Quelques semaines après sa sortie, retour à trois voix sur le nouveau jeu de Sam Barlow, Immortality, qui revisite l’histoire du cinéma à travers une enquête troublante sur une actrice portée disparue.
Adrien Mitterrand : Avec Her Story et Telling Lies, Sam Barlow a remis sur le devant de la scène le FMV (Full Motion Video), ce genre vidéoludique qui repose sur l’utilisation d’images en prise de vues réelles et qui, après de nombreuses tentatives plus ou moins ratées à la fin des années 1990, a sombré dans l’oubli. Dans un texte publié l’an dernier, j’observais à quel point le recours à des images filmées chez Barlow n’avait toutefois rien à voir avec une nostalgie pour cette époque où le FMV attirait encore les regards : c’est à la lumière de l’éclatement de la forme vidéo, depuis la généralisation d’Internet dans les années 2010, qu’il a ressuscité le genre. Dans ses jeux, qui reposent systématiquement sur des enquêtes, Barlow nous confronte à des extraits incomplets et souvent incompréhensibles en tant que tels, qui ne livrent leurs secrets que lorsqu’ils sont mis en relation avec d’autres fragments. Son dernier titre, Immortality (écrit avec Barry Gifford, le coscénariste de Lost Highway), s’inscrit dans cette démarche et raconte l’histoire de Marissa Marcel, une actrice disparue après avoir joué dans seulement trois films, Ambrosio, Minsky et Two of Everything, dont sont issus les clips du jeu (images de films, entretiens, making-of, etc.). Le principe est simple : pour en apprendre davantage sur cette actrice, il faut jouer une vidéo (on peut avancer, reculer ou s’arrêter sur un photogramme), puis cliquer sur un élément de l’image. Après un zoom sur l’élément en question s’ouvre un nouveau clip comprenant un élément semblable (un visage, une main, une fenêtre, un pot de fleur…), et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on débloque une somme de vidéos suffisante pour comprendre ce qui est arrivé au personnage. De cette manière, on navigue à travers les rushs pour façonner une trame qui nous est propre. Guillaume, dans son texte sur The Centennial Case : A Shijima Story publié sur Débordements, notait à quel point les jeux de Barlow s’éloignaient des mécaniques traditionnelles du jeu d’enquête en FMV. Le joueur ou la joueuse n’y prend pas la place attendue d’un personnage-enquêteur, mais aborde les vidéos comme des objets à manipuler. Les premières heures passées dans Immortality sont à ce titre particulièrement vertigineuses : on plonge dans un labyrinthe d’images sans aucun repère auquel se raccrocher.
Corentin Lê : Ce qui m’a d’abord marqué, c’est le fait qu’Immortality acte un changement de paradigme à l’échelle des jeux de Barlow : on passe enfin de l’analyse textuelle à l’analyse d’image, d’une enquête lexicographique à une investigation filmique. Jusqu’à présent, je trouvais que Barlow entretenait une relation un peu ambivalente vis-à-vis des images : ses jeux se fondaient sur un principe de found footage, mais l’enquête ne fonctionnait qu’à travers les lignes de dialogue, peu importe ce qui se trouvait à l’intérieur des rushes. Ce qui n’est donc (et tant mieux) plus du tout le cas ici. L’autre point qui m’a tout de suite frappé tient à ce choix étonnant de nous présenter l’interface de jeu comme étant celle d’une table de montage Moviola, que l’on est censé utiliser dans le contexte d’une restauration des trois films dans lesquels a joué Marissa Marcel. À première vue, on pourrait considérer assez étrange le fait de revenir à une technique de montage sur pellicule qui date des années 1920, bien loin de ce que tu décris, Adrien, sur la question des images numériques chez Barlow. Mais ce qu’il y a de passionnant ici réside précisément dans cette archéologie médiatique : par cette mention de la Moviola, Barlow relie ses enquêtes en réseau à l’histoire des voyeurs obsessionnels du cinéma, ceux de Blow Out ou de Blow Up, jusqu’à Fenêtre sur cour, esquissant une généalogie des investigations numériques en même temps qu’une brève histoire technique du cinéma et du montage. Immortality est en ce sens aussi un jeu d’exploration : un voyage à travers l’histoire des images.
