Deuxième volet d’une série d’articles sur quelques problèmes théoriques en lien avec le cinéma que pose le jeu vidéo. Cette fois-ci : la question du corps, de l’avatar et de l’incarnation.
Qu’est-ce qu’un corps vidéoludique ? On pourrait d’abord partir de la figure de l’avatar, pantin dont les mouvements obéissent à la fois à un programme et aux actions commandées par le joueur. Pour prendre en compte l’ensemble des éléments qui constituent un « corps » de jeu vidéo, il faudrait toutefois aussi considérer l’avatar en lien avec le corps du joueur, dont il est le double et l’extension. Telle une créature de Frankenstein, ce dernier est greffé à l’avatar par l’entremise de la machine, dans une opération d’hétéroplastie par laquelle ils constituent les membres d’un ensemble plus large (avec encore d’autres composants : la machine elle-même, le « corps » caméra, les corps numériques qu’un avatar peut à son tour diriger, etc.). Le corps vidéoludique serait autrement dit une créature en lambeaux, un assemblage paradoxal aux contours fondamentalement hybrides. De même que pour la caméra vidéoludique, cette fragmentation pose cependant un certain nombre de questions, auxquelles le jeu vidéo s’est attelé à répondre par ses propres moyens. Comment s’affirme plastiquement l’hybridité du corps vidéoludique ? Quelle conséquence a-t-elle sur le gameplay, les trajectoire narratives et le rapport entre le joueur et le jeu ?
Le théâtre anatomique
Un titre comme Bloodborne, jeu de rôle labyrinthique signé par le studio japonais From Software, s’ouvre sur un pacte faustien entre le joueur et un hideux scientifique, dans un cabinet où rôdent des créatures assoiffées de sang. Alors que l’on épouse, pour la seule fois du jeu, un point de vue à la première personne, le joueur comprend très vite que la créature, le monstre véritable de Bloodborne, c’est lui. La suite du titre le confirmera et ne cessera de mettre en avant la monstruosité, au propre comme au figuré, du corps vidéoludique. Cette monstruosité tient d’abord à l’état de ce corps morcelé et rafistolé, constitué de chair et de technologie (d’où sa mise au monde, dans Bloodborne, au milieu d’une salle d’opération). Elle repose aussi sur le besoin qu’a ce corps, pour se développer, de se repaître de la substance vitale des autres créatures et individus croisés sur son chemin. C’est l’impensé d’un grand nombre de titres : bien souvent, leurs figures semblent ne pas être conscientes que leur progression implique un processus de vampirisation. Impensé explicité dans Bloodborne, dans la mesure où les ressources qui permettent de survivre dans le monde lovecraftien du jeu se révèlent être des « fioles de sang ». Celles-ci sont l’équivalent de potions de vie : récupérées sur les cadavres des adversaires, elles sont ensuite, par un geste que le joueur va sans cesse répéter, violemment injectées avec une seringue dans les veines de l’avatar. Dans le même temps, l’expérience accumulée par le joueur se mesure en « échos de sang ». Eux-aussi glanés sur les corps anéantis de bêtes en tout genre, ils permettent, une fois consommés, d’améliorer ses compétences et ses statistiques physiologiques (barre de vie et d’endurance, force, etc.). De Bloodborne à un jeu comme Super Mario Bros., il n’y a donc qu’un pas : le corps vampirique du RPG de From Software n’est en principe pas si éloigné du célèbre plombier qui, pour accroître ses facultés, se nourrit des champignons croisés sur son chemin pour avancer (comestibles présentés ailleurs, tout au long de la série, sous les traits d’êtres vivants du nom de Toad). D’où aussi le fait que les antagonistes qui peuplent ces jeux se révèlent bien souvent de véritables chimères, renvoyant au joueur sa propre hybridité et tendant un miroir à sa monstruosité plus ou moins refoulée. C’est Bowser chez Super Mario Bros., mi-tortue mi-dragon, ou encore Celui qui renaquit, l’un des boss de Bloodborne, amalgame de chair putréfiée dont le nom renvoie moins à sa condition – il peut être annihilé – qu’à celle d’un joueur capable de revenir d’entre les morts. Si l’on s’attarde un temps sur la morphologie des figures les plus marquantes de l’histoire du médium (pensons par exemple aux colosses de Shadow of the Colossus, au fléau Ganon du récent Breath of the Wild, ou à toutes les proies abattues dans la série Monster Hunter), l’hybridité dont elles témoignent atteste de la propension du jeu vidéo à inventer des « corps paradoxaux » pour faire office, comme le cinéma avant lui, de véritable « théâtre anatomique ».
