Au début de l’épisode 14, une apparition grinçante vient perturber pendant quelques secondes le cours d’une situation a priori anodine : alors que Gordon Cole est sur le point de prendre une tasse de café avec ses collègues, une silhouette surgit subitement derrière une fenêtre voilée et nettoie la vitre d’une suite de gestes stridents et rapides. L’agent du FBI à moitié sourd plisse les yeux de douleur, essaie sans succès d’ajuster le volume de son appareil auditif pour repousser l’assaut sonore qui provient de l’extérieur de la pièce. Il y parvient finalement, le laveur de carreaux disparaît du champ et un autre personnage se joint au petit groupe : les choses sont revenues à la normale, la scène peut reprendre son cours. Au-delà de la rupture de ton que représente le micro-incident – et cette troisième saison regorge de petits décalages de ce type, entre pics d’inquiétude et flottements comiques –, l’irruption de cette présence à la fois banale et mystérieuse met bien en exergue l’un des fils conducteurs de l’univers de Twin Peaks : la circulation à double-sens entre le monde « réel » et celui qui se trouve au-delà du regard (ici, obstrué par un panneau qui masque les traits du laveur de carreaux) et qui pourtant ne cesse de déborder dans le champ du visible. Tandis que les personnages principaux cherchent une ouverture (les rideaux de la Black Lodge puis, dans l’épisode 14, le vortex de la White Lodge) dans laquelle se faufiler pour accéder à la clef des énigmes qui se présentent à eux, les présences maléfiques attendent de leur côté qu’une trouée apparaisse pour traverser la frontière.
Les exemples sont nombreux : la vitre que fracasse le spectre meurtrier du premier épisode, les trouées atomiques de la bombe de l’épisode 8, la bouche de la jeune fille dans laquelle s’engouffre un insecte-grenouille, les foyers d’électricité qui permettent aux entités des loges de voyager d’un espace à l’autre, le vortex de l’épisode 11 qui dévoile l’escalier de la tanière des « woodsmen », etc. Dans l’ouverture de Fire Walk With Me, c’était un choc sur une télévision qui ouvrait d’emblée une brèche dont sortait métaphoriquement l’objet de la fiction (un corps flottant sur une rivière, celui de Theresa Banks, qui annonçait par ailleurs la mort à venir de Laura Palmer). Dans la saison trois, il y a bien d’autres « chocs » (comme par exemple la collision entre la voiture de Richard Horne et l’enfant dans l’épisode 6), mais les points de passage entre les deux mondes s’inscrivent plus naturellement au sein de plans en apparence dénués de surnaturel : une porte qui s’ouvre, un passage piéton, un rideau qui coulisse, une ligne d’horizon qui trace symboliquement une frontière entre deux strates ou bien encore, dans le cas de ce laveur de carreaux au pouvoir de nuisance, une simple fenêtre.
La mort en face
Outre ses acmés plastiques, cette troisième saison repose ainsi sur une logique de découpage qui creuse potentiellement un double-fond à chaque plan ou scène – et de fait la profondeur peut advenir n’importe où, à l’image des flashs de la Black Lodge qu’aperçoit Cooper/Dougie en surimpression de l’embrasure d’une porte. Cette dynamique souterraine anime aussi la petite ville de Twin Peaks (de nouveau le centre de l’intrigue depuis quelques épisodes), en dépit de l’apparente stase qui semble la régir. De nombreux personnages semblent en effet comme prisonniers d’une boucle temporelle et paraissent n’avoir guère avancés depuis les vingt-cinq ans qui les séparent des événements des deux premières saisons : Ed regarde toujours de loin Norma un nœud à la gorge sans partager sa vie, James reprend sa guitare pour fredonner une nouvelle fois « Just You », tandis que Sarah Palmer assiste en continu à la télévision au même extrait d’un combat de boxe. Lynch et Frost regardent leurs « anciens » personnages avec une mélancolie indéniable (et les protagonistes qui ont changé sont par ailleurs ceux qui semblent posséder une conscience aiguë de leur propre histoire, à l’image de Bobby qui suit les traces de son père), mais jouent aussi, s’amusent, même, des attentes et de la potentielle frustration des spectateurs face au spectacle bizarre et spectral auquel ils sont conviés.
Au mitan de l’épisode 11, alors qu’un événement (des coups de feu sur le diner) vient de donner un coup d’accélération à l’action, une étrange rythmique – le klaxonnement compulsif d’une automobiliste – vient tapisser la scène, jusqu’à ce que Bobby s’approche de la voiture pour calmer son occupante. La tirade que lui livre alors la conductrice (« What are you doing ? We’re trying to get home ! We’re already late ! ») semble comme prévoir sur un mode parodique les commentaires les plus outranciers et déçus des amateurs de la première heure, circonspects face au rythme parfois très patient de cette saison et à la place mineure octroyée à certaines figures emblématiques. C’est que Lynch voit plus loin que la mythologie de Twin Peaks, dont il se sert comme principe de gag (la cherry pie donnée aux frères Mitchum, le duo comique génial composé par Jim Belushi et Robert Knepper) ou comme marque d’un passé que Dale Cooper/Dougie Jones peut de nouveau effleurer mais pas encore retrouver. La troisième saison n’organise pas seulement un « retour », elle noue avant tout un dialogue avec le passé. Dans l’épisode 14, par l’entremise de son personnage Gordon Cole qui raconte l’un de ses « rêves avec Monica Bellucci » (!), Lynch partage ainsi un champ-contrechamp avec lui plus jeune, ou plutôt avec son alter ego filmé vingt-cinq ans plus tôt dans Fire Walk With Me. La circulation ne se joue pas seulement entre deux strates, mais aussi entre les vivants et les spectres.
Car au-delà des nombreux fantômes qui hantent cette saison (entre les acteurs morts – l’épisode 14 est d’ailleurs dédié à David Bowie – et ceux qui reviennent sous forme de flashs ectoplasmiques – comme Bob, le Major Briggs ou encore Laura Palmer), tous les personnages semblent confrontés à leur propre cheminement vers la mort : Ed qui mange seul sa soupe dans le très beau générique de fin de l’épisode 13, Albert qui regarde son vieil ami Gordon d’un œil ému, Docteur Jacoby et Nadine qui éprouvent ensemble le vertige du temps qui passe, et Lynch lui-même qui regarde derrière lui son double encore épargné par le poids des années. Ce n’est donc guère une coïncidence si la scène la plus stupéfiante de l’épisode 14 gravite autour d’un visage à moitié ouvert, dont l’abîme révèle in fine un sourire : celui de la mort.