Guillaume Grandjean : Il y a quelque chose qui relève effectivement du jeu d’exploration, ou du jeu de labyrinthe. Je ne sais pas si ce mot existe (c’est vous les théoriciens du cinéma), mais on devient un peu un ou une « iconaute » qui navigue d’un plan à l’autre. Il y a presque une dimension de dungeon crawler, mais couplée avec un autre genre… qui serait celui du jeu d’objets cachés ! La mécanique qui consiste à fixer une image, puis à cliquer dans le décor sur de petits détails, est très proche de ce sous-genre du point’n click. On doit trouver les sept différences entre deux tableaux, repérer la coupe de fruits à l’arrière-plan d’une image saturée de détails, etc. C’est amusant de voir l’avant-garde du jeu indépendant récupérer des mécaniques qui appartiennent au jeu flash ou mobile. Enfin, Immortality reste aussi un jeu d’enquête, un whodunit : on doit comprendre ce qui est arrivé à Marissa Marcel.
C. L. : Je ne sais pas si le terme d’« iconaute » est utilisé, mais un texte de l’historien du cinéma Gian Piero Brunetta parle des « icononautes ». Il considère que le développement des spectacles optiques puis cinématographiques aurait permis l’avènement d’une nouvelle espèce humaine voyageant à travers une sorte d’iconosphère. Immortality nous place très précisément dans la position de ces « icononautes », en ayant recours aux codes esthétiques du film-interface, souvent appelé desktop film, où l’on met en scène la navigation des internautes sur des interfaces bureautiques. Je pense ici à l’un des films fondateurs du genre, Transformers : The Premake de Kevin B. Lee, où se trouve un raccord dont le principe est exactement celui d’Immortality : alors que se joue une bande-annonce de Transformers 4, Lee met en pause l’image, zoome sur une affiche accrochée sur un immeuble à l’arrière plan, puis raccorde, au gré d’un fondu, à une autre vidéo, filmée à l’endroit où la scène a effectivement été tournée, en l’occurrence Detroit. Immortality m’intéresse car il se trouve au carrefour d’interrogations qui, d’un point de vue personnel, me travaillent beaucoup : que produit sur nous un tel rapport fragmentaire aux images ? Dans quelle mesure l’interaction avec des images implique d’inventer sa propre trame ? Quels sont à cet égard les liens esthétiques, ludiques et techniques que l’on peut discerner entre cinéma et jeu vidéo ? Sur ce point, j’ai d’ailleurs le sentiment qu’Immortality réussit là où beaucoup ont échoué.

A. M. : Il y a un point sur lequel tout le monde semble s’accorder : en termes de rencontre entre le jeu vidéo et le cinéma, on n’a jamais vu quelque chose d’aussi abouti.
G. G. : Je suis d’accord.
A. M. : Avec des mécaniques de jeu très simples, Barlow nous convie à l’exploration de tout un pan de l’histoire du cinéma… mais aussi à une expérimentation de l’exercice de dérushage. Il nous met face à de véritables problèmes de montage : par exemple, le fait qu’un raccord ne se pense pas qu’en termes de continuité narrative, mais plutôt en termes de mouvements, d’échos, de répétitions d’objets, d’association d’idées et de motifs. On joue à monter notre propre film sans que cela ne repose sur la chronologie des événements, comme le fait un bon monteur.
C. L. : Immortality ressemble d’ailleurs un peu à un film de Chris Marker…
A. M. : Oui, on pense bien entendu à Lynch dans un premier temps, mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de Marker dans Immortality. Cette manière de naviguer entre des archives à partir d’échos et de visages récurrents ramène au Fond de l’air est rouge. Marker avait aussi proposé une errance interactive à travers les images avec son CD-Rom Immemory, qui offrait la possibilité de naviguer dans sa « mémoire ». Et puis, Immortality propose de construire un film à partir d’images issues de plusieurs films inachevés, invitant encore plus à les considérer comme un matériau que l’on peut interroger, manipuler, reconsidérer… On revient à Sans soleil, dont la trame, fictive, suit celle d’un immense repérage.
G. G. : Je vous rejoins tous les deux : le jeu n’aurait pas pu exister sans la tradition de l’essai vidéo. Ce processus de libre association de plans ou d’objets pour tenir un discours sur le cinéma, très présent sur YouTube ou dans le cinéma expérimental, est à la racine du jeu, autant dans la forme que dans le sujet. Cela se ressent aussi dans sa dimension mémorielle : le fait de voyager dans le temps via les images est quelque chose que des vidéastes comme Kevin B. Lee ou Chloé Galibert-Laîné explorent beaucoup. Dans L’œil était dans la tombe et regardait Daney, l’un de ses premiers essais vidéo, Chloé Galibert-Laîné voyage par exemple entre deux films (Les Yeux sans visage et Shallow Grave) à partir d’un effet sonore et, par cette association à quarante ans d’écart, produit un discours sur le cinéma et sur le souvenir d’un film. On est presque dans un jeu de Barlow.

