Dix ans après la sortie de Minecraft, discussion à trois voix autour de l’avènement du jeu vidéo indépendant, phénomène esthétique, culturel et industriel qui sera parvenu, lors de la dernière décennie, à déplacer une partie des lignes qui structuraient jusqu’à présent la création vidéoludique.
Corentin Lê : À la fin des années 2000, le jeu vidéo indépendant est vite apparu comme un véritable phénomène de diversification à l’échelle de la production vidéoludique, en proposant des expériences de plus en plus singulières. Les jeux indés existaient déjà un peu, Cave Story par exemple, mais c’est vraiment leur mise à disposition sur console et par conséquent au plus grand nombre, avec entre autres Braid en 2008, qui a confirmé la place fondamentale que ces titres allaient occuper par la suite. La définition industrielle du jeu indépendant est au départ assez simple : il s’agit de jeux développés par des studios aux moyens modestes, par de petites équipes en marge de l’industrie principale, plus ou moins loin des grands éditeurs (Sony, Microsoft, Electronic Arts, Activision pour l’Occident, Nintendo, Konami, Square Enix, Capcom au Japon, etc.). Au-delà de ces conditions de production communes, on a pourtant très vite remarqué que la notion de jeu indépendant impliquait de mettre dans le même panier industriel des titres qui, dans les faits, sont très différents les uns des autres. Beaucoup de choses séparent des jeux comme Journey, Minecraft, les clones de Fortnite ou les titres développés en marge des circuits classiques, comme les héritiers des jeux flash sur web ou sur mobile. Quelque part, le jeu indépendant est surtout un label qui renvoie à une certaine façon de concevoir le jeu vidéo, mais ne recouvre aucune définition formelle précise, et une telle étiquette peut être aujourd’hui associée à tout et n’importe quoi. Avec le recul, on constate même que d’un point de vue industriel le jeu indépendant n’a pas tout changé. Les superproductions se vendent toujours aussi bien…
Adrien Mitterrand : C’est que la marge a été intégrée au système. Le jeu indé n’a pas tout fait exploser : il aiguille désormais l’industrie, qui s’inspire d’éléments défrichés par les indépendants. Si Nintendo vient de sortir un Metroid en 2D, c’est parce que l’on sort d’une décennie marquée par les Metroidvania, un genre qui avait un peu disparu et que les indés ont remis sur le devant de la scène, de manière parfois brillante d’ailleurs (je pense à Hollow Knight). Le jeu indépendant est comme un petit terrain d’observation pour l’industrie. Elle surveille ce qui s’y passe pour saisir des tendances, et peut même racheter les gros succès : c’est le cas de Microsoft avec Minecraft.
C.L. : Au départ, le jeu indépendant était presque envisagé comme une contre-industrie. Dix ans après, on peut constater que les frontières sont beaucoup plus poreuses.
Guillaume Grandjean : C’est vrai que les frontières qui définissent le jeu indépendant sont devenues très floues aujourd’hui, pour un ensemble de raisons. De gros studios mettent parfois sur pied de petites équipes allouées à des « side projects », qui seront ensuite labellisés comme des jeux indépendants pour séduire le public : c’est plus ou moins ce qu’Ubisoft a entrepris avec Child of Light, ou Square Enix avec Octopath Traveler. Dans le même temps, des studios indépendants lèvent des sommes colossales sur des plateformes de crowdfunding – on pense à Star Citizen et ses 400 millions de dollars — pour constituer des budgets et des équipes qui égalent ou excèdent les superproductions. Ce qui se voit de plus en plus aujourd’hui, ce sont également d’anciennes gloires de grands studios qui, lassées des conditions de travail de l’industrie, vont fonder leur propre studio « indépendant » pour lancer des projets plus personnels, ou simplement capitaliser sur la nostalgie des fans. C’est le cas de Fantasian, sorti récemment sur l’Apple Arcade, réalisé par un petit studio dont une ancienne légende de Square Enix est à la manœuvre. C’est aussi une voie suivie par certains créateurs historiques de Konami avec Bloodstained il y a quelques années, ou des vétérans de Rare avec Yooka-Laylee. Le panorama industriel du jeu indépendant est aujourd’hui extrêmement complexe.
