Qu’implique l’exploration d’un monde numérique ? Telle est la question que pose cette série d’analyses, en revenant sur les approches singulières et inventives d’une poignée de jeux vidéo. Troisième et dernier volet : les jeux d’exploration indépendants, qui nous invitent à reconsidérer la nature même des territoires que l’on arpente.
Dans les sagas Zelda et Silent Hill, explorer implique d’accomplir des actions très variées. Si le gameplay consiste essentiellement à se déplacer au sein d’un territoire pour, progressivement, le cartographier, il ménage aussi d’autres horizons – les scènes de combat, par exemple. À partir de la fin des années 2000, plusieurs titres issus de la scène indépendante prennent le contre-pied de cette approche composite en proposant d’explorer des contrées inconnues dans un cadre de jeu plus épuré.
The Vanishing of Ethan Carter, le jeu qui nous attendait
Ainsi des « walking simulator » (ou « walking sim »), qui prennent la forme de déambulations, souvent brèves, dont la vue à la première personne limite les possibilités d’interaction avec le monde qui nous entoure. Dans The Vanishing of Ethan Carter, nous incarnons un détective privé, Paul Prospero, lancé à la recherche d’un jeune garçon disparu nommé Ethan. Après la traversée d’un tunnel, la surface de l’image semble comme creusée par une brûlure. On découvre alors une nature idyllique au sein de laquelle se trouvent toutefois plusieurs détails dissonants, parmi lesquels une trace de sang ou un piège mortel. Des mots s’affichent autour de ces éléments, d’abord flous, puis de plus en plus nets à mesure que l’on s’en approche. Quand on parvient à trouver le bon angle à partir duquel regarder l’objet, l’image se consume à nouveau et laisse apercevoir une nouvelle destination. Par cet enchaînement de trouées, le jeu met en scène le principe suivant : en observant le monde selon un point de vue spécifique, on acquiert la capacité de « voir au travers ». La progression se cale dès lors sur le rythme d’une exploration dépourvue de lien clair entre les actions accomplies et le but de la quête (retrouver Ethan Carter), comme si la finalité du gameplay était avant tout de visiter un territoire dans l’espoir de saisir la logique souterraine qui le structure. La phrase sur laquelle s’ouvre le jeu – « Ethan Carter I didn’t know. But he knew who I was. » – augurait l’apprentissage à venir : celui que l’on recherche nous connaît, alors même que nous ne savons rien de lui. « Ethan Carter », c’est quelque part ici le jeu lui-même, qu’il va s’agir de comprendre.
On reconnaît ici les fondations posées par Myst, le célèbre titre des frères Miller sorti en 1993. Rien ne fait véritablement sens au cours des premières étapes de l’exploration à l’image de ces leviers que l’on ne cesse d’activer sans connaître leur fonction. Si bien que, dans un premier temps, chaque action constitue une fin en soi. Si les conséquences de nos actes nous échappent, on constate malgré tout qu’ils permettent d’insuffler du mouvement à l’intérieur d’espaces autrement immobiles, ou en circuit fermé. Peu à peu, en tâtonnant, on appréhende les mécanismes du jeu ; de nouvelles zones s’ouvrent à nous, dévoilant des informations qui nous aident à mieux décoder l’environnement. Dans Ethan Carter, on comprend peu à peu que l’espace que nous visitons est le fruit de l’imagination du garçon, qui invente un monde à part entière au moment précis où il est sur le point de mourir. Le dénouement tragique de l’histoire étant suspendu, notre fonction consiste essentiellement à « accomplir le programme » au cœur du jeu. Cette conclusion semble nous placer dans la position d’un simple exécutant dépourvu de réelle liberté d’action, mais elle met surtout en lumière l’importance de notre rôle. Car sans nous, le « seul être non programmé dans l’affaire », cet univers enchevêtré ne ressemblerait au fond qu’à une horloge déréglée.
The Witness, juste sous vos yeux
Dans Myst et ses successeurs, les apparences sont trompeuses : les formes des arbres ou des rochers peuvent posséder une signification secrète qu’il nous faut décoder. Sorti en 2017, The Witness investit pleinement cette idée. Le titre de Jonathan Blow invite à explorer une île sur laquelle se trouve une myriade de petits écrans renfermant une énigme à résoudre sous la forme d’une grille. La vue à la première personne est toujours de rigueur, mais aucune voix ne vient cette fois-ci donner des précisions sur l’avatar que l’on incarne, dont la présence n’est perceptible que par l’ombre qu’il projette sur le sol. Là où Ethan Carter optait pour une esthétique proche du photoréalisme, les paysages de The Witness témoignent d’une étrangeté plus accrue : on a beau entendre le souffle du vent dans les arbres et le roulement des vagues, tout reste ici parfaitement immobile. Nous sommes les seuls à pouvoir nous déplacer dans ce monde pétrifié et d’ailleurs peuplé de statues. Au fil de nos allers et retours, l’île s’apparente elle-même à un immense puzzle. Une rivière, un nuage, un chant d’oiseau, une ombre, etc. : le moindre détail peut soudainement se révéler faire partie du système « caché » qui nous entoure. On passe d’une échelle à une autre, scrutant l’infiniment petit dans l’espoir de comprendre l’infiniment grand ; il s’agit d’explorer « d’incomparables abîmes au sein même de la proximité ». Rien ne fait obstacle entre l’avatar et l’univers qu’il parcourt. Avec seulement un curseur comme interface, nous devons venir à bout « d’une difficulté de perception des choses ».
