Dix ans après la sortie de The Elder Scrolls V : Skyrim, discussion à trois voix autour de la question du monde ouvert, modèle de game design proposant une grande liberté d’action au sein d’environnements élargis et qui aura, lors de la dernière décennie, fini par occuper une position centrale et hégémonique dans le jeu vidéo contemporain.
Corentin Lê : Pour mesurer, dix ans après la sortie de Skyrim, l’importance prise par le modèle du monde ouvert, il faut à mon avis le réinscrire dans une forme de généalogie, car il n’est évidemment pas arrivé de nulle part. Dans un premier temps, le développement des mondes ouverts a été rendu possible par l’évolution technique des machines, qui a permis de modéliser des espaces de plus en plus grands – les moyens de stockage se sont élargis, et les mondes ludiques avec. Par la suite, le succès des mondes ouverts doit à mon sens beaucoup à plusieurs jeux qui ont bénéficié d’un retentissement culturel important. En plus des précédents Elder Scrolls, en particulier Oblivion, on peut aussi citer GTA III en 2001, qui vient d’une tradition différente de celle du jeu de rôle (le jeu de course, disons) mais qui a tout autant, voire davantage, démocratisé la formule. Il ne faut pas non plus oublier World of Warcraft en 2004, spin-off d’un jeu de stratégie dont le titre témoigne, déjà, du désir des développeurs de livrer des « mondes » à parcourir. Durant la seconde moitié des années 2000, deux autres jeux ont enfin confirmé la popularité de la recette, en apportant à chaque fois un semblant de variété : un monde ouvert avec un peu de plateforme et d’infiltration pour Assassin’s Creed, ou un first person shooter dans un monde (semi-)ouvert pour Borderlands. Je pense qu’on pourrait, pour commencer, considérer le monde ouvert comme une philosophie de game design permettant de créer des jeux opérant la jonction entre des genres auparavant indépendants les uns des autres.
Adrien Mitterrand : À quelques mois d’écart au début des années 2000, trois jeux se sont en effet présentés comme des mondes ouverts tout en proposant des choses très différentes. Il y a GTA III, comme tu le rappelles, dans lequel on s’affranchit des règles de déplacement géographique, mais aussi des règles tout court – puisqu’on pouvait écraser des piétons, tuer n’importe qui. C’était la loi du « je fais ce que je veux ». Il y a aussi Morrowind, avant Oblivion, qui porte plutôt une promesse d’immensité : le monde est si grand qu’il est impossible de le connaître par cœur, et le joueur est condamné à errer à la recherche de quêtes. Et puis il y a enfin Shenmue, dont la proposition est complètement différente et repose au contraire sur le fait de se plier aux règles du monde : se rendre à telle boutique durant ses horaires d’ouverture, rencontrer tel personnage dans tel bar à l’heure du rendez-vous qui a été convenu, etc. Dans Shenmue, on est contraint par les règles d’un univers qui a l’air d’évoluer même quand on n’est pas là. Un monde sépare GTA III de Shenmue, alors que ce sont pourtant deux jeux qui ont démocratisé l’open world.
C.L. : On retrouve là deux versants d’une même idée : celle d’un monde virtuel autonome. Ce sont des level designs qui ne sont pas centrés sur l’avatar, où le monde qui nous est offert dépasse notre simple champ d’action. Je pense que ce qui a frappé beaucoup de joueurs et des joueuses à l’époque de GTA, puis de Skyrim, résidait dans l’autonomie des PNJ qui ne nous attendaient pas pour accomplir leurs actions, pour aller par exemple couper un tronc d’arbre. Je me souviens de ces fameux embouteillages dans GTA IV, qui m’ont beaucoup marqué à l’époque, parce que j’avais justement envie de crier « mais poussez-vous ! C’est moi le joueur ! ». Manette en main, le jeu te résistait et n’était plus exclusivement centré autour de ta personne.