C.L. : La destinée de Minecraft est à mon sens emblématique par rapport à cette trajectoire industrielle. D’un jeu flash, disponible gratuitement sur navigateur, on passe à un titre dématérialisé qui finira par être racheté pour des milliards par Microsoft avant d’être enfin décliné et distribué aux quatre coins du monde à la manière d’une franchise de blockbusters. C’est d’autant plus amusant que le principe fondamental de Minecraft est de trouver des minerais rares au fond d’une grotte pour s’enrichir : quelque part le jeu est lui-même devenu une mine d’or…
A.M. : Et c’est désormais le titre le plus vendu de toute l’histoire du jeu vidéo.
Passé décomposé
G.G. : Au-delà de la définition industrielle, un autre enjeu que vous avez évoqué est celui du « label », c’est-à-dire la dimension culturelle du jeu indépendant et de l’esthétique qui lui est associée. Aujourd’hui, beaucoup de superproductions ont repris cette esthétique du « fait main », du colorié-dessiné, du pixel art qui, à l’origine, a été remis au goût du jour par les indés à partir de leur propre nostalgie des jeux grand public des années 1980 – 1990. L’autre aspect qui caractérise à mon avis le jeu indépendant tient à son côté « jeu à concept », avec un gameplay centré autour d’une idée forte. Là encore, il y a eu des formes de circulation avec l’industrie : les titres indépendants ont en grande partie hérité ce formalisme de Nintendo, qui continue encore aujourd’hui de s’y tenir. Un dernier aspect a toutefois été récupéré plus tardivement par l’industrie, si seulement on considère qu’il l’a vraiment été : c’est le discours du jeu indépendant, avec ses thématiques plus sérieuses, « adultes », parfois politiques. On y parle de sujets difficiles, matures, de problèmes économiques, sociétaux, issus de la vie quotidienne, avec parfois un propos subversif. Même si ce n’est pas la veine la plus exploitée par le jeu indépendant, j’ai l’impression qu’il s’agit encore d’un territoire protégé. Demain, ni Sony, ni Microsoft, ni Nintendo ne risquent de sortir le nouveau grand jeu politique de sa génération.
C.L. : Il me semble que, sans parler de jeux militants ou subversifs, la question de la représentation des minorités a déjà été absorbée, ou est en passe de l’être. On peut penser à Gone Home, jeu indépendant sorti en 2013, qui abordait le thème de l’homosexualité, horizon historiquement exclu du schéma industriel hégémonique. Or, on voit de plus en plus de minorités dans les superproductions, ne serait-ce que dans The Last of Us II. Reste que le corpus fétiche des indés, à savoir la génération 16 bits et les jeux Nintendo, n’est pas à l’origine de ces préoccupations.
A.M. : Il y a une approche générationnelle qui transparaît dans les productions indépendantes. Ce sont des créateurs et des créatrices qui ont joué sur 8 et 16 bits lorsqu’ils étaient enfants, et qui ont vu le médium évoluer. Ces indépendants vont participer à écrire une certaine histoire du jeu vidéo, en réinvestissant des productions purement industrielles et en les relisant à l’aune de nouveaux thèmes. Il faut se rappeler qu’à partir des années 2000, les superproductions se sont beaucoup inspirées du cinéma et des séries, avec toujours plus de dialogues doublés et de cinématiques. Les créatrices et les créateurs de jeux indépendants se sont opposés à cette tendance : ils ont créé des histoires à partir de ce que le jeu vidéo est le seul à proposer — le déplacement opéré par le joueur par exemple. De cette manière, Celeste parle de transidentité et de dépression en réemployant les codes de Super Mario Bros.