C. L. : Raccorder pour voyager dans le temps… C’est aussi le principe de certains montages de Jean-Luc Godard, des Histoire(s) du cinéma au Livre d’image.
G. G. : Il y a même un côté proustien. À partir d’un petit détail, d’une petite chose, on va naviguer dans le temps, se transporter ailleurs : c’est le principe de la métaphore proustienne. On butte sur un pavé de l’hôtel de Guermantes et, hop, ça ramène le narrateur à une sensation ressentie des années plus tôt, à Venise, sur les dalles du baptistère de Saint-Marc.
Voyage au bout de l’envers
A. M. : Pour évoquer un autre aspect du jeu – je me permets de spoiler –, on se rend vite compte que quelque chose se joue « en dessous des images », qu’il existe une dimension cachée. Car dans quelle mémoire navigue-t-on vraiment ? Marissa Marcel est partout mais une autre présence se manifeste peu à peu derrière elle. Et quand je dis « derrière », c’est très littéral : on ne circule pas dans ces images de manière exclusivement horizontale, comme le suggère l’analogie avec la table de montage, mais aussi en profondeur. C’est comme si à chaque fois que l’on cliquait sur un objet, un visage, une forme quelconque, on plongeait en fait dans un passage en forme de trou.
C. L. : Il y a quelque chose de carollien…
A. M. : Exactement. On peut aussi penser aux trous de vers qui ouvrent des raccourcis dans l’espace-temps : on se déplace en traversant des couches. Or à un moment on découvre une strate que l’on ne soupçonnait pas : une face B qui nous est directement adressée. Et c’est cette dimension que l’on doit reconstituer pour comprendre ce qui se joue vraiment. Une fois que l’on a saisi comment chercher dans les plis des images, un nouveau jeu démarre. Ce qui est fou, c’est que ce coup de théâtre repose sur une mécanique très simple : le rembobinage.
C. L. : Comme Her Story et Telling Lies, Immortality repose sur un jeu de dédoublements entre deux entités ou dimensions inextricablement liées : entre l’actrice et ses rôles, le temps de la fiction et celui du tournage, le visible et l’invisible, le médium cinéma et le médium jeu vidéo, etc. Le moment que tu décris Adrien, celui où l’on passe pour la première fois « de l’autre côté », m’a aussi immédiatement marqué. On évoquait, lors de notre discussion sur Elden Ring, la découverte de la Siofra, cet immense souterrain caché sous la carte de l’Entre-Terre. J’ai eu ici la même sensation de sidération au moment de découvrir qu’il existait un inframonde niché dans le pli des images. D’autant qu’en ce qui me concerne, cette révélation a eu lieu alors qu’un personnage se tient, justement, sur le seuil d’une porte, comme si l’on m’invitait à m’engouffrer dans un passage secret.

A. M. : Je n’ai pas été sidéré comme cela devant un jeu depuis très longtemps. J’en ai lâché ma souris ! Pour moi, ce moment fait d’Immortality l’un des jeux les plus terrifiants qui soit. Cette manière de retourner d’un coup le jeu vers nous, je n’avais jamais vu ça. À côté, l’idée de devoir changer de port de manette dans Metal Gear Solid pour vaincre Psychomantis paraît rétrospectivement un peu accessoire. Dans Immortality c’est toute l’architecture du jeu qui repose sur ce point de basculement.