Guillaume Grandjean : J’aime bien ta lecture par « jalons culturels », parce que si l’on on veut tricher avec la chronologie qu’on s’est imposée, il y a certes eu Shenmue en 2000, GTA III en 2001, Morrowind en 2002, mais en réalité, on peut remonter bien plus loin ! Avant Morrowind, il y avait Daggerfall, avec ses étendues immenses générées procéduralement, et qui constituait à l’époque la plus grande carte jamais créée dans un jeu vidéo. Et il n’y a même pas besoin d’attendre le passage à la 3D dans les années 1990 : le premier Zelda, en 1986, promettait déjà un monde dans lequel on pouvait naviguer à peu près librement, comme beaucoup d’autres jeux à la même époque. Le fait est que, d’un point de vue de level design, je serais incapable de dater l’apparition des mondes ouverts, car la définition du monde ouvert elle-même est extrêmement floue. J’ai consulté avant de venir cinq ou six manuels de level design différents, et ce qui est intéressant c’est que, pour commencer, tous n’ont pas même d’entrée « open world » – la plupart préfèrent parler de sandbox, c’est-à-dire de « bac à sable » ; et quand ils en ont, la définition qu’ils en donnent est à peu près toujours une définition en creux. On ne sait pas forcément ce que c’est, si ce n’est qu’il s’agit d’un level design qui accorde en théorie « plus de liberté » au joueur ou à la joueuse, ce qui reste très flou. Mais on sait en revanche ce que ça n’est pas : ni un espace divisé en « niveaux » isolés les uns des autres, ni un espace vectoriel proche de ce qu’on appelle les « jeux de couloirs », ni un espace en « hub », c’est-à-dire avec une zone centrale distribuant des zones secondaires instanciées. En revanche, discursivement, culturellement, ou peut-être tout simplement d’un point de vue marketing, je suis d’accord avec vous : il y a quelque chose qui se passe au début des années 2000 et qui propulse cette « formule » – dans les deux sens du terme : aussi bien au sens de « recette » de design, qu’au sens d’« expression » de langage – au centre des débats et de la manière dont on vend les jeux.
A.M. : C’est vrai qu’il n’y a pas vraiment eu de rupture à ce niveau lors du passage à la 3D dans les années 1990. Néanmoins, la 3D a clairement contribué à préciser la formule du monde ouvert, notamment à partir du moment où les espaces de jeu ont adopté une part de relief.
C.L. : Le passage de la 2D à la 3D aurait comme mis à plat les bords du cadre, et l’horizon spatial du joueur ou de la joueuse a pu s’élargir grâce au surgissement de la perspective, ce qui nous a peu à peu mené à cet idéal d’ouverture au sein de cartes gigantesques. Comme le suggère Guillaume, il ne faut quoiqu’il en soit pas oublier que lorsqu’on parle de « monde ouvert », on joue aussi le jeu d’un argument marketing : est-ce une nouvelle structure de level design ou simplement une manière de présenter et de vendre les jeux ?
La chape de plomb
G.G. : Formellement, Skyrim n’invente en réalité pas grand-chose, ni par rapport à Oblivion, ni par rapport à Morrowind : il n’y a pas de nouveauté radicale dans la façon dont l’espace de jeu est construit. Il y a simplement plus de scripts, une forme de théâtralité qui prend davantage acte de la présence du joueur ou de la joueuse, là où le monde de Morrowind était un peu figé.
A.M. : Il faut d’ailleurs rappeler qu’il n’y a plus de génération procédurale dans Skyrim. Les progrès technologiques ont permis de créer un monde entièrement conçu à la main, maîtrisé, où tout est prévu pour se déclencher au bon moment, après une action du joueur ou de la joueuse.
