L’obscure clarté du sud
La 33ème édition du festival du Film de Femmes de Créteil vient de se clore. Cette année, c’est le sud de l’Europe qui en a été le centre : l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce, les Balkans. Pilar Miro, Teresa Villaverde, Maria de Medeiros, Athina Rachel Tsangari et bien d’autres réalisatrices sont venues parler de leurs films, les revoir d’un œil différent grâce au public, voir les films des autres, animer des rencontres : elles sont venues échanger des regards, prolonger et partager leur engagement social, politique, artistique. Dans l’écrin du festival, une petite pépite a brûlé d’un feu depuis longtemps entretenu, attisé, propagé : celui d’une passion esthétique et éthique intimement résistante aux froides logiques du monde contemporain, d’un monde qu’il convient, tout au moins, de continuer de penser et de regarder – de savoir regarder – pour conserver sa liberté et son humanité. Cecilia Mangini est cette pépite, mise en lumière par un Festival qui n’a de cesse de ramener sous nos yeux des figures que l’ « on » (disons, dans un sens large, le « politique ») préfère tenir aux marges. Première réalisatrice italienne de documentaires, Cecilia Mangini est l’incarnation d’un double défi : défi pour les femmes d’affirmer leur place dans la société (et derrière une caméra) ; défi pour le documentaire de continuer à exister, et notamment en Italie, malgré son statut de « persona non grata », si l’on peut dire, « non désiré », car dérangeant.
Cecilia Mangini naît le 31 juillet 1927 à Mola di Bari, dans les Pouilles, cette région de l’Italie méridionale aux villages brûlés par le soleil, aux paysans écrasés par la misère, « angle mort » d’un pays qui va bientôt se lancer dans une fuite en avant et qui, regardant ce qu’il laisse derrière lui au bord de la route, préfère y voir, avec la douce hypocrisie de la nostalgie, des « chromos » jaunis, plutôt une réalité en ruines qui met trop en évidence les contradictions de la modernité et les limites de la course au « progrès ». Mais ce sud, c’est aussi le « sud magique », un puits de vitalité où le pays pourrait puiser des solutions aux impasses contemporaines, où religion et superstition s’accommodent l’une l’autre pour que survivent des traditions culturelles désormais en danger. À sa naissance, la mère de Cecilia la fait baptiser par une voisine, Maria, par peur, entre religion et superstition, qu’elle n’aille dans les limbes si elle mourait. En 1959, pour son deuxième documentaire, Cecilia Mangini revient sur sa terre natale, quittée plus de vingt-cinq ans plus tôt pour Florence, puis Rome. Dans ce deuxième court-métrage, Maria e i Giorni (Maria et les jours), elle filme cette figure survivante, résistance, d’un monde en train de disparaître : une femme qu’elle décrit comme le « module » de ce qu’était la paysanne, une femme fière de son travail, reconnue de tous, écoutée, car son autorité naissait de la conscience qu’elle avait de sa propre valeur. Peut-être n’est-il pas exagéré de rapprocher, dès ce second film, le « style » de Cecilia Mangini du Caravage, dont Pasolini écrivait :
Le Caravage a donc inventé tout un monde à mettre devant son chevalet, dans son atelier : des types nouveaux de personnes, au sens social et au sens des caractères, des types nouveaux d’objets, des types nouveaux de paysage. Deuxièmement, il a inventé une nouvelle lumière. À la lumière universelle de la Renaissance platonicienne, il a substitué une lumière quotidienne et dramatique. Le Caravage a inventé ces nouveaux types de personnes et de choses, comme ces nouveaux types de lumière, parce qu’il les a vus dans la réalité. Il s’est aperçu qu’autour de lui, exclus par l’idéologie culturelle en place depuis environ deux siècles, il y avait des hommes qui n’étaient jamais apparus dans les grands retables ou dans les tableaux, et qu’il y avait des heures du jour, des formes de lumière, labiles mais absolues, qui n’avaient jamais été reproduites et qui, repoussées toujours plus loin de l’usage et de la norme, avaient fini par devenir scandaleuse et avaient donc été oubliées. Au point qu’on peut supposer que les peintres, et les hommes en général, jusqu’au Caravage, ne les voyaient probablement même pas.
Maria, dans Maria e i Giorni (Cecilia Mangini, 1959)
En 1933, la crise économique qui frappe l’Italie méridionale de plein fouet pousse la famille de Cecilia Mangini à émigrer au nord, à Florence. C’est là que, comme tous les enfants alors, elle prête fièrement serment au fascisme, qu’elle jure de lui être fidèle, au prix de son sang. Elle est « fille de la louve ». Le fascisme menait une véritable politique de séduction vis-à-vis des jeunes. Une séduction dont l’un des instruments, sinon l’arme principale, était l’image : via la censure cinématographique et la propagande visuelle. Mais c’est aussi, paradoxalement peut-être, grâce aux Cineguf (cercles cinématographiques institués par le régime fasciste et destinés aux universitaires) que Cecilia Mangini apprend à regarder et que naît sa passion pour les images. Après la guerre, le néoréalisme dessille les regards, en même temps qu’en deux ans, elle rattrape dans les ciné-clubs de Florence cinquante ans de cinéma. Elle n’est pas seule à vouloir, à tout prix, voir, enregistrer, montrer l’Italie aux Italiens : elle s’inscrit au contraire dans un bouillonnement artistique, culturel, sans précédent en Italie. Le musée du Jeu de Paume à Paris a présenté récemment une rétrospective des films de Vittorio De Seta : mais il faut aussi évoquer Giuseppe Ferrara, Gianfranco Mingozzi, Luigi Di Gianni, et l’époux de Cecilia Mangini, avec qui elle va co-écrire et co-réaliser des documentaires, Lino Del Fra. Elle est, en revanche, la seule femme.
Femme à la cigarette, photographie de Cecilia Mangini
« Nous avions le culte de l’image »
L’empire de l’image
Je crois qu’entre cinéma et photographie, la contiguïté est telle qu’il n’existe pas de frontières entre l’un et l’autre, car les deux sont régis par un seul empire, celui de l’image, qui communique une grande quantité d’informations et même de sentiments, en négatif et en positif. Tout ce qui a à faire avec la vie est bien plus lié à l’image qu’à la parole écrite.
C’est cette phrase qui a donné son titre à la belle exposition montée par Claudio Domini, à la Maison des Arts de Créteil, de photographies prises par Cecilia Mangini entre 1952 et 1965. « L’Impero dell’Immagine » : l’empire de l’image, sa puissance, sa force. Cet « empire de l’image », toute la génération qui a vécu sous le fascisme en sait quelque chose. Cecilia Mangini réalisera d’ailleurs, en 1962, avec son époux Lino Del Fra et Lino Miccichè, un documentaire d’archive constitué quasi uniquement à partir de la propagande visuelle mise en œuvre par les régimes fascistes : All’Armi, Siam Fascisti. À Florence, les Cineguf parviennent parfois à faire passer entre les mailles de la censure cinématographique des films de Carné ou de Duvivier. C’est dans ces ciné-clubs du régime que Cecilia Mangini apprend ce que sont un cadrage, une séquence, un récit cinématographique. Mais le flot d’images ambiant, notamment celui qui est déversé par les « ciné-journaux » produits par l’Institut Luce et diffusé dans les salles de cinémas, met en scène une « mystique fasciste » qui tient de la mystification.