G. G. : Je suis d’accord sur le fait que c’est très maîtrisé. Il faut lui reconnaître ça : le jeu ménage bien ses effets. Le moment où tu découvres que des faces B existent n’arrive ni trop tôt, ni trop tard, c’est presque entièrement laissé à la perspicacité du joueur ou de la joueuse : il s’agit d’un vrai moment de sidération, quasiment un jump scare. La gestion du rythme est très réussie… jusqu’à un certain point. Personnellement, j’ai pris Immortality comme un jeu vidéo et, d’un point de vue de game design, je n’ai pas été absolument convaincu par la proposition. Il n’y a que deux mécaniques de jeu : le voyage à travers les images sur un principe de clic, qui fonctionne très bien, et puis cette mécanique de rembobinage, qui révèle les faces B. J’ai trouvé que cette dernière s’essoufflait assez vite étant donné qu’une fois qu’elle était comprise, la suite du jeu devient très systématique. Mais surtout, il me semble que cette mécanique n’est pas bien réalisée. On en a beaucoup discuté avec Adrien au cours de nos parties respectives, mais je ne comprends pas pourquoi Barlow a fait en sorte que le rembobinage ne lance les faces B qu’à certaines vitesses précises. Si je devais émettre une hypothèse, je dirais que c’est pour retarder le moment de la révélation. Mais du coup, cela a donné chez moi des séquences de jeu très laborieuses, où je me retrouvais à rembobiner à toutes les vitesses possibles les unes après les autres dans l’espoir de trouver celle qui allait lancer la face B. D’une manière générale, je dois dire que j’ai trouvé l’expérience de jeu un peu pauvre… Je vais enfoncer des portes ouvertes, mais c’est un jeu qui s’adresse surtout à des cinéphiles et dont l’accueil dit aussi beaucoup sur les critiques et journalistes de jeu vidéo : si le jeu a été autant encensé, c’est que le parcours culturel de ceux et celles qui écrivent sur le jeu vidéo est encore très ancré dans la tradition cinématographique. Pour quelqu’un qui vient d’une culture plus strictement vidéoludique ou même littéraire, comme moi, c’est un jeu un peu limité qui finit par se reposer uniquement sur son intrigue. Et son intrigue, comment dire… On peut, bien sûr, avoir diverses appréciations, mais je me contenterais de dire qu’elle vaut ce que ce qu’elle vaut (rires).
C. L. : Tu évoques quelque chose de laborieux et en effet, je crois qu’il faut prendre le principe de la restauration de film sur une table de montage Moviola de manière un peu terre-à-terre : on joue quelqu’un qui travaille, qui cherche, qui tâtonne, sans trop savoir pourquoi on est là. C’est aussi la différence principale avec les précédents jeux, qui avaient pour horizon de révéler la personne que l’on incarne devant l’écran. Ici, on ne nous dit à aucun moment qui se trouve devant cette interface, car en réalité, nous jouons notre propre rôle.
A. M. : On trouvait déjà les prémisses de cette démarche dans Silent Hill : Shattered Memories que Barlow a piloté. Le jeu était ponctué d’interrogatoires durant lesquels des questions étaient posées au joueur ou la joueuse à propos de ses peurs et de ses phobies, pour modeler le décor en fonction de ses réponses.
Le jeu rêvé
C. L. : Lorsqu’Elden Ring est sorti, les chroniqueurs et chroniqueuses du podcast de Libération « Silence on joue » ont parlé à son sujet d’un « jeu rêvé »… Dans quelle mesure peut-on parler aussi de « jeu rêvé » pour Immortality ?
G. G. : « Jeu rêvé », mais pour qui ? C’est toujours ça la question !
A. M. : Pour moi, déjà… (rires)
C. L. : En étant un peu taquin, et pour rebondir sur les réserves que tu émets Guillaume, on peut se demander si l’on a vraiment joué à Immortality, ou si on n’a pas plutôt rêvé d’y jouer. Dans ton texte sur Centennial Case, tu disais que le jeu de Square Enix « tombait dans le piège de sa propre transmédialité ». Est-ce que tu dirais la même chose du jeu de Barlow ?