C.L. : On pourrait même faire la liste des jeux indépendants et de leur équivalent chez Nintendo ! Ne serait-ce que pour avoir un aperçu du grand écart paradoxal qui se dresse entre les jeux d’origine et leurs réinterprétations par les studios indés. Super Mario Bros. devient Super Meat Boy, Braid ou Celeste. Super Metroid devient Cave Story ou Hollow Knight. The Legend of Zelda devient The Binding of Isaac ou Minit. Earthbound devient Undertale. Et ainsi de suite. Plus récemment, les développeurs d’Outer Wilds ont même déclaré que leur jeu était inspiré d’un musée de photographies que l’on trouve dans The Legend of Zelda : Wind Waker, et que le système d’exploration et d’énigmes du jeu était conçu en réponse à celui de The Legend of Zelda : Skyward Sword. Je trouve passionnant de voir des titres indépendants exacerber certains éléments des sagas de Nintendo, en échafaudant des systèmes alternatifs à partir d’un détail de game design, d’un motif ou d’un niveau en particulier. C’est comme si les studios indépendants proposaient une sorte de commentaire de l’histoire du jeu vidéo, en revenant sur certaines de ses racines pour mieux les questionner, ou bien formulaient une réponse, une réaction, à une actualité qui ne les satisfait pas entièrement. L’explosion du jeu indépendant a par exemple eu lieu au moment où, à la fin des années 2000, Nintendo perdait une partie de ses plus fervents admirateurs, à partir de la sortie de New Super Mario Bros. et de The Legend of Zelda : Twilight Princess. Les indés sont aussi des joueurs déçus…
G.G. : Oui, l’héritage est conflictuel. Nintendo a pavé la voie pour beaucoup de développeurs et développeuses du jeu indépendant, mais pas pour tous. Il faut dire que les grandes sagas de Nintendo, souvent, ne parlent pas de grand-chose, ou déplient un propos assez simpliste. Le créateur de Fez, Phil Fish, a par exemple déclaré qu’il trouvait, je cite, les jeux japonais complètement débiles, et que son jeu était justement une réponse à ce type de productions.
A.M. : De nombreux indés ont aussi utilisé des mods de jeux populaires pour façonner leurs propres titres. Je pense à Stanley Parable par exemple, qui reprend le code d’Half-Life 2. C’est comme si les développeurs et développeuses offraient la possibilité de pouvoir officiellement détourner le jeu, qui est à la base un first person shooter. Le fait de se perdre dans un monde et d’en être réduit à contempler essentiellement ses décors a d’ailleurs abouti au genre du walking simulator.
C.L. : Le walking sim, je l’envisage pour ma part comme une réponse au paradigme dominant de l’action. Marcher dans un jeu vidéo, c’est quelque chose qui a été envisagé comme une attitude passive, un geste non-interactif. Or, progresser au sein d’un monde vidéoludique n’est pas forcément anecdotique, puisque la marche peut initier un cheminement vers le monde, vers la mémoire, vers soi. C’est exactement ce que propose Gone Home : il est littéralement question de « sortir du placard », en marchant de plus en plus profondément dans une maison de famille. Contrairement aux autres genres favoris du jeu indépendant, le walking sim a certes pour particularité de ne pas s’inscrire dans l’héritage esthétique de Nintendo, mais il pose quand même une question fondamentale, qui vaut pour le jeu vidéo dans son ensemble : qu’est-ce qu’avancer implique vraiment ? Ce genre de questionnements fait à mon avis tout l’intérêt du jeu indé, dont la démarche centrale consisterait à proposer un regard réflexif et critique sur les codes, les dynamiques et les formes historiques du médium.
A.M. : Oui, l’objectif premier de Super Mario Bros. consiste à réussir à sauter au-dessus d’un trou, alors que dans un jeu comme Celeste, il est plutôt question de tomber dedans, d’échouer. Ce qui fait avancer se trouve là : dans la faille et la compréhension de l’échec. Tout le gameplay et le discours du jeu vont dans ce sens.
C.L. : Dans Outer Wilds, c’est un peu la même chose. Au début du jeu, on est vite amené à tomber dans un trou noir au milieu d’une planète nommée Cravité. Mais contrairement à Super Mario Galaxy, dont cette planète est inspirée, il y a quelque chose derrière l’obscurité. Le jeu ne s’arrête pas après être tombé dans le vide. C’est comme si le jeu formulait l’hypothèse suivante : qu’y a‑t-il au fond du trou noir de Super Mario Galaxy ? Qu’y a‑t-il dans le hors-champ qui caractérise le jeu de plateforme ?
G.G. : Ce que vous dites est un point important à souligner. On a beaucoup insisté sur le fait que les indépendants sont des créateurs et des créatrices qui regardent dans le rétroviseur, qui portent, comme le dit Corentin, un regard critique sur le patrimoine ou le matrimoine vidéoludique. En soi, il s’agit déjà d’un point de rupture avec le jeu vidéo traditionnel, car s’il y a bien quelque chose qui fait partie du paradigme industriel et commercial de ces jeux, c’est bien de ne jamais regarder en arrière. Une nouvelle superproduction ne fait quasiment jamais référence au jeu qui précède. Elle se doit d’être révolutionnaire : on annonce en grande pompe les nouvelles « features », on insiste sur le fait qu’il s’agit d’une « nouvelle manière de jouer », avec un gameplay ou des graphismes « jamais vus »…
A.M. : Ce qui est totalement hypocrite !
