Retour à trois voix sur Tears of the Kingdom, dernier épisode de la saga The Legend of Zelda et extension paradoxale de Breath of the Wild, l’un des jeux vidéo les plus acclamés de la décennie passée.
Guillaume Grandjean : On ne présente plus la série Zelda. En trente-sept ans d’existence, elle a imposé ce mélange étrange d’aventure, d’exploration, de réflexion et d’action qui fait son identité complexe et, surtout, en constant renouvellement. La série passe pour avoir, dès les années 1980, popularisé la formule du monde ouvert et rendu accessibles à un jeune public les mécanismes parfois savants du jeu de rôle. Sur le plan narratif, chaque épisode brode sur un canevas identique : un jeune héros parcourt un royaume dans le but de déjouer les plans d’un guerrier maléfique et de sauver une princesse. Après un léger passage à vide dans les années 2010, la série a signé un retour fracassant en 2017 avec la sortie de son neuvième épisode sur console de salon, The Legend of Zelda : Breath of the Wild, reconnu unanimement comme l’un des jeux vidéo les plus marquants de sa génération. Après six ans d’attente, Nintendo a fait paraître en mai dernier son nouvel opus The Legend of Zelda : Tears of the Kingdom. Fait relativement rare dans la série, le jeu prend la suite directe du précédent. Au cours d’une exploration souterraine, Link et la princesse découvrent une menace enfouie qui, en se réveillant, attire sur le royaume d’Hyrule un nouvel âge sombre ; au joueur de reparcourir les immensités sauvages du précédent épisode, désormais augmentées de deux dimensions supplémentaires : un archipel d’îles célestes flottant dans le ciel et une immense région souterraine, les abysses, sorte de miroir cauchemardesque de la surface. Nintendo se livre à un pari risqué dont on entrevoit sans mal les raisons artistiques et commerciales, à savoir proposer une variation sur la copie quasi parfaite qu’était Breath of the Wild, en s’efforçant d’en corriger les défauts et d’en sublimer les qualités.
Corentin Lê : Tears of the Kingdom se présente en effet comme une extension littérale du précédent volet, avec une carte plus étendue – une couche au dessus, une couche en dessous, comme si un axe vertical avait été ajouté au royaume d’Hyrule de Breath of the Wild, à travers une tripartition quelque peu chrétienne du monde (le paradis, la surface, les enfers). Mais la carte est aussi en apparence cassée. Au tout début du jeu, l’île céleste du Prélude nous présente un monde fragmenté et morcelé, ouvrant plus de possibilités à l’égard de nos déplacements, puisqu’il faut désormais négocier avec la verticalité du terrain. Cela étant dit, ce morcellement en plusieurs zones aériennes occasionne un petit pas en arrière en termes de game design. La grande idée de Breath of the Wild était de nous permettre d’accéder à quasiment toutes les surfaces, et par conséquent de les explorer selon son bon vouloir. Or ici, le jeu renoue avec une logique de level design fonctionnant par îlots, comme un Wind Waker aérien : entre deux espaces flottants, il n’y a que du vide, là où, entre deux points de Breath of the Wild, pouvaient se trouver moult trésors amorçant autant de détours inattendus. Ce changement de philosophie m’a très vite interpellé et séduit, même si le jeu nous ramène hélas vite sur la grande plaine d’Hyrule.
Adrien Mitterrand : Pour ma part, j’ai découvert Zelda avec le tout premier épisode, qui était déjà un véritable monde ouvert, contrairement à la plupart de ses successeurs. C’est sûrement pour cette raison que j’ai été très ému par Breath of the Wild. Le jeu renouait avec l’esprit initial de la saga tout en cassant beaucoup de conventions qui s’étaient installées par la suite. Je suis plutôt d’accord avec ce que dit Corentin : Tears of the Kingdom nous ramène à l’inverse vers un sentiment de déjà-vu, comme si de nouvelles règles s’étaient déjà cristallisées avec Breath of the Wild. J’imagine que l’immense succès commercial du premier n’y est pas pour rien. Mais garder la même carte, cela pose question. En ce qui me concerne, jouer à Zelda, c’est d’abord se mettre dans la peau d’un jeune garçon qui part découvrir un vaste monde. Or en l’occurrence, il est question de redécouvrir (plus que de découvrir), en dépit de quelques transformations, un monde déjà connu.