« L’image (…) communique une grande quantité d’informations et même de sentiments, en négatif et en positif » : apparaît « en négatif » dans la communication visuelle du régime fasciste tout ce qu’elle a relégué hors champ, rendu invisible, et dont l’absence, aujourd’hui, vient trouer ces images. Volontairement « ignorés » sont, par exemple, ces populations reléguées dans les « borgate », ces bidonvilles de la périphérie romaine, et qui seront l’objet du premier documentaire de Cecilia Mangini, en 1958 : Ignoti alla Città, « ignorés par la ville ». « Ignoti » : ignorés. Ce premier mot du premier documentaire de la cinéaste définit a contrario la ligne de force de toute son œuvre photographique et cinématographique : faire de l’image un instrument de connaissance et le lieu d’un dévoilement de la réalité, contre des pratiques d’occultations et de refoulement plus ou moins conscientes et volontaires – mais toujours nécessairement idéologiques et politiques.
« Être italien sans avoir honte de l’être »
Quand le régime est tombé, dans cette lumière désastreuse, dans un pays complètement détruit par la guerre. Nous avons dû… nous étions comme ça, nous étions restés sans identités. Je parle de ma génération. Les autres ont eu une aventure différente, mais pour nous, ça a été terrible, terrible. Les jeunes gars qui avaient un ou deux ans de plus que moi sont allés combattre au nord avec les fascistes, car ils continuaient à croire. Nous, selon moi, nous avons eu une perte de nous-mêmes, une confusion mentale terrible. Et vous savez aussi, à voir les Américains, les Anglais, ils étaient les vainqueurs. Ce n’est pas beau à voir, un pays dans lequel il y a quelqu’un qui vous…, qui a un pouvoir sur vous. Ça a été aussi lourd, lourd… Très lourd, oui.
Et lentement, justement, lentement, en voyant… vous savez, nous avons l’histoire… Je dis « nous », mais il faut que je parle pour moi-même. J’ai commencé à m’orienter au moment où nous avons proclamé la République. À ce moment, il y a eu une sorte de… (soupir de soulagement). On a éloigné le roi, la monarchie n’était plus là, qui avait tellement de fautes politiques. Aux égards d’un peuple qui croyait dans son roi. Et à partir de ce moment-là, on a commencé à trouver des choses qui pouvaient nous porter à quelque chose dans lequel croire. À nouveau. Ce n’était pas facile. À ce moment-là, nous avons eu une chance – je parle pour moi : j’ai eu une chance incroyable : j’ai vu des films, c’était des films de De Sica, de Rossellini. Ils ont donné le sens qu’on pouvait être italien sans avoir honte de l’être.
Mais que signifie « être italien » ? La rhétorique du régime fasciste avait modelé, à grands coups de manipulations du glorieux passé antique, une identité italienne artificielle très éloignée de la réalité. 1945 : Italie, année zéro. Le 13 juin 1946, la proclamation de la République est l’acte de naissance d’une nouvelle Italie, et le néoréalisme est le mouvement qui lui ouvre les yeux. Il faut (ré)-apprendre à voir, à regarder. Par soi-même, cette fois. C’est pourquoi l’urgence est d’aller sur le terrain. Le déplacement est un geste éthique, politique : s’engager corps et âme pour ne plus être manipulé par des images reçues d’en haut, aller voir ce qui se passe aux marges, qui s’y tient, poser l’objectif là pour voir ce qui se tenait dans le hors-champ des images du régime.
En 1952, Cecilia Mangini effectue un premier reportage photo à Lipari, dans les îles éoliennes, dans les carrières de pierre ponce. Les visages, les gestes du travail manuel, l’inscription des corps dans un environnement aride et en transformation, sont au centre de son travail.
Lipari, 1952. Photographie de Cecilia Mangini
Entre décembre 1964 et mars 1965, elle effectue un dernier reportage, au Vietnam, avec son époux, Lino Del Fra. Entre temps, elle est passée au cinéma, et ce voyage est conçu comme un repérage pour un film documentaire militant soutenant de la cause du Vietnam du Nord. Malgré les contrôles obsessionnels des autorités locales, et grâce à la discrétion permise par le dispositif de prise de vue de la Rolleiflex (visée par le dessus), le couple réussit à faire quelques centaines de photos, qui n’auront pas l’heur de plaire au commanditaire du projet, et le film ne se fera pas. Les photographies, qui seront néanmoins largement publiées dans la presse nationale, documentent la vie quotidienne dans un pays en mutation : le travail dans les champs, la vie ouvrière, les rites et rituels, la survivance des fêtes traditionnelles, mais aussi la militarisation bien obligée de la société. Cet ultime reportage n’est fondamentalement pas différent, dans sa démarche et ses objectifs, des photographies prises à Lipari : si militantisme il y a, ici comme dans son cinéma, il passe, subtilement, à travers le souci de filmer avant tout des hommes, et d’enregistrer dans leurs gestes, leurs visages, et dans le paysage, les mutations auxquelles ils sont confrontés. De révéler et documenter, par l’inscription sur la pellicule, les traces de leur souffrance et celles de leur résistance. « Saisir les âmes les plus cachées de ce peuple », dira Cecilia Mangini. Plutôt que de militantisme, c’est un engagement humaniste – mais l’humanisme est un militantisme, et il est dommage que la nature profondément politique et engagé de ce regard ait échappé au commanditaire du projet.
Hanoi, Vietnam, janvier 1965. Photographie de Cecilia Mangini
Le récit en puissance
L’activité photographique de Cecilia Mangini, à l’exclusion du reportage au Vietnam en 1965, s’arrête au moment précis où elle entre en cinéma, en 1958. La série de photographies prises à Florence en 1958 est en fait déjà une activité de repérages pour un film qu’elle tourne en 1959, Firenze di Pratolini. Les photographies sont donc une sorte de passage – de lieu de passage, de circulation – entre deux formes de récits : les romans de Vasco Pratolini et le film de Cecilia Mangini. La jeune femme photographie les Florentins comme ils sont écrits dans les romans de Pratolini, résistant, romancier, et co-scénariste de Païsa (Rossellini, 1946), de Rocco et ses frères (L. Visconti, 1960), et de La Bataille de Naples (Nanni Loy, 1962). Chaque photographie est un récit en puissance, chaque personne est un personnage dont l’histoire s’inscrit en creux dans l’image.