C.L. : Ce qui, paradoxalement, en fait du coup un monde plutôt fermé ! À mon avis, le nœud est là : le monde est tellement configuré pour être ouvert qu’il en devient clos, dans le sens où – et c’est là qu’on pourrait commencer à reconnaître les limites des mondes ouverts standardisés – il porte une promesse d’action, mais une promesse d’action balisée. Je ne sais pas si vous êtes d’accord avec moi, mais lorsque je traverse un monde ouvert un peu « générique », comme il y en a désormais beaucoup, j’ai toujours l’impression de jouer au même jeu. Ce mirage d’ouverture se ratatine, et le modèle du monde ouvert se mord la queue, jusqu’à produire des jeux qui me semblent un peu verrouillés.
A.M. : J’ai l’impression qu’il y a eu, ces dix dernières années, un enfermement dans la codification des mondes ouverts et, dans le même temps, une démarche pour essayer de s’en libérer, qui va notamment aboutir à Breath of the Wild. C’est comme si l’on avait pris conscience qu’il s’agissait d’une formule duplicable à l’infini – je pense aux jeux Ubisoft –, et que l’on avait maintenant besoin de nouvelles tentatives du côté du jeu indépendant, de Nintendo ou d’Hideo Kojima avec Death Stranding, pour réinventer ces mondes ouverts.
C.L. : Oui, ces mondes ouverts « alternatifs » se sont distingués de conventions que l’on peut au passage rappeler. D’un point de vue narratif, l’avatar est catapulté dans un monde beaucoup plus grand que lui, comme on le voit exemplairement dans les premières minutes de Skyrim, dont, soit dit en passant, on se souvient peut-être plus que du reste du jeu. On arrive dans une charrette ; notre personnage n’a pas vraiment de passé, il vient un peu de nulle part (d’une frontière entre deux royaumes). Par ailleurs, on entre dans ce monde ouvert avec une vue à la première personne : il y a un jeu d’échelles qui se met en place, avec ce relief montagneux, ces sommets immenses qui se dressent devant nous. Et puis il y a souvent un sous-texte idéologique assez clair, avec l’idée d’une colonisation de l’espace – ou à tout le moins d’appropriation. Ça me paraît culturellement intéressant que les mondes ouverts catalysent ce désir de conquête de l’espace, qui se retrouve dans des jeux comme Far Cry 3, où l’on incarne un personnage étranger perdu sur une île tropicale, un territoire non-occidental supposément sauvage, qu’il faut coloniser en attaquant des campements de mercenaires. Le jeu est sorti en 2012, mais dix ans après, c’est une formule que l’on retrouve encore, avec ces zones que l’on fait passer du rouge au bleu sur la carte… Il y a une forme de vampirisation de l’espace par le joueur ou la joueuse, qui passe par son arrivée dans un monde plus grand que lui, dont l’immensité est là pour animer son désir de conquête.
G.G. : C’est un point amusant, parce qu’il y a pas mal de chercheurs et de chercheuses qui, au milieu des années 2000, ont établi un parallèle entre le rétrécissement des horizons dans nos sociétés contemporaines urbanisées – avec la disparition des terrains vagues, la réduction des parcs ou des espaces vierges –, et cette sorte de dimension psycho-compensatoire que viendrait assumer le jeu vidéo et qui pourrait expliquer, en un sens, le succès des mondes ouverts. Le jeu vidéo nous fournirait des mondes à domestiquer, à conquérir, à cartographier pour assouvir une soif d’exploration frustrée par nos existences de plus en plus étriquées.
C.L. : Oui, et sans prétendre me livrer à une psychanalyse des publics, il y a probablement dans ces jeux quelque chose qui viendrait compenser une sorte de confinement propre à nos modes de vie contemporains : une promesse d’horizon dans un monde qui n’en a plus…
A.M. : Tu emploies d’ailleurs des termes qui sont littéralement les titres de jeux : « horizon », « sauvage »… Il y a une volonté de reconquérir une liberté d’action dans un monde confiné, rétréci.
G.G. : Après, est-ce que cette promesse-là a vraiment été entendue ? Vous avez tous les deux employé le terme de « confinement ». On se serait donc attendu à ce que, dans cette logique compensatoire, les jeux en monde ouvert explosent durant la pandémie, et s’affirment comme le sous-genre le plus joué.