C.L. : Les personnages reconnaissent d’ailleurs Link sur son passage…
G.G. : Je parlais d’un pari risqué dans mon introduction, mais on peut aussi prendre le problème à l’envers : cet épisode est une manière pour Nintendo de se reposer sur ses acquis et de capitaliser sur le succès de Breath of the Wild. J’ai l’impression que l’on a affaire à un cas où la lettre est imitée, mais l’esprit un peu perdu de vue. Le jeu se glisse dans les souliers de son prédécesseur en oubliant en partie ce qui en faisait le sel, à savoir cette nouveauté radicale. Mais le jeu a tout de même une grande qualité, qui est de nous faire percevoir les (rares) défauts de Breath of the Wild, et en grande partie de les corriger. Par exemple, cet épisode m’a fait prendre conscience que les pouvoirs de Link dans Breath of the Wild étaient dans l’ensemble très mauvais. Mis à part Polaris, qui permettait de déplacer des objets, et qui a été conservé ici sous un autre nom, les autres (Cryonis, Cinetis, etc.) ont été abandonnés. Ce que Tears of Kingdom a proposé à la place (le pouvoir de combiner les objets, l’Amalgame, le fait de pouvoir passer à travers le plafond avec l’Infiltration) est d’une grande ingéniosité. C’est difficile à croire, mais sur le plan des mécaniques de jeu, Tears of the Kingdom est plus réussi que Breath of the Wild.
A.M. : Oui, il me semble que c’est incontestable.
G.G. : C’est un meilleur jeu. Mais ce qui est paradoxal, c’est qu’en termes d’impact, je pense qu’il est beaucoup moins fort.
C.L. : Le jeu réussit la plupart des choses qu’il entreprend, notamment les modifications qu’il apporte à Breath of the Wild. Je prends l’exemple des tours de reconnaissance – qui étaient déjà une relecture de celles de la saga Assassin’s Creed. J’ai adoré celles de Tears of the Kingdom, puisqu’elles prennent en compte la verticalité du jeu en nous projetant dans le ciel pour nous inviter à regarder Hyrule d’en haut. Certes, on reste face à la même plaine, mais on la regarde sous un nouvel angle, surplombant et zénithal – ce qui nous ramène au passage aux Zelda 2D et à leur vue « du dessus ». Dans Breath of the Wild, la relation à l’environnement était plus horizontale : il fallait suivre le cours du vent. Ici, le rapport au monde qui nous entoure est avant tout d’ordre cartographique, comme lorsqu’au début du récit, Link et ses alliés découvrent dans une cavité souterraine une gravure d’Hyrule indiquant l’emplacement des géoglyphes, ces grandes représentations qui ne peuvent être contemplées que depuis les hauteurs. Cette quête des géoglyphes, qui consiste à localiser depuis le ciel les « larmes du royaume », est un très bel exemple de la relation plus « dramatique » à la carte que cultive Tears of the Kingdom : il en devient presque tragique de contempler ce monde depuis le ciel, à la manière d’un ange un peu dépassé par sa mission. Cette dramaturgie est d’ailleurs pour moi l’une des grandes réussites de cet épisode. C’est paradoxal : malgré la direction ultra-ludique prise avec le crafting d’objets et la fabrications de véhicules improbables, ce qui m’a le plus convaincu dans Tears of the Kingdom tient à la dimension dramatique de sa mise en scène. Tout commence et finit par un saut de l’ange, une chute dans le vide…
A.M. : Cette suite est d’une certaine manière trop proche du jeu précédent, tout en se risquant paradoxalement à le trahir. Breath of the Wild proposait un rapport au monde plutôt panthéiste. On était plongé dans une nature inconnue pour apprendre peu à peu que chaque élément constituait la partie d’un grand tout : une pomme, un arbre, le vent… Le jeu reposait sur l’idée d’un émerveillement à la fois esthétique et ludique. Il s’agissait d’un monde trop vaste et dangereux pour être immédiatement maîtrisé, et il fallait d’abord comprendre comment tirer parti de ses éléments (par exemple s’envoler en créant un courant ascendant à l’aide d’un feu). Là, dès le départ, c’est l’inverse : on observe le monde depuis un point de vue dominant, dans tous les sens du terme, et on apprend très vite à combiner des objets. Le pouvoir Amalgame est à cet égard d’une grande richesse. L’assemblage des machines se fait de manière très intuitive, ce qui nous pousse à inventer nos propres véhicules pour nous déplacer au sein de l’espace. Sauf que ces nouvelles formes de puissance, pour peu qu’on les utilise pleinement, changent notre rapport au monde : on expérimente davantage désormais différentes façons de récolter et de combiner des ressources. La chose existait déjà à l’état d’ébauche dans Breath of the Wild, mais Tears of the Kingdom en tire une philosophie de jeu différente. La simple possibilité de construire un avion pour passer par-dessus une chaîne de montagnes change la donne !
