Quasiment inconnu en Europe, Władzio Valentino Liberace, ou plus simplement « Liberace », est pourtant une personnalité incontournable aux États-Unis. Pianiste fantasque et virtuose, dont la carrière s’étale du piano-bar de saloon au kitsch télévisé des années 1980, son empreinte la plus mémorable reste certainement celle de sa dualité homo/hétéro. Au sein de son innombrable public, vieilles rombières poudrées et jeunes garçons trouvent chacun leur compte dans son jeu de scène affable — gendre idéal et tendre drag-queen. Son image publique de grand romantique fiancé à une patineuse, traîne à des années-lumière de sa vie homosexuelle débridée, bien à l’abri de son luxueux palace. Ces ambiguïtés font de lui une splendide incarnation des paradoxes de la révolution sexuelle : aussi licencieuse que muselée, écartelée entre libération (un nom de famille sur mesure) et traditionalisme. C’est dans sa fastueuse demeure de Las Vegas qu’a lieu l’essentiel du film : splendeur et décadence du plus grand amour vécu par le showman, avec son protégé Scott Thorson.
Raideur maniaque
Steven Soderbergh apparaît ici comme un cinéaste un peu trop poli : son style très rigide, certes empreint d’une grande maîtrise, ankylose le regard porté sur cette romance — regard d’ailleurs soigneusement détourné de toute sexualité. Non, le réalisateur n’est certainement pas le mieux paré à filmer une passion amoureuse : aride, précis, cadré, il ne parvient que trop peu à épouser dans sa mise en scène la brûlante attraction vécue par les personnages. Il réussit bien mieux à faire de Ma vie avec Liberace un effarant bal des monstres, déluge de chair jaunies, brûlées, tirées, gonflées, à l’image de l’épatant Rob Lowe en chirurgien lifté et diabolique.
Si 2013 peut apparaître comme une année remarquable pour la question de l’homosexualité au cinéma, avec la Palme d’or La Vie d’Adèle, ou l’autre pépite française L’Inconnu du lac, elle cristallise également toutes les crispations que le sujet déclenche toujours, trente ans après l’action du film : impossible, encore aujourd’hui, de projeter une intrigue aussi gay en salles américaines — tandis qu’au même moment, une loi empêche les télévisions russes de passer Les Chansons d’amour de Christophe Honoré. Si Soderbergh partage avec les grands films uraniens de cette année (et des précédentes : I Love You Phillip Morris, Keep the Lights On…) une indéboulonnable stigmatisation, il souffre hélas de la comparaison avec ces derniers : ni viscéral, ni sensuel, ni générationnel, Ma vie avec Liberace ne fera pas date dans l’histoire du cinéma LGBT.
Chant du cygne
Lorsque Scott Thorson entre dans la loge de Liberace, puis dans son palace, c’est son prédécesseur qui prend le chemin inverse, jeune amoureux assombri quittant alors cette vie de pacha. S’inscrit à l’écran une fatalité de la passion — le puissant homme du monde qu’est Liberace se lassera inéluctablement de son tourtereau — qui passe par le mimétisme des plans et des positions relatives des personnages — en amorce de l’image, l’amant déchu mange seul, pendant que Liberace sympathise en arrière-plan avec un nouveau jeune garçon. Si Soderbergh a certes bien saisi l’attrait tragique de cette prédestination, qu’il écrit savamment au goutte à gouttes, effeuillant peu à peu l’ivresse enthousiaste des premiers temps, il en fait aussi un cap dévorant, où l’on ne peut que guetter les premiers signes de destruction du couple, et ne jamais vraiment croire à son amour.
Steven Soderbergh, cinéaste minutieux autant dans sa mise en scène que dans son écriture, fait pratiquement tenir tout son film sur sa proverbiale sophistication, certes toujours aussi épatante, ainsi que sur la synergie sans faille qui unit les deux interprètes (Matt Damon, Michael Douglas). Il échoue cependant à produire le récit d’embrasement qu’appelait certainement l’autobiographie de Scott Thorson (qu’on imagine bien plus graveleuse). Ma vie avec Liberace peut, éventuellement, satisfaire ceux qui apprécient son auteur, et cette conclusion kitsch et débridée à sa carrière, déjà entamée par Magic Mike ; il a néanmoins de quoi décevoir les spectateurs en attente d’une romance gay vraiment flamboyante.