G. G. : Je n’ai pas envie de tomber dans le reproche selon lequel ce ne serait pas un « vrai » jeu vidéo. Ceci étant dit, je me demande à qui s’adresse le jeu. Le côté à la fois méta et mystique des images, avec un sous-texte religieux très fort, m’a un peu laissé sur la touche. Personnellement, le jeu ne m’a pas parlé, et de ce point de vue, les regards caméra ne changent pas grand chose. Voir quelqu’un en gros plan me dire « je te vois », je trouve ça un peu léger : d’autant plus que ça n’a pas du tout le même impact dans un jeu que dans un film. J’ai l’impression que dans un film, il y a un effet de transgression du quatrième mur qui perd complètement de sa substance lorsqu’on le transpose au jeu vidéo : évidemment que le jeu me voit le manipuler, il n’y a rien de marquant à ce que le dispositif reconnaisse ma présence. À travers cet exemple, oui, j’ai le sentiment que le jeu se prend un peu au « piège de sa propre transmédialité »…
A. M. : De mon côté, j’ai trouvé que la greffe fonctionnait grâce à ce positionnement à la fois comme pseudo-monteur mais aussi comme analyste et exégète. C’est tellement rare que le jeu vidéo propose d’aborder les images sous ces angles là. Après, si les changements de formats, l’histoire du cinéma ou les évolutions industrielles du médium ne font pas partie de nos centres d’intérêt, le jeu peut nous passer à côté. En ce qui me concerne, l’esthétique religieuse dont tu parles, Guillaume, m’évoque surtout une croyance que l’image ouvrirait dans sa matérialité même un espace de circulation dans le temps et l’espace. Cette approche, plus fantastique que religieuse à proprement parler, renvoie à Lynch : notre plongée en quête de la « vérité » de Marissa Marcel évoque celle de l’agent Cooper qui retourne dans les plans de Fire Walk With Me pour emmener Laura Palmer à la fin de Twin Peaks : The Return. Mais j’ai bien conscience que mon appréciation du jeu repose au fond sur le fait d’en avoir, peut-être par chance, traversé les différentes étapes à un rythme qui concordait parfaitement avec mes différents états émotionnels. À chaque fois que je tombais devant une image marquante, j’éprouvais à quel point ma trajectoire, alors même qu’elle est unique, m’y avait préparé avec justesse. Pour vous dire, j’ai même été très ému par la scène de motion capture ! (rires)

C. L. : Il est par ailleurs possible que l’ivresse analytique que tu évoques règle une partie du problème de la transmédialité. Je considère que le dispositif d’Immortality souligne à la fois la part ludique du cinéma – l’attitude analytique que peut provoquer l’apparition de la moindre image, comme un puzzle à déchiffrer – et la dimension cinématographique du jeu vidéo. En jouant, on passe une bonne partie du temps à regarder des images, et plus loin à les analyser : jouer implique d’abord de regarder et d’analyser, ce qui n’est pas si éloigné d’une position spectatorielle, certes active. Que fait-on avant de prendre une décision dans un platformer ? On analyse le terrain, on regarde les aspérités du niveau, on essaie de savoir quel serait le chemin le plus pertinent à emprunter…
A. M. : Oui, en faisant reposer la progression des joueurs et joueuses presque uniquement sur l’apprentissage du regard, Immortality se place dans la continuité de The Witness ou d’Outer Wilds, qui ne sont pas du tout des FMV, mais qui proposent eux aussi des explorations erratiques, au cours desquelles la perception du joueur ou de la joueuse doit s’aiguiser afin de percer les mystères de ce qui est pourtant sous ses yeux depuis le début.
G. G. : Un confrère en game studies, Thomas Morisset, dit justement que le jeu vidéo est une manière d’« user les images ». Ce qui s’applique très bien à Immortality, puisqu’à force de gratter les images jusqu’à la corde, on finit par découvrir ce qu’il y a derrière.
C. L. : En jouant, on fait l’expérience d’un frottement : l’image est la première des adversités, l’obstacle inaugural. Ceci étant dit, c’est peut-être justement sur ce point que je partage certaines de tes réserves, Guillaume. Car il me semble qu’une fois que l’on a justement gratté la surface des images, peu de choses se cachent finalement derrière. Lorsqu’on clique par exemple sur un motif à l’intérieur des faces B, cela nous ramène la plupart du temps à la surface. C’est un aller-retour qui peut être à la longue très rébarbatif : il s’agit d’ailleurs d’un problème propre à ces jeux d’exploration où il faut revenir au même point de départ pour avancer à nouveau. Dans certains jeux, cela peut faire partie intégrante du système ludique, à l’image d’Outer Wilds, mais cela s’accorde plus maladroitement avec ce que raconte Immortality, à savoir que les images ont un double-fond et qu’elles ouvrent sur un abîme.

Her Story ?