En profondeur
G.G. : C’est amusant, parce que si l’on combine les deux points que vous avez soulignés – le fait de voir cette carte d’en haut, en vue zénithale, et en même temps le fait que notre inscription dans le monde du jeu soit maintenant davantage basée sur l’exploitation des ressources à notre disposition que sur l’exploration –, il semblerait que tout pointe vers une dimension plus « stratégique » du gameplay. Cette relation un peu plus poétique au réel est délaissée au profit d’un rapport plus pragmatique, avec l’idée que le joueur ou la joueuse est là pour collecter les ressources et les combiner pour servir nos envies.
C.L. : Oui, le jeu nous met dans une position parfois démiurgique face à l’environnement. Je me suis surpris à naviguer de manière presque désinvolte, en me propulsant dans tous les sens sans me soucier des éventuels dangers qui pouvaient m’attendre. Commencer notre quête au point le plus haut de la carte pour parcourir un monde déjà familier participe de ce sentiment d’avoir l’ascendant sur ce qui nous entoure, à l’exception notable des souterrains.
G.G. : Tu disais qu’il s’agissait maintenant de voir le monde avant de l’explorer, mais dans les abysses, entièrement plongées dans le noir, c’est l’inverse : il faut explorer pour y voir. Comme une sorte de Petit Poucet inversé, Link doit projeter des graines Lumos qui éclairent le chemin devant lui. Qu’avez-vous pensé de cette strate ? J’ai été personnellement un peu déçu. Je trouve que les abysses font tomber le jeu dans un travers classique du monde ouvert, celui de privilégier la quantité sur la qualité. C’est assez vide, il y a peu de variations : elles pourraient être un espace généré aléatoirement…
A.M. : C’est vrai que je n’y ai pas passé beaucoup de temps. J’y suis allé essentiellement pour chercher les ressources dont j’avais besoin. Mais le coup de génie, ce sont les racines souterraines situées juste sous les sanctuaires en surface…
C.L. : Cela rejoint la dimension stratégique dont parle Guillaume : si tu ne trouves pas quelque chose à la surface, on peut ouvrir la carte des souterrains pour voir ce qui se trouve en dessous et planifier un nouvel itinéraire à partir de cette information.
A.M. : Exactement : il s’agit d’un nouvel outil de maîtrise du territoire. Les sanctuaires à la surface peuvent toujours être trouvés grâce à des indices « cachés » (comme les oiseaux qui se regroupent juste au-dessus), mais leur emplacement est aussi indiqué par les racines situées dans les abysses. Il est donc possible de placer un marqueur à chaque fois qu’on trouve une racine et de recouvrir peu à peu la carte de la surface d’une multitude d’indicateurs. C’est astucieux et très ludique, mais l’impression d’errer sur un territoire inconnu en prend un coup. D’autant plus que le véritable monde à défricher, celui des abysses, donc, n’est pas passionnant à parcourir, la faute en partie à une direction artistique unique appliquée à toute la zone.