Firenze, 1958. Photographie de Cecilia Mangini
En 1956 et 1957, Cecilia Mangini réalise pour l’hebdomadaire Rotosei deux séries sur la Milan des écrivains Elio Vittorini et Riccardo Bacchelli : là encore, en chaque photographie se déploie, se déroule un récit, celui d’une Italie encore meurtrie par la Seconde guerre mondiale et d’une Italie divisée entre traditions et modernité. Ainsi, ces trois photographies prises à San Donato Milanese mettent en scène une histoire qui se déroulera dans les films documentaires de Cecilia Mangini : Essere Donne, par exemple, reviendra en 1965 sur ces usines qui poussent en plein champ, qui absorbent les hommes et laissent les femmes aux travaux des champs, ces usines que l’on regarde aussi au loin, comme un rêve promettant une meilleure qualité de vie. Tommaso n’oubliera pas ceux qui ne parviennent pas à participer au « progrès », des jeunes, mais aussi ce vieil homme au premier plan, le dos tourné à l’avenir, le regard perdu dans la terre, entre désespoir et résignation.
1 et 2 : San Donato Milanese, 1956 – 1957. 3 : Alentours de Milan, 1956 – 1957
Les photographies de Cecilia Mangini témoignent d’une maîtrise parfaite du cadre, qui se confirmera dans ses films documentaires. « Nous avions un culte de l’image, dit-elle. Le cadre était tout, c’était notre interprétation du réel. » Interpréter le réel, ce n’est pas le forcer : « la réalité collabore », dit-elle encore. L’objectif photographique n’est pas objectif : le choix du moment de la prise de vue, le choix du cadrage déterminent les rapports entre les plans à l’intérieur de l’image, l’organisation des masses, les contrastes lumineux. Dans ces trois photographies, la distance entre le premier plan et l’arrière-plan dit le fossé qui se creuse entre deux mondes, l’inaccessibilité d’un rêve perdu dans le lointain et la réalité humble, la misère quotidienne qui s’expose au premier plan dans les murs fissurés, érodés par le temps de la maison, dans la résignation du vieil homme écrasé par cette masse sombre de l’arrière-plan, qui l’ignore souverainement et semble prête à envahir le champ (dans tous les sens du terme). Dans la troisième photographie, l’usine perdue dans la brume prend l’aspect quasi fantomatique, ou fantasmatique, d’un bateau qui partirait en laissant sur le quai un naufragé, un oublié de la modernité. Seul reste de ce naufrage un tas de chiffons, au premier plan.
Cecilia Mangini collabore dans les années 1950 avec divers journaux et revues, et notamment avec la revue, Cinema Nuovo, fondée (en 1952) et dirigée par le critique marxiste Guido Aristarco. La revue, probablement la plus importante publication cinématographique de l’après-guerre en Italie, et haut lieu des débats sur le réalisme et le néoréalisme, donne à de jeunes photographes engagés l’occasion de publier des « photo-documentaires », « pensé comme instruments pour stimuler le débat sur la décadence d’une production cinématographique d’engagement social, mais aussi comme source d’inspiration pour assurer la relève du cinéma italien ». Cecilia Mangini n’a jamais publié de « photo-documentaires », mais l’on peut de toute évidence rapprocher ses reportages de ce type de dispositif qui, au-delà du déploiement narratif inhérent à chaque photographie prise dans son autonomie fonctionnelle, inscrit la série dans la forme d’un montage, grâce auquel c’est l’ensemble des photographies qui vient s’informer comme un récit critique sur la réalité documentée. Le film documentaire apparaît dès lors comme le prolongement naturel d’un culte de l’image et d’un amour de la réalité qui appelait le mouvement, le son et le montage. Ainsi, dans Tommaso, Cecilia Mangini confiera au montage le soin de dire le rêve de Tommaso : au visage du jeune garçon cadré en plan rapproché répondra, en contre-champ, l’usine lointaine, brusquement rapprochée au plus suivant, comme violemment « aspirée » par le désir de Tommaso, son aspiration à une vie meilleure. Dès ses premiers documentaires, le rythme de la narration, la musique, la voix off, viendront s’ajouter à la force des cadrages pour sortir la réalité de sa gangue d’indifférence.
Tommaso, Cecilia Mangini, 1965
« Faire du cinéma, c’est écrire sur du papier qui brûle »
Regarder le soleil en face et arpenter les marges de Rome : Ignoti alla Città (1958) et La Canta delle Marane (1961)
« Faire du cinéma, c’est écrire sur du papier qui brûle. » La phrase est de Pasolini, pour qui le cinéma est la « langue écrite de la réalité ». Et la réalité brûle : elle blesse, elle suppose chez celui qui la regarde, et a fortiori chez celui qui se plonge en elle pour la filmer une capacité de résistance à son aveuglante clarté. C’est pourquoi, revenons‑y, le fascisme a préféré occulter, recouvrir d’un voile, la réalité, une certaine réalité, ou plutôt LA réalité italienne : celle que le néoréalisme ira au contraire mettre au jour, celle des laissés pour compte du « progrès », des marginaux, des classes populaires laborieuses, des immigrés de l’Italie méridionale qui viennent s’entasser dans les borgate de la périphérie romaine. L’Œdipe de Pasolini est plusieurs fois aveuglé par le soleil dans Œdipe roi (les fameuses prises de vue pasoliniennes à contre-jour), car il refuse de voir, et donc de savoir. Entrer en contact avec cette réalité, c’est y risquer sa peau : la mettre en contact avec la force brûlante de cette réalité. Or la pellicule n’est qu’une peau qui s’expose, elle aussi.
C’est à Pasolini que Cecilia Mangini demande d’écrire le commentaire de son premier court métrage, Ignoti alla Città (« Inconnus à la ville »), en 1958. En effet, Cecilia est partie filmer ces ragazzi des borgate, ces jeunes désœuvrés relégués dans les faubourgs dégradés de Rome, et que Pasolini avait mis au cœur de son roman Le Ragazzi di Vita.
Je voulais que Rome devienne mienne un peu plus. Il faut imaginer Rome entourée de cet immense anneau fait de vide absolu, avec au-delà ces camps construits par le fascisme, pour ceux qui avaient été virés de la zone vaticane et de la zone des forums impériaux. Taille si nette, coupe si nette que je me suis demandée : qui sont ces gens ? À travers la lecture qu’en donnait Pasolini, je compris que la clé, c’était les ragazzi.
Publié en 1955, le livre de Pasolini avait été dénoncé par la censure, pour obscénité et pornographie. Pasolini, qui n’était pas encore passé derrière la caméra, dérangeait déjà fortement le gouvernement dirigé par Fernando Tambroni, et la Démocratie chrétienne plus largement, alors au pouvoir en Italie. Il y a des réalités que les pouvoirs en place, qu’ils soient fascistes ou non, préfèrent occulter. La misère en est une, et l’exclusion, la marginalité, qui l’accompagnent : elles font trop figure d’aveux d’échec du régime.