G.G. : Totalement. Et c’est une stratégie commerciale très banale, qui n’est d’ailleurs pas propre au jeu vidéo, mais au capitalisme marchand en général, où chaque produit est là pour effacer le précédent, créer un nouveau besoin. À l’inverse, le jeu indépendant, lui, prétend que le jeu vidéo possède une histoire, qu’on peut y répondre, la critiquer, la citer. On a là une perspective nouvelle, parce qu’en un sens, ça a déplacé le jeu vidéo, dans les discours et les représentations, d’une temporalité du produit à une temporalité de l’œuvre.
A.M. : On peut même reprendre la notion de mythes fondateurs employée par les historiens. Avec les indés, le jeu vidéo s’invente des mythes fondateurs, au-delà de la question de savoir si les heureux élus ont fonctionné ou non commercialement. Pour reprendre l’exemple de Metroid, la saga, d’un point de vue industriel, n’a jamais été parmi les plus lucratives pour Nintendo, mais elle a énormément compté dans la culture vidéoludique, beaucoup plus que ce que les développeurs de la série pouvaient sans doute imaginer au départ. On le voit dans la manière dont elle a, plus ou moins consciemment, inspiré de nombreux jeux indépendants..
La boucle, l’échec et l’impasse
C.L. : Avec les indés, le jeu vidéo regarde donc dans le rétro pour avancer autrement. Il est d’ailleurs intéressant que dans beaucoup de jeux indépendants, le recommencement, la boucle ou le fait de revenir en arrière constituent des motifs récurrents. L’omniprésence de la forme circulaire dans un titre comme Outer Wilds, et évidemment de la boucle temporelle autour de laquelle le système du jeu se construit, pourraient même incarner ce que le jeu indépendant essaie d’accomplir. On échoue et, à chaque fois, on recommence pour revoir les mêmes choses sous un angle différent. De façon un peu schématique, il y aurait d’un côté des grands huit, les superproductions en forme de ligne droite, et de l’autre côté des labyrinthes, des dédales, des espaces où l’on s’autorise à se perdre, à tourner en rond, comme dans les jeux de From Software (Dark Souls, Bloodborne, Sekiro) qui font, de par leur statut intermédiaire dans l’industrie, la jonction entre ces deux tendances.
A.M. : C’est vrai que la question de la boucle est très présente dans les jeux indépendants. Le rogue-lite, genre qui a aussi été particulièrement popularisé au cours de cette décennie par les indépendants, repose sur cette idée de recommencement.
C.L. : Le jeu indépendant forme une boucle dans l’histoire du jeu vidéo, en proposant de répéter une action, un geste…
G.G. : C’est intéressant, parce que j’ai l’impression que si l’on insiste beaucoup sur les emprunts graphiques des jeux indépendants à la génération des 8 et 16 bits (le pixel art, etc.), on constate aussi qu’ils réactivent des genres qui étaient largement tombés en désuétude : le hack’n slash, le plateformer 2D, le beat them all, le shoot them up, le metroidvania, etc.
A.M. : Le FMV…
G.G. : Exactement. Comme le FMV, il s’agit de genres qui, au cours des années 2000, ont disparu des radars. L’interprétation de la boucle comme métaphore du regard rétrospectif du jeu indépendant correspond aussi à la reprise de certaines mécaniques formelles comme le die and retry. On n’appelait pas la chose ainsi à l’époque, mais étant donné qu’il n’y avait pas de possibilité de sauvegarder, on y jouait de cette façon ! Ce n’était pas une mécanique de jeu, mais une pratique.
A.M. : C’est comme si le centre du gameplay reposait sur les usages officieux des jeux vidéo dans les années 1980. Car la notion de « fin » est très différente dans un jeu par rapport à d’autres médias, le cinéma notamment. Un échec peut par exemple mettre un terme à la partie, et le joueur peut abandonner sans aller au bout. Un jeu comme Papers Please est fascinant à ce sujet. Au fil du récit, on comprend qu’il est inévitable d’échouer, et ce pour plusieurs raisons : morales, politiques, mais aussi mécaniques. Le fait de se tromper de touche fait partie du jeu. Pressé par le temps qui nous est imparti dans notre rôle d’agent administratif à la frontière d’un état totalitaire, on appuie trop vite, et c’est perdu ! Voilà un aspect du médium conscientisé par des joueurs et joueuses qui ont souffert d’échecs répétés dans des jeux sans sauvegarde, et qui considèrent que cet impasse produit tout de même quelque chose d’intéressant.