C.L. : Je vous trouve un peu durs envers ce monde souterrain. Je n’y avais pas pensé avant, mais je trouve l’idée d’une dimension stratégique dans Tears of the Kingdom idéale pour aborder ce qu’il y a d’intéressant à leur sujet, puisque notre avancée se fait à travers une sorte de brouillard de guerre. Ce qui nous entoure est plongé dans le noir et la carte se dévoile pas après pas, exactement comme dans un jeu de stratégie. De la même manière, il arrive que certaines quêtes nous indiquent l’emplacement d’un trésor sur la carte des souterrains. La dimension stratégique du jeu réside alors dans la manière de préparer notre expédition souterraine, de la planifier et de l’organiser : contrairement à de l’exploration avec une part d’improvisation et d’intuition, le joueur ou la joueuse connaît ici déjà sa destination, et il lui convient d’adopter la bonne stratégie en vue de l’attendre. Pour achever ma défense des abysses, je dirais aussi qu’ils recèlent quelques surprises assez vertigineuses. Il y a un dénivelé et un relief très important dans cette région, avec une profondeur parfois très étonnante au détour de certaines crevasses, qui préfigurent d’ailleurs un peu la fin du jeu. La seule chose qui me déçoit vraiment réside dans les flaques de miasmes qui balisent de manière assez molle la progression. Elles sont placées là nonchalamment et les traverser devient une besogne plutôt fastidieuse. Dans le ciel, c’est tout l’inverse : même s’ils sont moins nombreux que l’on pouvait l’espérer, chaque îlot témoigne d’une précision remarquable dans sa construction, avec à chaque fois une nouvelle idée de gameplay mise en valeur par la dimension épique d’un vol aérien. J’en reviens à cette mise en scène dramatique de l’espace, qui est à mon avis là où Tears of the Kingdom brille vraiment. Le jeu promettait d’être encore plus souple et ouvert, mais ses idées les plus marquantes se cachent peut-être dans les phases les plus dirigistes. Je pense en particulier à l’ascension exceptionnelle vers le donjon des Piafs, et globalement toutes les phases qui précèdent les quatre temples principaux. Je n’ai jamais vu ça dans un autre Zelda.
A.M. : La fin est aussi très marquante. Link saute du château volant et descend au plus profond de la terre pour aller chercher Ganondorf, au fil d’une chute qui paraît infinie. Quel vertige, quelle verticalité… Les moments qui relient directement le ciel au sol et au sous-sol sont globalement incroyables. Comme pour les labyrinthes, par exemple.
C.L. : C’est d’autant plus réussi que l’idée d’un labyrinthe que l’on peut observer du dessus n’a a priori aucun sens ! J’ai d’ailleurs une question pour toi Guillaume, qui connaît très bien le level design de la saga, puisque tu as signé une thèse sur le sujet : cette invention dans la verticalité, ça existe dans d’autres Zelda ?
G.G. : Elle était un peu présente dans Skyward Sword mais à l’état d’ébauche, avec l’idée de chute libre, de jeu de parachutiste… Le jeu n’en tirait toutefois pas trop parti : la mer de nuages n’était qu’une sorte de temps de chargement déguisé. Dans Tears of the Kingdom, effectivement, cette verticalité ne fonctionne jamais mieux que quand les trois espaces sont connectés (ciel, terre, abysses). Ceci étant dit, je suis tout à fait d’accord avec vous, les moments d’arrivée dans les donjons sont formidables. Et je rejoins tout à fait le paradoxe que tu soulignes Corentin, à savoir que c’est dans les moments où l’on est le plus pris par la main que le jeu est le plus efficace. En revanche, j’aimerais bien que l’on revienne un peu sur les donjons. J’ai l’impression que Nintendo ne sait plus quoi en faire. J’ai le sentiment qu’ils ne veulent pas abandonner cette structure, parce qu’elle est chère aux fans de la série et qu’elle constitue une partie importante de son identité, mais les phases de jeu qu’elle suscite sont globalement ratées. En particulier à cause d’un problème fondamental qui est que, pour moi, il y a une inadéquation complète entre les capacités de déplacement de Link, qui sont faites pour évoluer à l’extérieur (le fait de planer, d’escalader, de passer à travers les plafonds) et l’architecture des donjons. Dès que tu rentres dans un espace confiné, cela casse complètement le jeu. Tu te retrouves dans des pièces où tu n’es pas censé être, tu survoles (littéralement) des pans entiers du level design. Il y a un décalage trop important entre les possibilités d’action et la structure de ces donjons.