Cette monstruosité du corps numérique est l’envers macabre de ses prodiges. Parce que « les simulacres numériques n’échappent pas à l’impératif de répondre à la fêlure qui habite tout un chacun comme être vivant et mortel », il est rappelé malgré lui à la condition organique. On a déjà pu évoquer dans ces colonnes le cas de Sam Porter Bridges, le livreur de Death Stranding condamné à subir les lois de la gravité. On pourrait aussi revenir sur un titre comme Inside, que l’on a récemment évoqué pour son approche carcérale du scrolling horizontal. Suite spirituelle de Limbo, ce jeu de plateforme nous met dans la peau d’un jeune garçon errant dans un monde dystopique. Fragile et vulnérable, l’avatar se mesure au départ aux lois primaires du monde physique (les fondements du plateformer) : il marche, saute, rampe, pousse des objets lourds, etc. À la fin, tel un spermatozoïde atteignant son ovule après un dangereux périple, son corps intègre une immense boule de chair, une masse spongieuse de membres collés les uns aux autres recouvrant des « ténèbres bourrés d’organes ». C’est lorsque cette entité s’exprime dans son organicité débordante qu’elle accomplit des prouesses, traverse des murs, passe sans difficulté les obstacles qui se dressent sur sa route pour briser (provisoirement du moins) la cage qui l’enferme. Ce corps semble condamné à surexister, à compenser sa nature semi-numérique par une spectaculaire régression vers l’organique. Un retour à la chair qui demeure cependant toujours fidèle à l’hybridité du corps vidéoludique en général : comme lui, la carcasse d’Inside est un amoncellement de membres qui n’en forment qu’un, « le corps de l’indistinction entre les corps ».

Le corps, en double
Toujours dans Inside, le joueur en vient à d’autres moments à fixer son avatar à un câble, pour relier le jeune garçon à un second corps en arrière-plan, dont on prend provisoirement le contrôle. Il s’agit d’un cadavre qui, transformé à l’occasion en marionnette afin de contourner l’obstacle du moment, vient redoubler l’ancrage corporel du joueur dans le monde numérique. La mise en abyme de l’incarnation vidéoludique (corps n°1 → dispositif technique → corps n°2) s’accompagne ici d’une surexistence organique de l’avatar en arrière-plan, dont les membres désarticulés se révèlent difficilement manipulables. Le redoublement de l’avatar devient synonyme d’une exacerbation de la chair, comme s’il fallait compenser la distance qui s’est accrue entre le joueur et son pantin numérique (distance accentuée par le dédoublement, mais aussi par l’espace, le double se déplaçant dans l’arrière plan). On pourrait en dire autant d’un jeu comme The Last Guardian, qui redouble l’incarnation entre le joueur, le contrôle de son double, et celui de Trico, une créature chimérique (encore une). Si le titre met en abyme le dispositif ludique, c’est également au moyen d’une intensification de la condition organique : animal géant, Trico est difficilement contrôlable et semble subir le poids et la taille de son corps dans un environnement qui lui est inadapté (des ruines plus ou moins fragiles et exiguës).