C.L. : Il me semble d’ailleurs que le jeu indépendant s’est attaché à proposer une alternative à l’idéal d’efficacité promu par l’industrie. À rebours des avatars performants et indestructibles du jeu vidéo hégémonique, on y incarne des corps malades, fragiles et déficients, comme les enfants de Limbo ou d’Inside. Avant d’être une question de représentation, c’est la forme, sans doute plus erratique, qui façonne ces contre-modèles.
A.M. : Répétition pour se confronter à l’échec, marche et lenteur pour expérimenter l’errance… Quelque part le jeu indépendant met en avant ce qui reste indésirable ailleurs.
G.G. : Cette tendance-là a aussi donné lieu à une veine, peut-être moins commerciale, mais qui a aussi existé : celle du jeu indépendant contre lui-même, contre le médium. C’est le cas de tous les « not game »…
C.L. : Comme Stanley Parable ?
G.G. : Oui, et il y en a eu d’autres. On navigue ici dans les zones du jeu expérimental ou du jeu d’exposition, avec des titres qui travaillent la négation des codes vidéoludiques, voire du jeu vidéo lui-même. Le jeu français There is no game ! est le plus récent héritier de cette tradition. Et c’est notamment par ce biais que le jeu indépendant a énormément contribué à légitimer le jeu vidéo. Pour le coup, c’est un mérite qu’on ne peut pas lui enlever : la génération indépendante a jeté un coup de projecteur sur les potentialités artistiques (pour employer un grand mot) et culturelles du jeu vidéo.
A.M. : Oui, c’est quelque chose qui a été revendiqué…
G.G. : Et qui a donné lieu à pas mal de quiproquos, à de nombreux discours d’observateurs qui ont pu avancer que, grâce au jeu indépendant, le jeu vidéo était entré enfin dans le champ de l’art avec un grand A.
C.L. : Le jeu vidéo devenait acceptable à partir du moment où l’on ne passait plus son temps à trucider des démons dans les catacombes de Diablo ! Ce n’est pas pour rien si la décennie durant laquelle on a vu le jeu indépendant se distinguer correspond à la période où, du moins en France, le jeu vidéo a fait ses premiers pas dans les musées, les universités, les institutions, etc. On a assisté à une déformation parfois problématique à ce niveau, avec le sentiment que « Flower, ok, mais Diablo, non », le premier étant un jeu minimaliste et contemplatif signé par une personnalité réputée (Jenova Chen, dont le travail a commencé à l’université), tandis que le second reste un titre assez exigeant, avec un imaginaire hérité d’une culture pulp, celle de l’heroic fantasy.
G.G. : C’est une question assez ambiguë, parce que le jeu indépendant a quelque part trouvé son compte dans ce type de discours auteurisants. On le voit dans certains documentaires comme Indie Game : The Movie, ou dans des entretiens : les créateurs de jeux indépendants n’hésitent pas à se présenter comme de véritables « auteurs », parce que beaucoup de jeux indépendants sont effectivement produits par une seule personne. On peut penser à Undertale ou à Stardew Valley. Par essence, l’individualisation du processus productif a rendu naturelle cette sur-personnalisation des figures créatrices.
Passage de relais
C.L. : Au regard des nombreux enjeux que l’on a évoqués, que retenez-vous à titre personnel de cette décennie de jeux indépendants ?