G. G. : On a abordé jusque-là des aspects très formels, mais pour rebondir sur le point que tu viens d’évoquer, Corentin, j’aimerais poser la question suivante, qui je crois met en lumière l’une des faiblesses d’Immortality : de quoi parle le jeu ? Je trouve que Sam Barlow a un rapport ambigu avec le cinéma. Il fait preuve d’une déférence très appuyée envers l’image de cinéma, investissant beaucoup d’efforts dans la recréation de ces images d’un point de vue historique, mais porte aussi un regard satirique, voire critique, sur l’industrie cinématographique, en particulier l’exploitation du corps des actrices. Marissa Marcel est systématiquement piégée dans ses films, par des cinéastes qui abusent d’elle ou par certains partenaires de jeu qui la malmènent. C’est aussi un jeu post-MeToo. Et à partir de ces prémisses là, je dois avouer que je m’attendais à autre chose. Le jeu n’ouvre pas, je crois, sur une critique assez nette pour convaincre, et préfère par défaut s’en remettre à une mystique crypto-religieuse : en fait l’actrice est, depuis le début, possédée par une démone. Je me demande si le jeu ouvre des perspectives vraiment intéressantes sur l’histoire du cinéma.
A. M. : Je pense que Barlow souhaite surtout – et l’on peut considérer que c’est peut-être un peu présomptueux – proposer une nouvelle étape dans l’histoire du cinéma, tout en déclarant son amour à celles qui ont précédé. Barlow considère que le jeu vidéo, finalement, a toute sa place dans cette histoire et qu’il permettrait même, quelque part, d’aller plus loin, d’ouvrir de nouveaux horizons. Immortality parlerait de ça…
G. G. : Et la question féministe ?
A. M. : Des pistes sont lancées à ce sujet, mais il est vrai qu’elles ne sont qu’esquissées.
C. L. : J’ai le sentiment que Barlow, comme d’ailleurs beaucoup de cinéastes, a un rapport ambivalent avec cette question. Il nous montre certes à plusieurs reprises la violence inhérente à l’exploitation du corps des femmes au cinéma (scènes d’agression, de voyeurisme ou de harcèlement moral, etc.), sauf que, dans le même temps, le principe du jeu nous encourage malgré tout à cliquer sur le même visage féminin pendant dix heures. Immortality m’évoque aussi beaucoup Le Voyeur de Michael Powell…
A. M. : Cela constitue en effet peut-être un paradoxe, sauf que le double de Marissa Marcel surgit à un moment pour nous regarder en retour et nous renvoyer à notre voyeurisme, avec une inversion du rapport de force.
C. L. : Avant d’arriver à la fin du jeu, j’avais quand même l’impression de voir Barlow nous raconter ce que Lynch nous raconte déjà depuis des années. La comparaison n’est pas à son avantage. Je pense non seulement à l’exploitation du corps des actrices à travers l’histoire, que tu évoques Guillaume, ou à la dimension quasi démoniaque du cinéma comme forme moderne de rite sacrificiel, mais aussi à cette question de Twin Peaks : The Return, que tu citais déjà Adrien dans ton texte sur Her Story et Telling Lies : « Who is the dreamer ? » (on en revient à cette histoire de rêve…). De mon point de vue, Immortality est une sorte d’appendice de la filmographie de Lynch. Une note de bas de page où l’on nous dit, en effet, que le jeu vidéo serait en mesure de prendre la relève. C’est une révélation qui sonne un peu, je dois l’admettre, comme une évidence.
A. M. : Cela me fait penser à une citation de Rohmer à propos de Godard, republiée dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma. Rohmer dit de Godard que, lorsque celui-ci « filme une tasse de café où l’on met un morceau de sucre, il en naît là aussi une beauté cosmique ». Cet hommage sied bien à Immortality : l’image d’un simple objet peut, par association d’idées, ouvrir des pistes a priori inimaginables, à mi-chemin entre une émotion toute cinématographique et quelque chose d’autre. Sur ce point, je reconnais qu’il reste encore une marge de progression en termes de mécaniques de jeu. Je pensais découvrir d’autres fonctionnalités, comme dans cette scène très célèbre de Blade Runner où Deckard analyse une image en ayant la possibilité de se déplacer à l’intérieur. J’imaginais pouvoir agir sur l’image, fouiller encore davantage, par exemple en modifiant la netteté ou la luminosité – après tout, nous sommes censés restaurer des films.

C. L. : Agir dans l’image pour accéder à une troisième dimension ?
A. M. : Oui, on ne peut pas encore voyager dans l’image pour faire apparaître des éléments à première vue inaccessibles. C’est un peu la prochaine étape…
C. L. : On en reviendrait presque à Super Mario 64 : regarder puis pénétrer un tableau pour découvrir un monde en trois dimensions, caché derrière l’image.