Dans d’autres cas, ce redoublement de l’ancrage corporel peut également ouvrir sur un affrontement entre ses différentes parties. Avec The Last of Us II, dernier jeu du studio américain Naughty Dog, le joueur est successivement (et non simultanément) mis dans la peau de deux corps différents. Au sein d’un monde post-apocalyptique hanté par des hordes de zombies, on incarne Ellie, une jeune femme qui souhaite venger la mort de son père de substitution, brutalement abattu par Abby, l’autre figure que l’on dirige. La répartition des événements vécus y est plutôt équilibrée : le jeu s’ouvre et se referme sur Ellie, mais le climax tant attendu – le face-à-face entre les deux personnages – se joue du point de vue d’Abby. La fragmentation du sujet vidéoludique en deux antagonistes relève alors d’une dynamique de champ-contrechamp, par laquelle les deux figures centrales ne semblent pouvoir coexister pacifiquement. Un affrontement littéralement déchirant se met en place, dans la mesure où le joueur ne sait plus où s’ancrer émotionnellement au moment de la confrontation. C’est certes peut-être la seule grande idée du jeu, mais The Last of Us II a le mérite de la porter jusqu’au bout. Son double ancrage, sa violence crue et graphique, de même que les nombreux conflits entre individus qu’il met en scène, s’inscrivent dans la perspective d’une fragmentation typiquement vidéoludique, où le sujet en vient à appréhender son propre corps de l’extérieur pour mieux interroger les fondements de ses actes.
Jouer le jeu
Le problème du corps vidéoludique, qu’il soit dédoublé ou non, s’accompagne par ailleurs d’un ensemble de remises en question vis-à-vis du statut du joueur dans le déploiement de la fiction. Que doit-on dire, en effet, lorsque l’on incarne un corps doué d’une agentivité propre, mais qui est parallèlement manipulable par le joueur ? Quel pronom utiliser pour le désigner : Je ? Il ou elle ? Nous ? Ce corps est-il celui d’un autre, l’image d’un corps ? Ou bien fait-il partie de nous-même dans la mesure où ses actions dépendent de nos choix ? Les jeux du studio français Quantic Dream constituent à ce sujet des cas d’étude particulièrement retors. Detroit : Become Human, leur dernier titre en date, trouve dans la figure de l’androïde en quête d’humanité une métaphore évidente de cette hybridité, redoublée sur le plan technique par le recours à la performance capture. Par là, chaque acteur en chair et en os guide en partie les mouvements et expressions d’un corps numérique, que l’on peut envisager « comme un hybride qui, selon les moments, paraît comme un acteur habillé d’une peau de synthèse ou comme une représentation numérique dans laquelle se dissout le corps du comédien ». Dans le genre du « jeu narratif », c’est-à-dire dans le cadre des jeux mettant l’emphase sur les choix à accomplir et sur leurs conséquences à l’échelle d’un récit évolutif, le joueur se glisse dans la peau de cet acteur capturé, mais maintient également un ancrage qui lui est extérieur, dans la mesure où il tient toujours son rôle de spectateur. La tension entre l’identification à la première et à la troisième personne, entre les statuts de joueur et de spectateur, est à son comble dans un jeu comme Detroit : la narration suit le principe d’un récit choral (on joue trois personnages différents qui s’émancipent dans le même laps de temps) et accouche de plusieurs situations paradoxales où le joueur, par son ancrage multiple, sait ce qui se passe à un autre endroit au même moment et peut, en conséquence, modifier ses choix.