Plus encore que pour Pasolini, aller sur le terrain, engager son corps dans ces zones « marginales », l’exposer à l’altérité est, de la part de Cecilia Mangini, est une forme de provocation et un défi. Être derrière la caméra quand on est une femme ne va pas de soi : en tant que photographe, déjà, elle pratiquait « une profession considérée comme pas beaucoup plus licite que la prostitution, et qui, au mieux, la tolérait comme sujet photographique, et bien entendu rendue angélique ». La photographe, la cinéaste, arpente les rues, en quête de rencontres et d’expériences. Cecilia Mangini ne filme pas « en direct » ou à la dérobée. Ses documentaires sont, pour la plupart, des documentaires de reconstitution, et l’on voit avec ce court-métrage en quoi la reconstitution, la mise en scène est ici fonction et signe de l’engagement physique et éthique de la cinéaste. Dans les borgate, il faut bien, aussi, apprivoiser les ragazzi, pour obtenir qu’ils « rejouent » pour la caméra leur quotidien. Le film est aussi une narration, c’est-à-dire un récit pris en charge par une énonciation, par un regard, loin de toute illusoire « neutralité », « objectivité ». Et c’est ce sentiment de la présence de la cinéaste dans ce qu’elle filme qui fait que le spectateur de se sentir « concerné », regardé, questionné. On peut supposer que la méfiance était de mise, chez des populations plutôt habituées à être ignorées, et considérées comme des anarchistes, des criminels en puissance, pas même vraiment des Italiens. Mais on peut supposer, aussi, qu’en tant que femme, Cecilia Mangini partageait avec eux l’habitude d’être reléguée aux marges : et donc, sûrement, un instinct de rébellion qu’ils n’ont pu que percevoir dans les jurons que, confie-t-elle, elle lâchait pendant le tournage, et qui n’ont pas manqué de les surprendre.
C’est un poème que compose Pasolini pour le film, poème qu’il publiera ensuite dans La Religione del Mio Tempo. Un texte d’une beauté fulgurante, qui inscrit en filigrane dans le film l’intimité du poète, et laisse affleurer les accents de sa voix propre tels que, déjà, il l’engageait dans Ragazzi di Vita. Le texte, pourtant, est écrit à la troisième personne, et n’est pas même pas prononcé par Pasolini. Le film, bien entendu, est censuré, pour incitation à la délinquance.
En 1961, Cecilia Mangini retourne filmer ces marges romaines : c’est dans la borgata de Settecammini qu’elle tourne La Canta delle Marane, « le chant des fossés ». Et pour ce film, encore, elle demande à Pasolini, qui, entre-temps, a tourné son premier film, Accattone, de composer le commentaire. La Canta delle Marane est un film sublime. Le générique défile sur fond d’accords de guitare nostalgiques et d’un sifflotement rêveur. Puis le premier plan embrasse le ciel bleu en plein cadre, tandis qu’un chant surgit des profondeurs de l’image, gagnant en intensité jusqu’à atteindre le premier plan sonore, en même temps que le visage d’un enfant vient lui aussi remplir le cadre. Un chant, ou plutôt un cri de plus en plus fort, quasi sauvage, comme né des entrailles du gamin d’une rage profondément enfouie, mais un cri modulé aussi, plein d’une force vitale et d’une énergie débordante, d’une vigueur existentielle et poétique.
La Canta delle Marane, Cecilia Mangini, 1961. Début du film
Cette fois-ci, le texte de Pasolini est écrit à la première personne. Un jeu d’identité et de circulation s’installe entre les ragazzi filmés et ce « je », qui prête sa voix à ces corps, les investissant, s’incorporant dans leur réalité physique. Le jeu de circulation est infini : le « je » pasolinien emprunte aux ragazzi leur dialecte, ce romanesco dans lequel, déjà, étaient écrits les dialogues des Ragazzi di Vita. S’approprier un dialecte, c’est, comme une opération quasi magique, investir la réalité physique et l’histoire de ceux qui le parlent. Jeu fait de proximité, donc, mais aussi de distance, car cette voix qui dit « je » est en même temps celle d’un adulte qui regarde avec nostalgie le temps de l’innocence, un état de liberté, d’insouciance, d’inconscience qu’il ne lui est désormais plus possible de retrouver, et que le monde contemporain n’autorise peut-être plus. Le regard de Cecilia Mangini, la musique d’Egisto Macchi, et le texte de Pier Paolo Pasolini tissent ensemble un poème narratif filmique d’une poignante intensité. Comme l’indique le titre, oxymorique, La Canta delle Marane est un « chant » qui dit et montre, avec la noblesse du lyrisme, la vitale beauté de ces fossés boueux où vivent si intensément, comme autant d’ « Accattone », les ragazzi di vita.
La Canta delle Marane, Cecilia Mangini, 1961
Cecilia Mangini ré-enchante ces fossés, en révèle l’inépuisable et antique joie. Elle en révèle la force contestataire, avec légèreté et humour, gravité et nostalgie. Dans l’avant-dernière séquence, on voit soudain sortir des fourrés deux gendarmes, duo burlesque de képis moqués par les garçons des marécages. Dans la dernière scène, c’est nous qui devenons l’objet du regard provocant des ragazzi, filmés de près dans un lent travelling latéral : leurs imprécations restent inaudibles, mais leurs gestes de défi sont clairs. Il nous faut non seulement accepter de les voir, de les regarder, mais aussi, au terme du film, soutenir à notre tour leur regard, peut-être même faire à notre tour l’expérience du rejet. Au fond, c’est peut-être aussi leur liberté qui les condamne à être refoulés, masqués, qui les rend si dangereux. Qui les condamne, dit le texte, à être nos ennemis.
La Canta delle Marane, Cecilia Mangini, 1961
Stendalì (1959) : chœurs antiques, qui « sonnent encore »
Si « faire du cinéma, c’est écrire sur du papier qui brûle », c’est aussi parce qu’est ressentie très fortement, dans les années d’après-guerre, l’urgence d’enregistrer une réalité qui menace de partir en fumée. L’urgence de témoigner, de documenter, de porter à la lumière du jour des survivances de pratiques ancestrales que la modernité fait disparaître peu à peu. L’Italie des années 1950 est en effervescence : poètes, romanciers, ethnologues, anthropologues, cinéastes, après des années de silence, après des années de mises en scènes et de représentations falsificatrices de leur pays, ont une inépuisable soif d’authenticité. Il faut retrouver, dans les visages, les corps, les gestes, les chants, les rites, les rituels, le labeur quotidien, les traces d’une mémoire encore vivante, contemporaine et bien plus présente que cet Empire romain artificiellement plaqué sur l’Italie contemporaine pour lui ré-inventer une glorieuse et lisse identité. Il faut, justement, dévoiler le vrai visage de l’Italie, dans sa diversité et dans ses contradictions actuelles, se confronter aux problèmes que pose la modernité, accepter que toute réalité est problématique, et refuser les simplifications schématiques, qui annihilent tout possibilité de pensée et tout espace de liberté.