C.L. : Au lieu de ça, il y a eu Among Us…
G.G. : Oui voilà ! Ce qui a le plus marché durant le confinement, c’était Among Us et Animal Crossing, deux succès fulgurants, mais qui ne sont pas des jeux en monde ouvert – qui sont même exactement l’inverse. Pendant ce temps, les grands mondes ouverts comme Cyberpunk 2077 ou Assassin’s Creed : Valhalla se sont correctement vendus, mais sans éclat particulier. Je ne sais pas si la dynamique compensatoire s’est vraiment révélée très juste.
A.M. : On était peut-être épuisé de tous les mondes ouverts qui se sont succédés au cours de ces dernières années…
C.L. : J’ai le sentiment que Cyberpunk 2077 marque justement la fin d’un cycle. C’est un jeu symptomatique, de par sa surcharge marketing qui a produit de nombreux malentendus (le jeu a été vendu comme un GTA alors que je considère qu’il est assez loin d’en être un), et parce qu’il montre un peu la limite d’une formule arrivée en bout de course. Une fin de cycle qui arrive à point nommé pour les éditeurs et les constructeurs, puisqu’elle accompagne un changement de génération de consoles.
Solitudes
A.M. : Lors de l’avènement des mondes ouverts, on a principalement subi une surenchère quantitative. On parlait toujours de surface dix fois ou vingt-cinq fois plus grande que la précédente ; et du nombre de choses à collecter, des millions d’armes à trouver… On était dans la décennie du loot, avec une accumulation de butin à collectionner qui a fini par résumer la liberté offerte par les mondes ouverts à une liberté de ramasser plein d’objets. Finalement, certains jeux ont réagi par soustraction : Breath of the Wild, Death Stranding ou des jeux indépendants. Si l’on pense par exemple à The Witness, c’est bien un monde ouvert, mais où l’enjeu se limite à apprendre à voir des choses qui étaient là depuis le début : tout est une question de perception.
C.L. : Ce qui est fondamental dans The Witness, c’est que le monde lui-même constitue une énigme, un puzzle à résoudre. Le monde redevient un élément central du gameplay, après une décennie à en avoir fait un décor où l’on disperse des micro-systèmes distincts les uns des autres (séquences de course, de plateforme, de tir, de collecte, etc.). Breath of the Wild obéit à la même logique, mais de manière plus nuancée, parce qu’il reprend beaucoup de mécaniques issues de mondes ouverts hégémoniques. Guillaume, tu as écrit une thèse sur le level design dans Zelda, que penses-tu du monde ouvert proposé par Nintendo ?
G.G. : Breath of the Wild a libéré le champ de certains automatismes, de certaines routines, mais il en récupère aussi d’autres : les Korogus, ça n’est pas très éloigné des « paquets cachés » de GTA III…
C.L. : Ni des pigeons de GTA IV !
G.G. : Le jeu ne se distingue pas tout à fait de cette logique de « chasse aux œufs de Pâques ».
A.M. : Oui, mais les Korogus se décèlent tout de même par la compréhension de ce qui était sous nos yeux depuis le début.
G.G. : Oui, c’est vrai. Disons que ce qu’a fait Breath of the Wild selon moi, c’est accorder une confiance plus grande en les capacités perceptives du joueur ou de la joueuse. Les choses sont beaucoup moins quadrillées et polarisées que dans un Far Cry ou un Assassin’s Creed : il faut faire attention au relief, à la lumière, au vent, etc. Le jeu introduit un rapport beaucoup plus immédiat et sensuel à l’environnement que les mondes ouverts jusqu’ici très rationnels, très…
C.L. : Algorithmiques ? J’emploie ce terme car il s’agit d’une dimension qu’ont beaucoup travaillé les studios Blizzard avec Diablo puis World of Warcraft, dont la progression statistique offerte aux joueurs et aux joueuses nécessitait d’afficher en permanence des chiffres et des signaux, comme ces marqueurs de quêtes en forme de point d’exclamation. Ce qui a fini par donner la flèche directionnelle de Skyrim, qui indique en permanence le prochain objectif de la quête en cours… Il est possible de masquer ces signaux dans certains jeux, mais cela veut quand même dire quelque chose : les mondes ouverts sont-ils si ouverts que ça étant donné que, au fond, nous sommes réduits à tracer des lignes droites entre deux points ?