The Witness a surtout pour spécificité de faire sentir la présence d’un créateur démiurge « sous » la surface de l’espace exploré. Une fois la visite terminée, Jonathan Blow nous invite à franchir la frontière séparant le réel de l’île artificielle : on quitte alors le jeu pour explorer le monde extérieur, mais cette fois à travers les yeux du game designer. Dans une cinématique en prises de vue réelles, ce dernier interagit avec des formes comme on le ferait sur l’île, mais tout semble cette fois-ci opaque. L’image cinématographique est ici convoquée pour représenter l’antithèse des univers en trois dimensions, figurant un monde sans mystère – une logique qu’un autre jeu fera toutefois voler en éclat quelques années plus tard.
Immortality, la frontière comme destination
Les prises de vue réelles présentent a priori l’inconvénient de rester, sur le plan ludique, désespérément plates. La profondeur de champ n’y fait rien : il est impossible de tourner librement autour des objets et de les percevoir sous un autre angle. Le fait qu’il s’agisse d’images préenregistrées les condamne par ailleurs à rester figées, puisque ce qui se passe dans un plan filmé ne peut plus être modifié par la suite. C’est néanmoins sur la base de ces images qu’Immortality, sorti il y a quelques mois, fonde son exploration. Notre objectif consiste à comprendre ce qui est arrivé à Marissa Marcel, une actrice disparue après avoir tourné dans trois films dont on peut visionner les rushes. À première vue, il s’agit donc plutôt d’un jeu d’enquête. Il n’y a toutefois pas d’interrogatoires à mener comme dans L.A. Noire, ni de questionnaires à choix multiples permettant de formuler des déductions à partir d’une série d’hypothèses. Nous pouvons seulement « errer » au sein des extraits et cliquer sur certains éléments de l’image pour ouvrir une nouvelle vidéo. Par ailleurs, l’exploration n’implique pas de déplacements dans l’espace, puisque le joueur ou la joueuse ne peut pas se mouvoir : « coincé » devant une table de montage, il ou elle ne fait rien d’autre que regarder des rushs et cliquer dessus. Pourtant, en prenant place au sein d’une immense mosaïque, chaque nouvel extrait découvert contribue à constituer petit à petit une immense carte. Plus celle-ci s’étend, plus on a l’impression de voir le « territoire » à parcourir se matérialiser sous nos yeux. On navigue sur cette grille de case en case, comme sur le territoire d’Hyrule dans le premier The Legend of Zelda. De manière analogue aux tableaux du premier épisode de la saga de Nintendo, chaque case (ou rush) contient de nombreux passages secrets vers de nouvelles zones à explorer, que l’on peut découvrir en scrutant des formes et silhouettes. Nous devons là encore expérimenter avec la matière mise à disposition, dans l’espoir de comprendre ce qui relie les différents éléments d’un monde dont la logique initialement nous échappait.
La mosaïque d’Immortality permet également de se mouvoir dans le temps. Assumant la caractéristique de l’image cinématographique « de relever de fait d’un temps post mortem », le jeu nous fait traverser plusieurs époques passées pour résoudre une énigme du présent (la disparition de l’actrice). Se déplacer n’est pas un acte anodin : ce n’est qu’en passant d’un extrait vidéo à un autre, au gré de plusieurs allers et retours, que notre point de vue fluctue et que des indices signifiants surgissent. C’est en procédant de la sorte que l’on en vient par exemple à prendre conscience que le corps de Marissa Marcel ne vieillit jamais, en dépit de l’écoulement des années. Cette simple anomalie invite à tout reconsidérer, à tourner « temporellement » autour de cette image avec les moyens mis à disposition, par exemple en rejouant chaque vidéo en avant ou à rebours, ou en modulant les vitesses de défilement des images. En procédant de la sorte, on découvre progressivement de nouveaux objets qui nous avaient échappés jusqu’ici, en plus d’un étrange phénomène de surimpression en guise de nouvelle énigme à résoudre pour accéder à la suite du jeu. Lorsqu’une brèche finit par s’ouvrir sous nos yeux, un franchissement comme celui expérimenté dans Silent Hill se produit. Nous rencontrons alors les véritables « habitants » d’Immortality. Une créature, The One, prend notamment acte de notre intrusion. Si l’on finit peu à peu par apprendre ce qui est arrivé à Marissa Marcel, la fin de l’exploration nous mène ainsi à une autre révélation, sous la forme d’une simple phrase lancée par-delà l’écran : « I see you. » Sorte de personnification du jeu lui-même, The One nous attendait à cet endroit précis, au plus près de la frontière poreuse que constitue l’écran. Cette fin de l’exploration se teinte d’une impression glaçante : par un simple échange de regards, le jeu semble revendiquer davantage « sa » victoire qu’il ne célèbre la nôtre. S’impose alors une évidence : explorer un univers numérique ne se résume pas, dans une dynamique où nous serions le seul sujet actif, à arpenter un territoire. Bien au contraire, le système dans lequel on s’inscrit ne cesse de réagir à notre présence, de nous guider, de nous remodeler. Tel est le grand secret sur lequel se fonde Immortality : en faisant mine de nous accueillir en son sein, le jeu ne faisait rien d’autre que nous assigner à une fonction et à une place précise. Explorer un territoire, c’est dès lors accepter d’en faire partie, de n’être qu’un rouage au cœur d’une machinerie qui nous dépasse.