Le sud de l’Italie est l’un des enjeux majeurs de cette libération du regard, et de cette libération par le regard, au cœur de l’engagement d’un grand nombre de cinéastes italiens de l’après-guerre. Si la publication des Carnets de prison du théoricien marxiste Antonio Gramsci en 1948 joue un rôle fondamental dans la forme prise par l’engagement d’un grand nombre d’intellectuels italiens dans l’immédiate après-guerre, la parution du Christ s’est arrêté à Eboli, de Carlo Levi, en 1945, et les œuvres du poète lucanien Rocco Scotellaro viennent saper les stéréotypes véhiculés par les représentations officielles sur le Sud. On est bien loin des chromos « virgiliens », du folklore sympathique et rassurant, ou de l’exaltation d’un « Progrès » dont le sud serait l’enthousiaste et heureux bénéficiaire. « Clichés » rassurants, consensuels, vidés de toute aspérité, que le récent et indigeste Baarìa produit par l’empire berlusconien Medusa-Mediaset, vient de reconduire allègrement. En 1950, sous l’impulsion d’un certain nombre d’Italiens souvent politiquement très engagés, la « question méridionale » projette sur le devant de la scène des drames quotidiens : la pauvreté, la marginalisation, l’émigration, la désagrégation familiale, la disparition de cultures ancestrales.
Mais elle permet aussi de proposer des voies alternatives à la déshumanisation enclenchée par la modernité. Il n’y a là nulle nostalgie d’un âge d’or, nulle idéologie réactionnaire : le regard n’est pas tourné vers le passé, il est bien ancré dans le présent, à la recherche de tout ce qu’il propose pour préserver l’humanité. En 1958 sort l’ouvrage d’Ernesto De Martino, Mort et lamentation funèbre dans le sud de l’Italie, résultat d’une série d’expéditions en Lucanie destinées à observer et documenter un rite trimillénaire en voie de disparition, la lamentation funèbre. Depuis plusieurs années déjà, l’auteur du Monde magique (1948) pratique une ethnologie visuelle, reposant sur des enquêtes sur le terrain, et donnant lieu à de nombreux enregistrements audiovisuels (enregistrements sonores de chants populaires, photographies, films). Cecilia Mangini et Lino Del Fra dévorent le livre en une nuit, et partent le lendemain à Martano, dans la province de Lecce, dans les Pouilles. Cette précipitation est à la mesure de l’urgence ressentie : il faut filmer, avant que ces pratiques ne disparaissent. L’influence de De Martino sur ce qu’on pourrait appeler une forme d’anthropologie et d’ethnographie visuelles dans l’Italie des années 1950 – 1960, et dans laquelle s’inscrit Cecilia Mangini, est évident. Le lien qui se tisse entre l’enregistrement sonore et visuel, l’investigation « scientifique », la soif de connaissance, le besoin de documenter et de partager des réalités occultées ou en voie de disparition caractérise l’œuvre de Lino Del Fra, bien sûr, mais aussi de Luigi Di Gianni, Gianfranco Mingozzi ou Giuseppe Ferrara.
Stendalì, Suonano Ancora, 1959, Cecilia Mangini
À Martano, Cecilia Mangini et Lino Del Fra filment donc ce rituel trimillénaire, qui consiste en une mise en forme dramatique de la crise du deuil. Les femmes que Cecilia Mangini définit comme des « professionnelles du sacré » ont accepté de « re-jouer » ce rite de lamentation, qui leur permet de se défendre contre la douleur, de la contrôler, et de surpasser la crise pour réintégrer par et dans la culture une douleur dévastatrice constituant pour l’être humain et la société une véritable mise en péril. Le rite est donc déjà en lui-même une mise en scène, une élaboration, dans laquelle se joue un acte de résistance intime à la douleur aussi bien qu’un acte de résistance collectif face à une société qui n’est plus capable de proposer – de perpétuer ou de renouveler – de telles « institutions » permettant de dépasser un état de crise et de réintégrer l’homme dans la culture, dans la société, et dans l’humanité. La reconstitution pour la caméra, l’enregistrement audiovisuel de ce rite, et le montage des fragments choisis de la réalité doivent donc être vu comme le prolongement de cet acte de résistance, comme un acte politique visant à lui donner une visibilité, contre toutes les formes de refoulement ou les tentatives de recouvrir ces « performances » du masque joyeux du folklore régional. Contre l’ « invisibilité » du réel, Cecilia Mangini se met dans les pas de Vertov pour pratiquer ici une sorte de « ciné-œil ».
Stendalì signifie « elles sonnent encore », en griko, un dialecte encore parlé aujourd’hui dans une sorte d’enclave hellénophone que l’on appelle la « Grecìa Salentina, dans la région de Salento. Le griko, héritage de la Grande Grèce de l’Antiquité et de la période byzantine, témoigne justement de l’existence d’une mémoire longue qui se transmet et vit encore dans le présent. Le texte est composé par Pasolini, qui signe donc ici sa deuxième collaboration avec Cecilia Mangini, après le poème à la troisième personne de Ignoti alla Città, et avant le texte profondément personnel, en dialecte romanesco et à la première personne de La Canta delle Marane. Comme il le fera pour le romanesco, Pasolini se plonge dans un « dialecte » autre, le griko, mais il n’écrit pas à la première personne, et n’écrit même pas le texte lui-même : il monte ensemble des morceaux de poésies populaires en griko, parvenant ainsi à composer son propre texte, un texte original et personnel, tout en exhumant des morceaux de réalités enfouies, des blocs « poétiques » en voie de disparition. Un texte si intime que, selon Cecilia Mangini, Pasolini y dit la douleur de sa propre mère, Susanna Pasolini, qui a perdu son fils Guido dans les luttes partisanes de la Libération. Il la dit avec les mots des poèmes des autres, il la fait remonter (au sens de ce qui ressurgit du fond de l’âme, mais aussi au sens du montage de fragments) dans un dialecte antique, il la projette sur les corps en lamentation filmés par Cecilia Mangini et Lino Del Fra.
Stendalì, Suonano Ancora, 1959, Cecilia Mangini
Lu par Lilla Brignone, sur la musique d’Egisto Macchi, et sur les antiques chants des femmes de Martano, le texte se transforme en une sorte de transe communicative, qui donne le sentiment de plonger aux origines rituelles de la tragédie grecque. Les plongées et contre-plongées, l’alternance entre les plans d’ensemble cadrant le « chœur » des femmes et des gros plans de leurs visages où affleurent toute leur histoire, les drames de leur existence et les traces de leurs souffrance présente, la lumineuse révélation (dans un sens même photographique) de ces visages au cœur d’une image assombrie par les vêtements noirs, loin d’être des recherches stylistiques vidées de sens, sont les marques d’un engagement du regard et d’une participation physique et humaine qui laisse ses marques dans la mise en forme artistique, esthétique du documentaire. De toute évidence, Eisenstein et Vertov ne sont pas loin, ici. « Je me laissai prendre par la main par le cinéma soviétique pour faire ce film », dit Cecilia Mangini à propos de ce film : ce cinéma soviétique découvert, après la Seconde Guerre mondiale, dans les ciné-clubs de Florence fréquentés par des jeunes gens assoiffés de voir ces films, américains, français et soviétiques notamment, qui leur avaient été cachés.