A.M. : Visuellement, ce qui est très frappant avec les mondes ouverts de ces dernières années tient à la manière dont ils s’articulent avec la démocratisation des smartphones et des GPS : ces jeux intègrent souvent le fait que, pour se repérer dans le monde, il est possible de recourir à un outil permettant de tracer des lignes à suivre sur une carte. La technologie nous guide en permanence. Breath of the Wild, à l’inverse, nous invite à nous repérer à l’aide d’une tache de couleur dans le paysage…
C.L. : Il y a, à mon sens, des nuances que l’on peut apporter, au cas par cas, concernant ces travers. Sur l’inflation quantitative qu’évoque Adrien, je considère par exemple qu’un jeu comme No Man’s Sky en est le contre-exemple idéal, parce qu’il pousse la logique de l’extension spatiale à un niveau tellement absurde qu’elle accouche d’un monde ouvert qui résiste à notre soif de colonisation, puisque la carte est impossible à explorer entièrement. On navigue de planète en planète, sans jamais vraiment pouvoir s’installer, parce que le monde est trop vaste. Je trouve plus intéressant que le monde ouvert oppose ainsi, d’une façon ou d’une autre, une résistance au joueur ou à la joueuse.
G.G. : J’ai l’impression qu’il y a un peu deux veines : d’abord celle des mondes ouverts proposés par les superproductions, qui ont connu cette évolution, avec l’établissement d’une formule très médiée, très fermée, jusqu’à la remise en cause des cadres avec Breath of the Wild et le retour à un rapport plus im-médiat, plus sensoriel à la spatialité. Mais il y a aussi une autre veine, celle du jeu indépendant. Quand on part de Minecraft, qui sort la même année que Skyrim, en 2011, et qu’on va jusqu’à The Witness en passant par No Man’s Sky, il y a autre chose qui se joue : peut-être davantage un rapport à la solitude, je dirais. Les mondes ouverts à gros budget travaillaient beaucoup cette idée d’un espace gigantesque avec beaucoup de personnages qui donnent énormément de quêtes, d’indications, de marqueurs. Tandis que le jeu indépendant a plutôt proposé une expérience solitaire, avec cet effroi qui naît de la confrontation de l’individu à des espaces infinis. Minecraft fait ça très bien, No Man’s Sky aussi. L’une des particularités de Breath of the Wild, c’est peut-être également d’avoir intégré cet aspect venu du jeu indépendant : il s’agit du premier épisode 3D de la série Zelda dans lequel on n’a plus ce petit personnage qui vient nous accompagner en permanence pour nous dire où aller, que faire, ce qu’il y a d’intéressant dans le périmètre. Il n’y a plus de Navi, de Midona ni de Fay. On a une progression vers un sentiment de solitude, qui naît de la confrontation à l’ouverture.
A.M. : Ce sentiment de solitude dans un monde ouvert constitue presque une voie parallèle au sein de cette décennie. Si l’on repart de Minecraft, il y a aussi une dimension de crafting qui s’est développée, surtout dans les jeux où l’on se retrouve seul face à un monde hostile. Dans The Forest ou Subnautica, il est question de survivre physiquement dans l’environnement : on doit manger, se chauffer, etc. On éprouve un monde ouvert sans avoir le loisir de l’explorer à cause de sa dangerosité.
C.L. : Subnautica m’a aussi marqué pour cette raison : on arrive dans un océan immense, mais impossible d’aller très loin au début de l’aventure.