C.L. : Un bon exemple de cet écueil, c’est le temple Gerudo, au Sud-Ouest d’Hyrule. Il s’agit d’une sorte de pyramide de sable construite sur plusieurs niveaux et étages, mais que tu peux traverser comme du gruyère avec le pouvoir Infiltration. C’est d’ailleurs un donjon assez pauvre et monotone, avec des énigmes plates du niveau d’un Uncharted, où il faut aligner des rayons de lumière pour déverrouiller une suite de portes. Le problème tient à ce qu’il est possible en un geste de traverser toute la pyramide et de se retrouver dans la salle du boss sans rien comprendre à la structure du donjon. C’est ce qui m’est arrivé…
A.M. : Pareil.
G.G. : On a tous fait ça.
C.L. : Du coup, pour « jouer le jeu », tu t’interdis d’utiliser tous les outils à ta disposition, ce qui est, il faut l’avouer, assez frustrant. J’ai dans le même ordre d’idée dû m’empêcher d’amalgamer mes boucliers avec des propulseurs pour résoudre n’importe quelle énigme où il fallait se rendre en hauteur… Peut-être que le problème des donjons tient au fond à la présence des sanctuaires, qui sont centrés seulement sur une ou deux mécaniques de jeu. Ce sont des lieux d’apprentissage et d’expérimentation d’une inventivité inouïe, qui contrastent en tout point avec les donjons que l’on vient d’évoquer.
Les deux mains
A.M. : Je crois que Breath of the Wild a contribué à ouvrir une boîte de Pandore : le jeu a entériné cette doctrine selon laquelle il faudrait donner un pouvoir absolu aux joueurs et aux joueuses. Nintendo réussit certes la plupart du temps à adapter le level design à cet impératif… sauf dans les donjons. C’est bizarre qu’ils ne se soient pas autorisés à limiter ici l’emploi de tel ou tel pouvoir. Se débrouiller soi-même reste très grisant, mais ce n’est pas toujours très valorisant : on a parfois l’impression d’avoir bricolé faute d’avoir trouvé la résolution la plus évidente et intuitive. J’aurais aimé que les développeurs nous forcent davantage à trouver la solution qu’ils ont imaginée.
G.G. : Je suis totalement d’accord. Mon expérience en tant que vieux joueur de la saga, c’est que dans cet épisode, j’ai eu l’impression de jouer un peu tout seul. J’ai tellement de manières de contourner les obstacles que je ne ressens plus ce dialogue stimulant entre le jeu et le joueur ou la joueuse. J’ai le sentiment, effectivement, de passer mon temps à rafistoler quelque chose, et non plus de répondre aux énigmes posées par les développeurs. Je suis dans une position d’auto-célébration, de petit malin, qui se délecte en permanence de sa capacité à ne pas écouter les consignes. Il y a un autre décalage qui se produit à ce niveau avec les ambitions narratives du jeu. Tu soulignais, Corentin, qu’il manifeste une ambition narrative beaucoup plus développée que Breath of the Wild. C’est vrai, mais dans le même temps, les possibilités d’action de mon personnage court-circuitent en permanence ce récit. Dans notre table ronde sur les mondes ouverts, on avait souligné l’enjeu qui consistait à réconcilier la narration avec la liberté d’exploration : soit on a un jeu très dirigiste et une narration cohérente, soit un jeu très ouvert mais une narration un peu chaotique et hasardeuse. Dans mon expérience personnelle de Tears of the Kingdom, je n’ai rien compris à l’histoire et à l’ordre dans lequel j’étais censé prendre connaissance des différents chapitres. Je suis sur une île céleste, je vois un dragon passer : je plane jusqu’à lui, et là je trouve l’épée de légende. Que fait-elle là ? Qui est ce dragon ? Je n’ai appris que dix heures de jeu plus tard les tenants et aboutissants de ce chapitre pourtant crucial du récit.