All’Armi, Siam Fascisti (1962) : le sel de l’histoire
Qu’en est-il, justement, en 1960, de la censure ? Aujourd’hui, Cecilia Mangini le dit haut et fort, car la revalorisation ambiante de l’action politique de la démocratie-chrétienne est une illusion contemporaine, certainement liée à la nécessité d’idéaliser le passé pour mieux l’opposer au présent. « J’ai traversé trois régimes autoritaires : le fascisme, la Démocratie Chrétienne et le berlusconisme », dit Cecilia Mangini. « En somme, gardez-vous de la légende de la Démocratie Chrétienne, vertueux champion de la démocratie », dit-elle, évoquant ensuite les quatre-vingt-cinq coupures imposées au Totò e Carolina de Monicelli, mentionnant rageusement les attaques du « taliban » Giulio Andreotti contre un De Sica qui ne « lavait pas son linge sale en famille », les innombrables procès intentés à Pasolini, et la lutte du « taliban » Ferdinando Tambroni contre lui etc. etc. jusqu’à la censure d’Ignoti alla Città. Dans les manuels scolaires, l’histoire italienne s’arrête en 1919. Alors de là à laisser le peuple italien accéder à sa propre histoire, il y a un pas immense, que la DC n’est pas prête de franchir : la difficile réalisation du film All’Armi, Siam Fascisti en est la preuve.
En 1960, le gouvernement démocrate-chrétien présidé par Tambroni a besoin de faire entrer des formations fascistes au gouvernement pour pouvoir rester au pouvoir. Des manifestations populaires éclatent à Gênes, Rome, Reggio Emilia, Palerme, Catane. Le gouvernement tombe, mais avant cela, il a écrasé les révoltes dans le sang. Cecilia Mangini, Lino Del Fra et Lino Miccichè décident de rendre leur histoire aux Italiens, c’est-à-dire de leur raconter ce que le fascisme avait été. Mais ils se heurtent d’emblée à une volonté tenace d’amnésie collective : les archives de l’Institut Luce, producteurs entre autres de tous les « ciné-journaux » de la propagande fasciste, leur sont fermées. Les trois cinéastes réunissent alors en Allemagne, en Yougoslavie et en France, le matériel d’archive qui leur permet de réaliser, à partir des images de propagande tournées principalement en Allemagne et en Italie, un film de dénonciation du fascisme. La pellicule a une force de vérité par elle-même, dit Cecilia Mangini, se référant à Marc Ferro : une vérité historique allant bien au-delà des intentions de ce que voulait enregistrer le caméraman (pensons aussi au récent film d’Andrei Ujică, L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu). Certes, mais cette vérité historique n’existe pas non plus sans l’orchestration de ces images par les trois auteurs d’e All’Armi, Siam Fascisti, sans le travail de montage de Renato May, et sans le texte que Franco Fortini a accepté de composer pour le film immédiatement après l’avoir vu et avoir été ému aux larmes. Sans le jeu des trois voix, non plus, qui rappelle la double diction de La Rabbia, de Pasolini. Voix de la chronique, voix de l’histoire, et surtout la voix du « nous ». Car il s’agit aussi pour les trois réalisateurs, dit Cecilia Mangini, qui avaient été « Fils et Filles de la Louve », « Balille », etc, qui avaient connu le fascisme de l’intérieur, lui avaient juré fidélité et l’avaient aimé, étant enfants, de payer leur dette aux générations présentes.
All’Armi Siam Fascisti tisse des liens avec de nombreux films, qu’il utilise leurs images (Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl réalisé en 1935), qu’il en évoque des plans (Octobre, d’Eisenstein, 1927), qu’il se rapproche d’eux par sa « poétique » (la signification politique de choix esthétiques : La Rabbia, de Pasolini, mais aussi l’ « extraordinaire » (le terme est de Cecilia Mangini) Fascisme ordinaire, de Mikhaïl Romm en 1966. A posteriori, c’est-à-dire de manière anachronique, il nous « rappelle » des images d’archive que l’on a (re)vues il y a peu : dans le très beau Vincere de Marco Bellocchio (2009). Des liens se tissent en tous sens. Des liens qui font sens. Mais surtout, il ne cesse de faire revenir à notre esprit Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais : comme la musique de Hanns Eisler, celle d’Egisto Macchi change de ton, refuse l’apitoiement, s’amuse et se moque même de ces grotesques histrions qui sont pourtant parvenus à dominer l’Europe. Comme Jean Cayrol, l’écrivain, ancien résistant, Franco Fortini, compose un texte qui n’a rien d’un monument élevé au passé, mais est au contraire une injonction au spectateur présent à ne pas se laisser voler, cacher son histoire pour ne pas perdre sa liberté, à ne pas occulter non plus sa responsabilité (ce « nous » qui s’exprime), et à ne pas croire que ce passé est révolu. Comme le film d’Alain Resnais se termine sur une allusion à la guerre d’Algérie, le film de Cecilia Mangini, Lino Del Fra et Lino Micicchè se termine par des images du violent écrasement par les autorités des manifestations anti-fascistes de 1960, et se conclut sur un « Non au fascisme !» lancé au spectateur de 1962.
All’Armi, Siam Fascisti, Cecilia Mangini, Lino Del Fra, Lino Micicchè,1962
Mais quel spectateur ? Alberto Moravia et Pier Paolo Pasolini firent des articles élogieux sur le film. Mais il fut, bien sûr, censuré. Moins pour sa dénonciation du fascisme, néanmoins, que pour ce qu’il montrait des collusions entre le Vatican et le régime fasciste. Il faut croire qu’en ces années de Démocratie-Chrétienne – avec pendant longtemps un Giulio Andreotti sous-secrétaire à la présidence du Conseil et régnant sur le cinéma – l’Église n’était toujours pas sans reproche. Et que la démocratie n’était toujours pas acquise. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le film n’a encore jamais été projeté par la télévision italienne.