A.M. : On nage sur dix mètres !
C.L. : On observe une réduction du champ d’action qui va à l’encontre de ce que l’on pourrait attendre d’un monde ouvert. Minecraft propose quelque chose de similaire. Avec son cycle jour-nuit, fondamental dans le jeu, s’arrêter est indispensable. Dans les premières versions du jeu, il n’y avait même pas de lit pour passer la nuit ! On nous offre un monde ouvert immense, et que fait-on après vingt minutes de jeu, lorsque la nuit tombe ? On s’enferme et on s’enterre dans des mines étroites. Il y a un beau paradoxe à ce niveau-là.
G.G. : C’est comme si tu devais gagner tes conditions d’ancrage au monde, avant de pouvoir partir l’explorer.
A.M. : Oui, tu dois faire tes preuves.
G.G. : En vous écoutant, sans y avoir réfléchi avant, j’ai l’impression qu’il y a donc deux dynamiques : les mondes ouverts « d’errance » où l’on passe son temps à courir vers sa prochaine destination, comme Skyrim, Far Cry, Assassin’s Creed ; et à côté de cela, les mondes ouverts « par rayonnement », où l’on construit d’abord son foyer, avant de s’éloigner davantage de jour en jour, en revenant toujours périodiquement à son point de départ pour recharger ses batteries – avec une gestion des besoins et des contraintes liées à la vie quotidienne, à la nourriture et au froid.
A.M. : C’est peut-être le génie de Breath of the Wild que d’avoir opéré la synthèse de ces deux dynamiques. On a besoin d’avoir des vêtements adaptés pour survivre au froid, on peut s’abriter dans une maison, s’installer quelque part. Mais on peut aussi se déplacer en chevalier errant. Il y a vraiment plusieurs manières d’y jouer. Tout est là dans Breath of the Wild !
Le monde et le foyer
C.L. : On a donc dessiné plusieurs voies tracées par le jeu en monde ouvert sur la décennie qui vient de s’achever. Mais si Breath of the Wild en constitue la synthèse, que peut-on attendre des jeux à venir dans les prochaines années ?
A.M. : J’ai l’impression qu’il y a en ce moment une redéfinition des obstacles à la progression. Pour des raisons techniques ou par habitude, les obstacles étaient avant presque toujours géographiques : une montagne qu’on ne pouvait pas franchir, ou un de ces fameux murs invisibles, etc. Breath of the Wild abolit cela, puisqu’on peut aller absolument partout. Le monde n’est plus un décor mais un espace de jeu complet, et les obstacles changent de nature. Avec le climat, la nourriture et le reste, on est témoin d’une réinvention des obstacles structurant l’expérience du joueur ou de la joueuse. Parce qu’une liberté totale, ça ne veut rien dire en termes de game design, sinon il n’y aurait rien à faire ! Il faut bien structurer l’avancée. J’ai l’impression que Breath of the Wild pose cette question : maintenant qu’il n’y a plus de limites géographiques, que reste-t-il à franchir ?
G.G. : Personnellement, sur l’avenir du monde ouvert, je verrais deux pistes possibles. Je pense qu’il y a déjà la piste de la narration, puisque dans la plupart des mondes ouverts des années 2010, le récit est souvent incapable de s’adapter au level design. Soit on suit la narration plus ou moins spatialisée imposée par les développeurs, soit on part explorer les vastes étendues, et on n’a plus aucune idée de ce qui se passe dans l’histoire. Typiquement, on peut jouer 150 heures à Skyrim sans jamais avoir le moindre linéament de scénario. À l’inverse, ces dernières années ont quand même introduit des mécaniques et des innovations intéressantes dans ce qui constitue la narration procédurale, aussi bien avec Hadès – qui n’est pas un monde ouvert – qu’avec Outer Wilds. On arrive de mieux en mieux à produire des récits générés semi-aléatoirement, par définition non-linéaires, et qui peuvent s’accommoder d’un espace qui n’est pas vectoriel, sans goulot d’étranglement venant s’assurer qu’on ne passe pas à côté d’événements importants : une première piste pour le monde ouvert de demain serait cette réconciliation du récit avec la spatialité. Après, j’en vois une deuxième, à savoir la fin des mondes ouverts…
C.L. : Ah oui, tu penses ?
