissant par rapport à un autre espace numérique et en s’affranchissant du simple décalque, le Monde des Ténèbres pose une hypothèse passionnante : l’élasticité des mondes vidéoludiques pourrait bien être le véritable objet de l’exploration – idée que semble exploiter la série Zelda dans son ensemble au cours des trois décennies suivantes.
Breath of the Wild, l’exploration d’un souvenir
En dépit du passage à la 3D et de l’originalité de certains épisodes, la série n’a cessé de réinvestir cette double idée d’une « bipartition du monde » et d’une « traversée du miroir ». On peut par ailleurs considérer chaque Zelda comme le théâtre d’une nouvelle traversée, en cela qu’ils proposent tous une variation du territoire initial d’Hyrule. Breath of The Wild, épisode majeur sorti en 2017, se démarque cependant dans sa manière de se définir par rapport aux précédents épisodes, laissant de côté de nombreuses conventions longtemps reconduites. Le territoire se retrouve notamment privé de son extension souterraine : les grottes sont rares et peu profondes, tandis que le modèle classique des donjons labyrinthiques est abandonné au profit des sanctuaires (beaucoup plus nombreux mais aussi plus étroits) et des créatures divines (des machines titanesques à explorer). L’essentiel semble se jouer en surface, Breath of the Wild actant la « victoire de la plaine », pour reprendre les mots de Guillaume Grandjean. Il s’agit désormais de rechercher les hauteurs des « contrées sauvages » afin d’embrasser le territoire du regard, plutôt que de chercher une voie vers les profondeurs. De la même manière, la fameuse traversée du miroir n’a plus lieu : il n’y a ici ni téléportation vers un autre monde, ni moyen de revenir à une époque antérieure au surgissement du « chaos ». Tout juste peut-on en collecter des souvenirs sous forme de cinématiques et constater, par comparaison, le désastre qui a eu lieu. Dans Breath of the Wild, le territoire s’apparente à un vaste champ de ruines jalonné des vestiges issus des précédents jeux : ici les restes d’un temple, là le nom d’une rivière, tandis que le célèbre thème de Konji Kondo s’efface pour laisser place au bruit du vent. « Se déplacer dans l’espace permet en d’autres termes de se déplacer dans le temps, de libérer le présent du jeu pour l’ouvrir aux limbes d’une mémoire à reformer pas à pas » écrit Corentin Lê dans son article sur le temps dynamique dans le jeu vidéo.
Ce voyage mélancolique est par ailleurs l’occasion d’un retour aux sources : si la recherches d’indices et de signes au sein du paysage n’a jamais été véritablement abandonnée au fil des épisodes, elle se voit pleinement réinventée dans Breath of the Wild. Chaque objet, même a priori insignifiant, doit désormais s’envisager selon ses innombrables virtualités. Un arbre peut par exemple servir de cachette si l’on décide d’y grimper, mais aussi fournir des fruits nécessaires à la réalisation d’une recette, abriter une ruche d’abeilles utile pour faire diversion, ou encore être enflammé, découpé, ou abattu pour servir de pont. L’exploration se nourrit de cette libération du joueur ou de la joueuse, désormais capable de choisir comment interagir avec chacun des éléments constitutifs du monde. Le vent d’air frais qu’amène cet épisode relève plus que jamais d’une mise en mouvement : de l’avatar bien sûr, mais aussi du regard et de l’imagination, avec pour horizon l’invention progressive de sa propre voie au sein du territoire d’Hyrule. C’est certainement dans cette approche composite du territoire, à la fois lieu de déambulation contemplative et terrain d’expérimentations empiriques, que se déploie la grande beauté de Breath of the Wild.
Tears of the Kingdom, le prochain épisode de la série, promet d’ajouter à cette nouvelle approche une projection vers les cieux (et même peut-être une véritable réouverture de l’espace souterrain, si l’on en croit le tout premier trailer du jeu). Mais en attendant sa sortie, où retrouver cet art si particulier du passage cultivé par la série Zelda ? Il faudrait peut-être chercher en dehors du champ des productions Nintendo. Aussi ténébreux soient-ils, les jeux d’Hidetaka Miyazaki et du studio FromSoftware (Dark Souls, Bloodborne, Elden Ring) prolongent en quelque sorte l’héritage des expérimentations de Shigeru Miyamoto. S’il est difficile d’y reconnaître des terrains de jeu enfantins, on y retrouve cette nécessité d’expérimenter le monde (désormais dans la douleur) afin d’en découvrir les aspérités. Les faux murs de la série des Souls, qui ne se révèlent qu’en les frappant avec une arme, ne ressemblent-ils pas aux indiscernables parois destructibles du premier Zelda ? Quant à Elden Ring, le premier « monde ouvert » du studio, il excelle plus que tout autre jeu dans l’art de bousculer les échelles géographiques, contredisant les projections imaginaires du joueur ou de la joueuse, en changeant par exemple l’échelle de la carte au fur et à mesure de son avancée. Il y règne une instabilité des formes qui n’est pas sans rappeler A Link to the Past et les Zelda suivants, à l’image de ces coffres qui n’en sont pas vraiment, capables de téléporter soudainement l’avatar dans un terrible piège. Et comment ne pas penser au Monde des Ténèbres devant la Siofra, une gigantesque zone souterraine dans laquelle on s’engage sans vraiment le savoir, et dont la simple existence vient contredire toutes les prédictions à propos de l’étendue exacte du territoire ? Arpenter cet espace à la nature indéterminée, à la fois Cité de l’Atlantide et Mont Olympe souterrain éclairé par la lueur d’improbables constellations, ouvre sur une saisissante déambulation hallucinatoire. On retrouve ici un art de l’égarement propre au tout premier Zelda, l’exploration d’Elden Ring relevant essentiellement d’une quête du vertige, soit d’un abandon sans retour à l’attrait des profondeurs.