Un « second fascisme »
L’Italie des années 1960 est celle du « miracle économique », de la « dolce vita », de la libération sexuelle, de l’idéologie du progrès, du bien être accessible à tous, l’ère de la consommation débridée, le règne sans partage de la télévision, de la publicité. Le pays est engagé dans une course folle et aveugle dont Le Fanfaron de Dino Risi, réalisé en 1962, sera la métaphore : prise dans l’euphorie inconsciente d’une course effrénée et des dépassements, (signification du titre italien « Il Sorpasso »), la Lancia Aurelia conduite par Vittorio Gassman s’emballe et finit par s’abîmer dans un précipice. À sa manière, la comédie italienne s’inscrit dans les traces du néoréalisme, s’attachant à démasquer les envers d’un « miracle » qui laisse au bord de la route un grand nombre d’Italiens, et qui s’accomplit au prix d’une déshumanisation croissante de la société. Autres enfants du néoréalisme, les documentaristes italiens comme Cecilia Mangini et Lino Del Fra stigmatisent eux aussi les hypocrisies, les incohérences, les scandales d’une « dolce vita » illusoire et réservée à quelques « happy few ».
Tommaso (1965) et Essere Donne (1965)
En 1965, Cecilia Mangini réalise trois films, qui dénoncent ce que Pasolini appellera bientôt, dans ses prophéties « corsaires » et ses anathèmes « luthériens », un « second fascisme » : celui de la société de consommation vouée à l’hédonisme, de la « tolérance », de l’ « homologation ». Après La Rabbia, film de montage réalisé en 1963, il tourne en 1964 Comizi d’Amore, une « enquête sur la sexualité » inscrite dans la lignée du cinéma de Jean Rouch et Edgar Morin : de même qu’après All’Armi, Siam Fascisti, Cecilia Mangini tourne Essere Donne, « Être femme », comme si la rage exprimée par le montage d’archives du film précédent avait ensuite eu le besoin de s’exprimer aussi par une enquête sur le terrain et par un engagement physique de la documentariste permettant de prolonger l’analyse de l’histoire récente – le fascisme – dans les réalités contemporaines. Essere Donne est en fait une commande du Parti communiste, qui laisse carte blanche à Cecilia Mangini pour réaliser un documentaire sur le travail des femmes en Italie. En 1964, la cinéaste effectue donc une sorte de voyage en Italie, dans les usines du Nord, où les femmes jonglent et s’épuisent entre le travail à la chaîne et une vie familiale devenue ingérable, et dans les régions agricoles du Sud, où, abandonnées par les hommes partis chercher du travail au Nord, elles rêvent elles aussi de cet Eldorado qui les libérerait, croient-elles, de préjugés séculaires et des subordinations traditionnelles. Le documentaire obtient le prix spécial du jury au festival de Leipzig, remarqué notamment par Joris Ivens. En Italie, le film n’obtient pas le visa de qualité, ce qui est une manière détournée de le censurer : mais la presse engage une bataille, au terme de laquelle le film est finalement interdit aux moins de 18 ans.
Tommaso, réalisé en 1965, met en scène les mêmes clivages et les mêmes frustrations entre le Nord et le Sud, et, en définitive, les mêmes illusions de la modernité : Tommaso rêve d’entrer à l’usine pétrochimique de Brindisi, qui, comme dans les photos de Milan prise en 1956, apparaît au loin comme un mythe inaccessible, contrechamps du regard rêveur de Tommaso tendu vers l’objet de tous ses désirs. Dans les discours et le regard de Tommaso, l’usine est comme une Grande Mère Nourricière, qui pourvoira à tout : machine à laver, meubles, salle de bain, voiture. À chaque époque, ses mythes. Vue de près, elle s’assimile un peu plus à l’enfer urbain de Metropolis : elle engloutit chaque matin des hommes amenés par bus entiers, endormis, les tue parfois, comme elle l’a fait pour Vito La Cava, discrètement enterré, les enferme en tout cas derrière sa grille, monstre de fer et de béton, Minotaure moderne qui se repaît d’un sacrifice quotidien de sang frais.
Tommaso, Cecilia Mangini, 1965
Felice Natale (1965)
Essere Donne commence sur un montage, rythmé par la musique du fidèle collaborateur Egisto Macchi, de photographies de mode, d’images publicitaires de femmes en frou-frou rose et rouge à lèvre scintillant. Colorées, montées en série, découpées par les cadrages, ces images pop alternent avec la fumée noire d’un champignon atomique. Au montage : Silvano Agosti, sous un nom d’emprunt, qui fait la même année le montage d’un autre film, Les Poings dans les poches de Marco Bellocchio (avant de passer lui-même à la réalisation avec Le Jardin des délices). L’influence du cinéma soviétique est manifeste sur le travail de Silvano Agosti, qui, après s’être diplômé du Centro Sperimentale di Cinematografia à Rome en 1962, est parti à Moscou étudier le montage à l’Institut supérieur cinématographique d’État. C’est également lui, toujours sous un nom d’emprunt (féminin), qui réalise le montage de Felice Natale, que Cecilia Mangini conçoit comme un hommage à Vertov. Les idées que le montage fait naître, la citation de Marx qui clôt le film les exprime explicitement :
« Le Capital dit à son prochain, chrétiennement aimé : mon cher ami, je te donne ce dont tu as besoin ; mais tu connais mes conditions. Tu sais de quelle encre est écrit le pacte qui te lie à moi. Je t’étrille en te procurant une jouissance. » (Marx, 1844)
Le film se construit donc suivant toute une série de montages parallèles mordants, qui dénoncent la réduction de la célébration religieuse, mais surtout humaine, qu’était Noël à une grande messe du consumérisme. Sur les escalators des grands magasins, hommes et femmes sont comparés à des poulets en batterie, déplumés, ébouillantés, décapités. Les plans récurrents des billets que l’on brasse s’accompagnent d’une musique lyrique, tandis que c’est une musique de cirque qui vient se moquer des milliers de petits « Jésus » mis en vente pour être mis le soir de Noël dans une crèche montée en parallèle avec les robots que les petits garçons rêvent d’avoir du Père Noël. Un père Noël offre à un petit garçon un joli fusil, tandis que retentit le chant grégorien « Benus creatus spiritus », et les slogans publicitaires nous rappellent que l’identité est désormais fonction de notre pouvoir d’achat : « Ne renoncez pas à tous les avantages que Blocks vous offre ! Blocks vous fait sentir quelqu’un !»