G.G. : Non, pas la fin – parce que les gros studios vont continuer à en produire, Ubisoft continuera à faire des Assassin’s Creed, pas d’inquiétude… Mais dans le même temps, Bethesda a un peu abandonné le bébé : on n’est pas près de voir Elder Scrolls VI, pas plus que GTA VI avec Rockstar ! Mais je dis ça par rapport à ce que je mentionnais plus tôt : ce que le confinement nous a montré, c’est que le monde ouvert n’était peut-être plus vraiment la recette miracle pour vendre des jeux. Finalement, les mondes fermés, ou les mondes profonds – je ne sais pas comment on pourrait les appeler – ont peut-être de beaux jours devant eux.
A.M. : Je suis tout à fait d’accord. L’une des vieilles promesses du monde ouvert qui n’a jamais été tenue, c’est la personnalisation du récit. On s’est très vite rendu compte qu’on était finalement obligé de rentrer à un moment dans des couloirs écrits et conçus pour nous, avec la même trajectoire que dans d’autres jeux plus cloisonnés. Avec la piste du renfermement à la Animal Crossing et le fait de décorer son intérieur, de construire sa maison, de cultiver son potager, les développeurs proposent à l’inverse une autre manière de créer un récit basé sur nos actions : on va écrire notre propre histoire à l’intérieur de ces mondes, quitte à ne pas en explorer toute une partie. Subnautica également, j’ai l’impression que…
C.L. : C’est un monde ouvert claustrophobique !
A.M. : Oui, un univers qu’on n’a pas forcément envie de traverser en entier, ni de coloniser. L’enjeu est plutôt de trouver le cheminement qui va nous permettre d’en partir ; non pour l’explorer, mais pour le quitter. On en revient au petit monde du joueur, à sa petite sécurité qu’il va devoir trouver à l’intérieur du jeu.
C.L. : On assisterait donc à un recentrement sur l’individu ?
G.G. : Peut-être, oui. Ou alors, pour évoquer une troisième alternative dont on n’a pas du tout parlé, il y a Red Dead Redemption II. Le problème de cette formule est néanmoins qu’elle n’est pas à la portée de tous les studios. Le jeu arrive à maintenir le poids de la narration, à garantir ce souffle épique ou tragique en permanence malgré la dispersion navigatoire du joueur ou de la joueuse ; mais il le fait avec des moyens colossaux.
C.L. : Red Dead Redemption II est un cas passionnant, parce qu’il intègre aussi un micro-système d’interactions qui est complètement anachronique, dans lequel le moindre geste est laborieux. Il y a une résistance du monde qui s’oppose au joueur ou à la joueuse. Le jeu pourrait rejouer la conquête de l’ouest, mais en réalité c’est l’inverse : on y suit des personnages chassés en permanence. On est bienvenus nulle part, dans un monde complètement hostile. C’est comme un retour de bâton…
A.M. : Oui, le retour de la frontière.
C.L. : Le joueur n’est plus le héros qui vient sauver le monde, mais celui qui passe son temps à se sauver. Tout ça fait sens si l’on pense à ce que vous dîtes : après le monde ouvert, le retour au foyer. Comment se termine d’ailleurs Red Dead Redemption II ? Avec le personnage principal du premier épisode qui s’installe en famille et travaille dans un ranch. C’est un chapitre qui m’a beaucoup marqué et que je trouve très émouvant. Alors qu’on a toutes les clés en mains à la fin du récit, qu’on a visité toutes les zones et engrangé toutes sortes d’armes et de bibelots, on part s’isoler dans un coin à l’extrémité de la carte, pour ramasser du crottin de cheval pendant quelques heures… Le monde tout à coup se rétracte. D’où aussi la toute fin du jeu, qui consiste à construire sa maison et à faire sa demande en mariage, c’est-à-dire à s’arrêter, à s’ancrer quelque part dans l’univers. Il y a en général dans ce jeu un retour à l’organique, un rappel du poids des objets et des éléments et une lourdeur dans les contrôles, qui me semblent aussi proposer une manière d’envisager le monde ouvert à une échelle plus réduite.