C.L. : Je crois que je suis un joueur assez obéissant : c’est à partir du moment où j’ai compris que récupérer les larmes dans les glyphes était important et significatif que je me suis mis à suivre cette quête avec assiduité. Quand je récupère l’épée de légende, je sais donc pourquoi elle se trouve à cet endroit – ce qui a rendu sa découverte particulièrement poignante. Quand j’y repense, j’ai d’ailleurs assez peu exploité la souplesse ludique du jeu. J’ai fabriqué peu d’objets et préféré suivre, parfois à la lettre, le cheminement des quêtes. C’est ce qui fait que la dramatisation d’Hyrule a pleinement fonctionné de mon côté. Mais je reconnais comme vous qu’il y a un conflit entre d’un côté l’extrême ludicité du jeu liée aux pouvoirs et aux mécaniques d’assemblage, et de l’autre le lyrisme esthétique et dramatique lié au récit et à l’environnement. Je trouve le jeu vraiment grandiose, mais je m’interroge sur ce collage. Elden Ring était un titre ouvertement centré sur la dramatisation de notre progression, avec une mise en scène qui nous mettait dans une position d’assujettissement complet vis-à-vis d’un jeu écrasant et dominant. Nintendo a choisi de faire un peu deux choses en même temps : le ciel serait la part dramatique où il s’agit de suivre la voie des développeurs, et les souterrains une zone d’expérimentation où il est plutôt question de tracer notre propre chemin.
A.M. : Oui, les deux versants sont parfois trop dissociés. Même si ça fonctionne, il y a une tension. La pauvreté scénaristique de Breath of the Wild était plus adaptée à son orientation en monde ouvert. Les souvenirs à débloquer nous laissaient simplement entrevoir Hyrule et ses personnages avant le désastre. Il n’y avait pas d’événement à proprement parler, l’histoire n’avançait plus une fois le jeu lancé. Dans Tears of the Kingdom, il y a des révélations, une volonté de moduler l’intensité scénaristique, mais avec ce problème de pouvoir tout faire dans le désordre. Forcément, des fois, ça ne marche pas. Sauf lorsque le jeu nous enferme dans des « tunnels », où même le level design, en nous imposant un trajet, contribue à la dramatisation. Ce n’est que dans ces zones qu’il est possible de véritablement ressentir la dimension épique recherchée, à l’image de la séquence menant au temple du vent.
C.L. : Une partie de moi trouve Tears of the Kingdom plus intéressant que Breath of the Wild justement à cause de cette tension-là. Dans le jeu vidéo, la verticalité s’associe selon moi à un rapport plus narratif à l’environnement : progresser par palier, par niveau, revient à suivre une ascension rectiligne. Dans un monde ouvert, il s’agit d’entretenir une relation plus horizontale au monde, plus relâchée, aussi. Le « verticaliser » revient à le scénariser davantage. Grâce à ça, Tears of the Kingdom possède des séquences de jeu beaucoup plus marquantes que son prédécesseur. Breath of the Wild était un jeu plus harmonieux, mais avec moins de pics d’intensité. Tout était organique, homogène, équilibré. Là, c’est moins le cas, mais je trouve au fond plus stimulant d’être confronté à des déséquilibres au fil de la progression. C’est comme si certaines phases de jeu étaient volontairement mineures afin de mieux nous préparer à vivre des séquences d’une plus grande intensité. Je pense en particulier à la fin, qui est l’un des plus beaux moments du jeu, ainsi que l’un des plus dirigistes. Ce qui suit le combat final nous révèle le sens du titre : les « larmes du royaume » étaient en fait des larmes de mélodrame, à savoir le chagrin d’une séparation entre deux êtres. Et à nous d’incarner in fine ces larmes qui tombent du ciel : Link empêche Zelda de tomber, la rattrape au vol, deux mains se lient à nouveau après avoir été séparées au tout début du jeu, jusqu’à ce que les deux personnages tombent comme une goutte de pluie au milieu d’un lac. J’ai trouvé ça magnifique et c’est quelque chose que je n’attendais pas du tout d’un Zelda, et encore moins de la suite de Breath of the Wild.
A.M. : C’est très beau, cette image des deux mains séparées au début. On pourrait même y voir une image qui figure l’impossible unité entre les différents éléments du jeu. C’est à la toute fin, au terme d’une séquence extrêmement linéaire et scénarisée, qui succède elle-même à des dizaines d’heures de jeu en monde ouvert, que les deux mains finissent par se rejoindre. C’est comme si Nintendo concluait sur des retrouvailles, celles de Link et Zelda bien sûr, mais aussi celles entre une approche verticale du gameplay (scénarisée, dramatique et spectaculaire) et une approche horizontale, une déambulation à la Breath of the Wild. Il faut quand même le reconnaître : c’était un pari très ambitieux. Et malgré tout ce que l’on trouve à y redire, Nintendo l’a relevé.