La Briglia sul Collo (1972)
Des poulets en batterie, telle serait la métaphore de ce que Pasolini dénonçait comme l’ « homologation », la destruction par la culture centrale – et son culte de l’hédonisme, de la consommation – des identités individuelles, sociales, politiques, des cultures « excentriques ». Un « excentrique », c’est ce qu’est, justement, Fabio Spada, jeune garçon difficile, scolairement – c’est-à-dire « socialement » – « inadapté ». L’enquête menée en deux jours et filmée en 16 mm par Cecilia Mangini repose ici principalement sur l’entretien avec le directeur de l’école, les parents, et la psychologue. L’image du troupeau revient à plusieurs reprises, et la psychologue est comme prise au piège des questions ouvertes qui lui sont posées : il faut remettre Fabio dans le troupeau, commence-t-elle par dire, le réadapter à la société, c’est-à-dire lui faire accepter les règles, reconnaître ses droits et ses devoirs. Certes, leur « originalité » peut aussi être un élément positif sur le plan social : les rebelles, les grands réformateurs sociaux, des saints aux révolutionnaires, sont des inadaptés. « Ils étaient tous des inadaptés ?» – « Ils étaient des personnes qui n’acceptaient pas la société telle qu’elle était : fondamentalement on peut les qualifier d’inadaptés. » Du saint au révolutionnaire, poursuit-elle, ils étaient tous « isolés », et d’un point de vue personnel, ce n’était pas bon pour eux. Du point de vue de la société, ils sont tous soit des saints, soit des délinquants. Donc comme le futur n’est pas entre nos mains, poursuit-elle, il vaut mieux chercher à les réinsérer, leur faire comprendre que la société ne leur veut pas de mal. Conclusion imparable : « Mais vous dites que les inadaptés peuvent être de grands réformateurs sociaux, du saint au révolutionnaire, puis vous dites que le futur n’est pas entre nos mains : donc il est entre les mains des inadaptés…» Le film se clôt sur des questions ouvertes, car la réalité n’est pas réductible à des catégorisations simplistes. C’est justement cela que le dialogue aura mis en évidence : les dangereuses simplifications du réel et leur conséquence inéluctable : le terrorisme du conformisme.
Entrer en résistance
Le cinéma de Cecilia Mangini est un cinéma résistant. Un cinéma qui résiste à l’Autorité, au Pouvoir, à un certain Empire pernicieux des images. C’est pourquoi c’est aussi un cinéma qui résiste au spectateur : loin de se donner comme objectif, neutre, il propose, expose, s’expose, provoque. Il nous regarde, comme nous regardent et nous défient les ragazzi de La Canta delle Marane. Loin d’être un objet de consommation facile, vite digéré et oublié, il persiste, sème le doute. « Il faut douter de tout », rappelle Cecilia Mangini, citant Karl Marx, car le doute est la condition de possibilité de la liberté, de résistance au conditionnement, à la manipulation. C’est un cinéma de la résistance, car ses objets résistent : Cécilia Mangini filme des corps dont l’existence même est une résistance à un « progrès » non maîtrisé. C’est un cinéma des corps, un cinéma charnel, physique, non pas matérialiste, justement, mais bel et bien matériel, au sens où il vient se confronter à la matière des choses, à leur « physicité », c’est-à-dire à leur réalité. Mettre au jour par le plan rapproché les traces d’une histoire intime qui affleure sur un visage, faire émerger et résonner des chants séculaires en dialecte : si la pellicule est une peau, le cinéma de Cecilia Mangini met bien le spectateur en contact intime, tactile, avec des matières concrètes et résistantes. Entrer en résistance est de la part de la documentariste, un geste qui engage tout son corps propre : se confronter à l’autre, à l’altérité, mais pour y puiser de quoi trouver sa propre identité, et ce qui nous lie aux autres. Retourner dans le sud de l’Italie, où elle est née, mais pour, cette fois, s’y plonger avec la caméra : c’est-à-dire dans un mélange de proximité, d’intimité (la caméra comme outil de « pénétration »), et d’une distance (celle permise par la protection de l’ « objectif ») critique nécessaire à l’entreprise documentaire. Aller, plus loin encore, en 1965, au Vietnam, pour « saisir les âmes les plus cachées de ce peuple ».
À partir des années 1970, Cecilia Mangini ne tourne presque plus. Les logiques économiques et politiciennes signent la mort de son activité de cinéaste : dans les salles de cinéma, les spots publicitaires remplacent les documentaires, et les politiciens ont peur du documentaire. L’un des ultimes assassins du documentaire en Italie est Walter Veltroni, dont la loi sur le financement du documentaire a réduit de 100 à 20 le nombre de prix de qualité accordés chaque année, tout en réduisant substantiellement le montant alloué (à environ 10 000 euros). Quant à la diffusion… Rappelons qu’un film comme All’Armi, Siam Fascisti n’est jamais passé à la télévision italienne.
Faut-il alors baisser les bras ? Les trois derniers palmarès du Cinéma du Réel tendraient à montrer qu’il existe encore en Italie des voies par lesquelles des voix « discordantes », dérangeantes, marginales, peuvent se faire entendre : Below Sea Level, de Gianfranco Rosi en 2009, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello en 2010, et, cette année, Palazzo delle Aquile, d’Alessia Porto, Ester Sparatore et Stefano Savona, ont reçu le Grand Prix du Cinéma du Réel. La présence de Cecilia Mangini au festival du Film de Femmes de Créteil tend à montrer que la cinéaste, en tout cas, n’en a pas fini de résister, de lutter pour que les films aident à dessiller des regards et libérer les esprits. Mais il aura peut-être aussi fallu, avant cela, un regard averti pour que soit redécouvert son cinéma : celui de Gianluca Sciannameo. Citons plutôt la belle lettre que Cecilia Mangini, lui écrit en préface du livre qu’il vient de publier sur son cinéma : « nous, les documentaristes, ne sommes plus des desaparecidos, depuis cette lointaine rencontre que j’ai faite, en l’an 2000, avec ce jeune homme, Gianluca Sciannameo, qui nous a fait sortir, nous, Lazares, du sépulcre de l’oubli ». Il aura fallu, aussi, le travail passionné de l’Archivio di Cinema del Reale pour porter à la lumière du jour le travail de Cecilia Mangini et de Lino Del Fra. Cecilia Mangini est d’ailleurs aujourd’hui le pilier de la Festa del Cinema del reale, dirigée par le réalisateur Paolo Pisanelli, dont on attend en France le film Ju Terramutu (non encore sorti, mais qui sera présenté à l’Institut culturel italien le 17 mai).
C’est peu dire que la cinéaste, à Créteil, a mobilisé les foules par son énergie communicative et que ses films ont nourri les débats : et là encore, il y a de quoi se rassurer : le public est bel et bien là, et attend impatiemment qu’on cesse de le prendre pour un ramassis d’idiots et d’irresponsables.
Ce dossier n’aura cessé de tisser des liens entre Pier Paolo Pasolini et Cecilia Mangini. C’est à lui que la cinéaste s’adresse pour composer le texte de son premier court-métrage. Puis pour deux autres encore. En 1975, le poète est assassiné. Dans les années 1970, l’activité cinématographique de Cecilia Mangini s’arrête quasiment : victime, d’une certaine manière, des diverses formes de tentatives d’ « assassinat » du documentaire, de réduction au silence de tout ceux qui « troublent » l’ordre public, qui résistent aux ordres. Mais la cinéaste continue en réalité bel et bien son combat, contre le conformisme et la résignation. Et c’est par un mot d’Alberto Moravia sur Pasolini que l’on voudrait clore ce dossier, en disant que sans nulle doute, Cecilia Mangini est, elle aussi, un « poète civil ».