A.M. : Combiné à l’immensité de la carte de Red Dead Redemption II, je trouve que cette rugosité de l’interaction, cet hyperréalisme, en deviendrait presque insupportable.
C.L. : Oui, il y a quoiqu’il en soit un côté « jeu malade » entretenu jusque dans le récit. Au fur et à mesure du scénario, le personnage n’engrange pas de la puissance, mais devient de plus en plus malade, ce qui est l’exact inverse de n’importe quel jeu en monde ouvert. Une dynamique d’affaiblissement que Cyberpunk 2077 a, selon moi, repris assez maladroitement…
G.G. : Tout le monde a souligné à quel point Cyberpunk 2077 était mauvais, mais je ne suis pas tout à fait d’accord. J’ai ressenti des émotions proches de GTA en y jouant, je ne trouve pas que la comparaison soit biaisée. On a un monde ouvert en environnement urbain, ce qui est un parti pris finalement assez rare. Mais là où un GTA se termine souvent par notre personnage propulsé en « roi de la ville », pour caricaturer un peu, Cyberpunk 2077 fait exactement l’inverse : il y a plusieurs fins possibles, mais grosso modo le jeu se termine sur un « Goodbye Night City ». Et tout le jeu explore de façon très marquée ce motif de la ville comme un poison qui exerce une emprise malsaine sur ses habitants. L’espace oppresse les gens qui s’y trouvent et, comme avec une drogue, ceux-ci n’arrivent pas à s’en défaire, alors même que cet espace leur veut du mal. Le jeu est l’histoire d’un affranchissement progressif, d’un personnage qui parvient à quitter cette ville qui le détruit. Et à la fin, on abandonne le monde ouvert.
C.L. : Oui, Cyberpunk 2077 propose d’ailleurs un environnement urbain entouré d’un immense désert, dans lequel on se sent en effet beaucoup mieux. Il y a notamment une quête annexe – la fin d’une romance avec un personnage féminin – où l’on doit explorer un lac dans ce qui s’avère être l’une des rares missions un peu optimistes, voire utopiques, du jeu. Celle-ci se fait en retrait de la ville, coupé du monde, autour d’un petit cabanon qui m’a beaucoup fait penser au ranch à la fin de Red Dead Redemption II…
A.M. : C’est donc bien cela qui se dessine au fil de notre conversation : de plus en plus, la destination du monde ouvert, c’est le foyer.
G.G. : (rires) C’est hyper réactionnaire !
A.M. : On nous promet de la liberté, et on obtient le foyer ! Que faire lorsqu’on a terminé Breath of the Wild ? Et bien, on décore sa maison. On peut même construire un village, façonner une petite communauté. On finit coupé de tout avec nos amis, et on ne fait rien.
C.L. : Les prochains mondes ouverts mettront peut-être donc l’accent sur l’installation du joueur ou de la joueuse dans l’espace à une échelle plus réduite. Ou mettront en jeu la quête du foyer dans un monde immense, avec l’idée, pour reprendre des termes issus de l’anthropologie, de passer du non-lieu au lieu : d’un espace non-habitable, comme un aéroport ou une autoroute, à un domicile, ou un endroit que l’on occupe durablement.
G.G. : (rires) La suite de Red Dead Redemption II et Cyberpunk 2077, c’est Animal Crossing finalement.
C.L. : Oui, après avoir traversé maintes contrées, il ne reste plus qu’à « cultiver notre jardin ». On est presque chez Voltaire !