Cette tension qui préside à l’incarnation vidéoludique s’exprime également dans Before the Storm, spin-off de la série de jeux narratifs Life is Strange, dans lequel on joue Chloe, une lycéenne tombant sous le charme de Rachel, une camarade avec qui elle va faire les quatre-cents coups le temps d’une semaine particulièrement agitée. Au début du jeu, la fin de leur relation est pourtant déjà connue avant même qu’elle n’ait commencé : ce spin-off, qui est aussi un prequel, se déroule avant la série principale, au bout de laquelle on apprend que Rachel a été brutalement assassinée, laissant Chloe dans la solitude et le désespoir. Outre le beau paradoxe de vouloir modifier par nos choix une histoire à l’issue déjà actée, Before the Storm développe en creux une réflexion sur l’incarnation dans le cadre du jeu narratif, voire du jeu vidéo dans son ensemble. Deux séquences y explicitent en particulier les rapports conflictuels que peuvent entretenir le corps, le personnage, le rôle et le joueur dans la fiction vidéoludique.
La première se tient autour d’une partie de jeu de rôle inspirée de Donjons & Dragons. Entourée d’un acolyte et d’un maître du jeu, Chloe joue un personnage représenté par une figurine sur un plateau, et doit effectuer une série de choix et d’actions afin de poursuivre l’aventure. Le maître du jeu se retrouve dans la position du développeur, dictant les règles, tandis que Chloe négocie avec le programme ludique les conditions de sa survie et la continuité de sa partie. L’adolescente se projette dans son double, un corps fantasque à moitié inspiré de sa propre figure (une « elfe barbare » dont le nom est à notre choix), tandis que le joueur se retrouve à jouer à un jeu dans le jeu. Les dilemmes qui guident Chloe dans le monde « réel » se présentent de la même façon sur le jeu de plateau. Les choix sont mesurés avec la patience et la gravité caractéristique du jeu narratif, genre qui tend à mettre l’emphase sur la moindre décision, de la plus anodine à la plus spectaculaire. Libre alors au joueur de faire de l’histoire vécue par le double fictif de Chloe une métaphore de sa condition d’avatar. Un avatar qui, durant tout le jeu, revendique une certaine forme d’indépendance, de liberté et d’autonomie (avec tous les clichés sur l’adolescence que cela charrie), mais dont nous tirons les ficelles. À moins que cette partie ne soit qu’une façon de rappeler au joueur que, contrairement à ce qu’il est tentant de croire dans le cadre d’un jeu de rôle (et d’autant plus dans un jeu de rôle à l’intérieur d’un jeu narratif), ce n’est pas lui qui décide de son sort mais bien le maître du jeu. Celui qui, plus ou moins secrètement, conditionne nos choix et garde la mainmise sur le développement du récit.

La seconde séquence prend place sur une scène de théâtre. Plusieurs personnages, parmi lesquels Chloe et Rachel, prennent part à une représentation de La Tempête de Shakespeare. Le joueur se retrouve à incarner un corps (Chloe) dans la peau d’un autre corps (son rôle dans la pièce de théâtre). Sous le feu des projecteurs, le joueur a la possibilité de ne plus suivre le script initial et de saboter avec amusement la pièce, ou au contraire de réciter à la lettre les répliques rapidement retenues en préparation de la représentation. Torturé par ses hésitations devant une audience impassible, le corps de Chloe se courbe, comme tiraillé par ces deux options. L’une envisage ce qui se déroule sur la scène avec la même implication que pour le reste, dans l’optique de « jouer le jeu » autant que faire se peut (en ayant retenu les répliques ou en improvisant au mieux). L’autre, à l’inverse, consiste à aller à l’encontre de la fiction, à prendre du recul au regard d’une représentation considérée comme extérieure (la pièce de théâtre pour Chloe / le jeu vidéo pour le joueur). Sa situation d’interprète en mauvaise posture exprime alors tout le tiraillement du joueur vis-à-vis du rôle, mutant et changeant, qu’il peut tenir à l’égard de la fiction qui se développe l’écran. Par une simple cambrure, le « jeu » de Chloe semble ici prendre en charge l’hybridité qui caractérise le corps vidéoludique, à la fois dans et hors du jeu, en parfait avatar d’une ère de l’éclatement où l’incarnation paraît embrasser les contours de la multitude.