A.M. : La volonté manifeste de créateurs et créatrices d’inventer des formes de récit par le jeu vidéo, sans emprunter à autre chose, m’a révélé certains aspects du médium auxquels je n’avais pas pensé auparavant. Si l’on prend le cas de Jonathan Blow avec The Witness, de Lucas Pope avec Return of the Obra Dinn, ou encore de Sam Barlow avec Telling Lies, il y a à chaque fois un désir, parfois inabouti, de recourir à des outils singuliers, que l’on ne peut pas trouver ailleurs. J’ai l’impression que c’est la seule véritable tentative d’invention du jeu indépendant : celle de trouver une dynamique singulière qui tente de prendre en charge l’hybridité du jeu vidéo. Return of the Obra Dinn reprend par exemple le style graphique d’un Macintosh des années 1980, la bande-son correspond à de la musique symphonique, et on joue à l’intérieur de tableaux figés, en plus de la somme de textes qui nous invite presque à utiliser un calepin et à prendre des notes pour comprendre ce qu’il se passe. Je trouve que le jeu indépendant a revitalisé l’industrie à cet égard. Death Stranding ou Breath of the Wild doivent beaucoup à ces propositions, et pour les joueurs et les joueuses, elles ont légitimé la recherche de formes et d’expériences nouvelles. Ce n’est sans doute pas une révolution, mais au moins le début d’un processus en cours, inachevé…
C.L. : Tu veux dire que le jeu indépendant poserait la question de savoir ce qu’est le jeu vidéo ? Ou ce que peut le jeu vidéo ?
A.M. : Oui, ou plutôt de savoir ce que devient le jeu vidéo lorsqu’il prend en compte ce que le joueur ou la joueuse peut vivre lors d’une partie. C’est la principale différence avec des titres qui se préoccupent plutôt de ce que le joueur doit trouver dans le jeu. Dans The Witness, on n’obtient jamais aucun item. Ce n’est qu’au prix de boucles et d’allers-retours que l’on bâtit notre propre compréhension du monde. C’est le genre d’expériences que je n’avais jamais imaginées dans le jeu vidéo avant que ces créateurs et créatrices indés ne me les proposent.
G.G. : De la période où j’ai découvert le jeu indépendant, disons vers 2013 – 2014, j’ai pour ma part le souvenir d’une bouffée d’air frais saisissante pour quelqu’un qui était habitué aux Skyrim ou aux Skyward Sword. Le fait de voir arriver ces jeux qui ne s’achetaient pas en boutique, qui ne nécessitaient pas de grosse machine pour les faire tourner, et surtout qui ne recyclaient pas toujours les mêmes histoires, les mêmes gameplays, la même direction artistique… En l’espace de quelques mois sortaient Stanley Parable, Papers Please, Don’t Starve ou encore The Shelter, dans lequel tu incarnais un blaireau qui devait guider sa famille de blaireaux dans une forêt (rires). Ça a été un moment historique d’ouverture des horizons, un état de grâce au cours duquel on a soudain eu l’impression que tout était possible dans le jeu vidéo : c’est en tout cas ainsi que je l’ai ressenti à l’époque.
A.M. : Oui, il y avait une vraie frénésie de propositions.
G.G. : Et qui ne ressemblaient à rien de ce qu’on avait connu jusque-là ! C’était terriblement excitant et enthousiasmant. Je ne sais pas si cette fraîcheur-là se ressent encore aujourd’hui. Je ne pense pas que les cinquante rogue-lites en vue zénithale qui sortent tous les ans réactivent l’excitation que j’ai pu ressentir à cette époque. Et puis, je me fais peut-être des idées, mais j’ai aussi le sentiment que la qualité générale a légèrement baissé : ce qui était en 2013 une plateforme pour la création de projets personnels et originaux est un peu devenue aujourd’hui pour certains studios peu scrupuleux une opportunité de sortir des jeux à la chaîne en économisant sur les coûts de production. Il n’est pas rare aujourd’hui de se retrouver avec des jeux labellisés « indépendants » complètement bâclés, mal ou pas finis : des simulations ou des jeux de survie perpétuellement en alpha…
C.L. : Pour retrouver le vent de fraîcheur dont vous parlez, la solution pourrait être selon moi d’avoir des jeux indépendants qui offriraient un regard sur des jeux et des problèmes plus actuels, en réduisant l’écart temporel avec le corpus de jeux que les indés revisitent. Le cas de Telling Lies est intéressant : Sam Barlow propose un regard singulier sur un phénomène anthropologique, esthétique et social de son temps, à savoir la question de la communication numérique et des bases de données qui vont avec. Pour prendre un exemple qui, à l’inverse, pourrait témoigner de l’impasse dans laquelle se trouve le jeu indé, je veux parler des deux jeux Hotline Miami. Le premier épisode a vu le jour en pleine explosion du jeu indé, et proposait une imagerie neon, avec un fétichisme exacerbé pour la décennie eighties, ainsi qu’un gameplay d’une difficulté et d’une nervosité inattendues. Le second est lui sorti quelques temps plus tard, sans qu’aucun changement notable n’ait été apporté, à l’exception d’un récit plus alambiqué qui n’est pas parvenu à masquer le manque de profondeur du level design. Bref, après avoir tout misé sur un vent de fraîcheur et de nouveauté, il paraît difficile pour certains de se renouveler. Disons que je ressens parfois une forme d’inertie dans le jeu indépendant, parce que l’éventail des possibilités travaillé par la majorité de ces titres n’a pas vraiment évolué depuis dix ans.
