Il existe à la Cinémathèque Française une programmation continue et, pour peu qu’on s’y penche, diablement excitante. Elle a pour intitulé : « Histoire permanente du cinéma ». S’y croisent des films de tous les pays, de toutes les époques, sans limitation aucune. Son but semble de faire tourner les collections, de secouer régulièrement le dépôt des films pour qu’ils ne sédimentent pas en un fond limoneux. On y trouve des grands classiques, des films oubliés, des croûtes symptomatiques et de sidérantes raretés. « Histoire permanente », c’est un peu la roulette russe, ou le loto : comme le rôle de la Cinémathèque est de « tout montrer », ici, le plaisir ludique du hasard se joint à celui de la découverte. On s’y rend souvent en méconnaissance de cause.
Une telle programmation tend une perche stimulante à la critique. Avant tout, elle permet d’échapper à la dictature de l’actualité ; les films présentés ne font pas l’objet d’une ressortie. Choisir de parler d’eux nous libère du ballet de la diffusion-publicité, devenu le pain quotidien de la presse cinéma. Il ne s’agit plus, dès lors, de faire la promotion d’un film, mais de raconter, justement, des histoires (permanentes) de cinéma. De plus, la production de petits textes accompagnant les films présentés contribuerait, elle aussi, à « remuer la vase » : l’enjeu n’est plus de dire au lecteur s’il doit voir ou non un film (enfin, quel produit choisir dans ceux qui sortent chaque semaine), mais simplement de porter, en retard, une œuvre à sa connaissance et de susciter une curiosité plus générale que particulière. Enfin, une programmation permet de synthétiser nos axes théoriques et de renforcer ce qui, à l’heure d’internet et de la multiplication cacophonique des discours, fait le plus cruellement défaut à la critique : une ligne. Une ligne de partage. Claire. Franche. Sautons donc sur l’occasion que nous offre la Cinémathèque. Parlons avec gourmandise de ces films en dehors de tout calendrier, sans induire, pour nos lecteurs, une quelconque obligation de les voir. Plutôt du désir, sans objet, mais avec l’aide des objets ; oui, ce serait mieux.
Henri IV, le roi fou de Marco Bellocchio
Il est passé à « Histoire permanente » un film rare et étonnant, exactement ce que l’on attend de ce genre de programmation. Henri IV, le roi fou est un jalon important dans la filmographie de Marco Bellocchio : il creuse cette intrication obsessionnelle chez l’auteur entre la grande histoire (lointaine) et une psychologie individuelle (sans recul), annonçant, si l’on veut, les récents Buongiorno, Notte ou Vincere. Depuis sa chute de cheval lors d’une cérémonie costumée, un noble italien (Marcello Mastroianni) se prend pour Henri IV. Son délire a les fastes de sa fortune : il investit une immense propriété, flanquée d’un superbe château, et y impose à grand frais les conditions de vie moyenâgeuses du roi. Une armada d’employés, tous costumés, se plie à son pouvoir de pacotille. Le retour, des années plus tard, d’une femme jadis aimée (Claudia Cardinale), accompagnée d’une délégation censée ramenée le faux roi à la raison, provoque une série d’interférences temporelles qui vont nous éclairer sur la véritable nature de sa folie.
Le film, qui mêle avec complexité de nombreuses strates de temps, est une adaptation d’un récit de Pirandello – il aurait d’ailleurs pu s’intituler : « un auteur en quête de personnage ». Le drame du faux roi, c’est celui d’un tragédien qui ne trouve autour de lui que des mauvais acteurs. Tenant du grand jeu de l’ancienne école – celui qui intégrait consciemment une distinction entre être et paraître – il ne rencontre plus que de misérables acteurs modernes : ceux à qui la partition sociale est devenue si naturelle qu’ils n’ont même plus besoin de la jouer. Le personnage de Mastroianni est une sorte de bouffon shakespearien transposé à notre époque et dont la démesure, prise pour folie par ses contemporains, souligne d’autant plus sévèrement leur triste conformisme. Il appartient à cette longue galerie de personnages qui, chez Bellocchio, s’imposent le martyre par obstination, par respect pour une idée fixe et, du coup, existent plus intensément que quiconque. Ils gâchent leur vie, certes, mais ils la gâchent mieux que les autres. Il y a, chez le roi fou, une tristesse du savoir, une tristesse de la lucidité, à laquelle pourtant il se voue et pour laquelle il pousse ses ridicules jusqu’au bout, en pleine connaissance de cause. Parce qu’il sait, quelque part, que le plus haut promontoire pour observer et comprendre les hommes ne sont autres que ces régions désertiques de la folie (désertiques mais pas inhabitées) et d’un ridicule grandiose. Le roi-bouffon est l’aigle de Zarathoustra.
Les films sur les fous puissants ont toujours quelque chose de baroque (voir le Ludwig de Visconti). Non seulement Bellocchio entremêle différentes temporalités, mais il joue à chaque plan d’un joyeux bazar, d’une incongruité due à la non concordance des époques. Tout part à vau-l’eau dans la demeure du faux roi : personne de son entourage ne croit au simulacre, mais tout le monde contribue à son maintien. Pourquoi ? Par la peur qu’inspire le fou. Par le respect qu’inspire le puissant. Du coup, le château ressemble au plateau relâché d’un film qui ne se tourne jamais, à la répétition interminable d’une pièce qui ne se jouera pas. La structure du film elle-même, largement ornementée, est cette spirale bien connue : l’inspection d’un trauma et sa résolution. Cette structure, où il s’agit de tourner autour d’une image cachée (le trauma) pour la cerner et la faire émerger, appelle naturellement de nombreuses circonvolutions (il s’agit ici d’isoler l’origine de la folie du faux roi). On pourrait reprocher au film cette abondance virtuose. Ce serait oublier que Bellocchio a le don du tranchant, qu’il sait finir une scène ou un plan assez brutalement, assez sèchement pour qu’on ne se trompe pas sur l’embonpoint du film. Il est absolument nécessaire dans la mesure où le cinéaste nous parle de dépouillement, de ce moment où les oripeaux du roi retombent au sol, où le luxe des objets accuse plus que tout le vide général. Absolument nécessaire car sans cesse attaqué par la coupe. Le roi est nu. Vive le roi.