G.G. : En ce moment, j’ai l’impression que l’époque de référence change un peu, qu’elle se décale. On a eu une grosse vague de jeux indépendant en pixel art, avec un regard sur la période 8 et 16 bits. Mais aujourd’hui on commence à avoir des jeux indépendants qui reprennent des graphismes de la génération Playstation et Nintendo 64, ou certains genres plus récents, comme le fast FPS : Dusk ou Amid Evil, par exemple. J’ai le sentiment que l’on va bientôt avoir des jeux indépendants qui vont lorgner vers la période Playstation 2 et Xbox.
A.M. : Un jeu comme There is no game ! répond même à des jeux qui lui sont contemporains… en tant que jeu indépendant qui commente le jeu indépendant.
C.L. : Dans le même ordre d’idée, j’ai récemment joué à It takes two, qui fait partie de ces jeux semi-indépendants, créé au sein d’un petit studio mais édité par Electronic Arts. Le jeu commente pour le coup un corpus peu habituel. On n’est pas chez Nintendo mais davantage chez Blizzard ou Naughty Dog, avec des pastiches de Diablo ou d’Uncharted. Même cas de figure avec Hellblade : Senua’s Sacrifice, développé par une ancienne équipe issue d’un grand studio (Ninja Theory chez Capcom) et qui vient proposer une relecture, psychologique et introspective, du hack’n’slash moderne à la Devil May Cry ou God of War. C’est en passant par cette voie que les jeux indépendants pourront à mon avis changer un peu de visage, en s’ouvrant à des genres et des formes temporellement plus proches, à autre chose qu’au rogue-lite ou au jeu de plate-forme en scrolling horizontal.
A.M. : C’est vrai que si l’on a eu une impression de variété, de diversité, voire de foisonnement au début de la décennie, le jeu indépendant s’est finalement cristallisé autour de quelques genres seulement. Plein de types de jeu sont même passés sous les radars des indés et n’ont pas du tout été investis en dix ans. On attend encore la version indépendante de FIFA (rires) ! Mais peut-être que la difficulté pour les studios indépendants est plus généralement d’envisager cette voie d’un point de vue pratique. Reprendre l’esthétique des années 1980 lorsqu’on est une petite équipe reste possible. Sublimer Metroid revient à réaliser Hollow Knight, développé par une équipe de trois personnes. Mais comment faire s’il est question de répondre au monde ouvert de Red Dead Redemption II ? Les superproductions de ce genre nécessitent désormais sept ans de développement et des centaines de millions d’euros pour voir le jour. Je me demande si l’idée de répondre à ces jeux-là ne serait pas contradictoire avec la définition du jeu indépendant. Parce que si l’on veut que le commentaire des formes qu’ont initié les indés s’applique aux propositions actuelles, il va être question de repasser par l’industrie, et d’abandonner l’indépendance.
C.L. : Tu as probablement raison, mais Outer Wilds parvient malgré tout à répondre à Skyward Sword ! On est déjà dans une temporalité plus réduite, avec une équipe de développement assez modeste. Si c’était certainement le cas il y a dix ans, il n’est visiblement plus si compliqué que ça de réaliser de grands mondes en 3D en 2021, je ne sais pas… Peut-être que ça tient aussi, voire surtout, à la culture vidéoludique des développeurs et des développeuses. J’ai envie de voir le jeu indépendant s’intéresser à un corpus peut-être un peu plus ingrat, pas encore légitimité, qui ne rentre pas dans les musées. Ça pourrait être le coup de peinture qu’on attend.
G.G. : C’est sans doute à ta génération de s’en occuper, dans ce cas ! Celles et ceux qui ont grandi avec Uncharted et qui, après un passage de relais, vont développer des jeux qui commenteront ce nouvel héritage…