Avec huit épisodes diffusés sur dix-huit prévus, la saison 3 de Twin Peaks est plus que jamais lancée vers des horizons mouvants, mais dont les différentes composantes commencent à porter leurs fruits. L’objet reste cependant encore assez largement indéfinissable – surtout après l’ahurissant épisode huit, qui ferait presque office de genèse mythologique de toute la série – et pose surtout la question de ce que David Lynch est en train de faire ici, en opérant dans le champ télévisuel. Il ne s’agit pas là de s’interroger sur une opposition peu fructueuse entre ce que peuvent le cinéma et la série (cette saison 3 est, à sa manière, un peu des deux), mais plutôt d’essayer de comprendre en quelques mots comment Lynch se libère de certaines contraintes télévisuelles pour produire un objet aussi déroutant.
Dans la durée
Tout d’abord, force est de constater que cette saison 3 ne fait aucune concession au spectateur : Lynch ne s’embarrasse pas avec des rappels de l’intrigue, que ce soit au début ou en cours d’épisode, et peut faire disparaître certains personnages pendant plusieurs heures de programme sans prendre la peine de les réintroduire clairement ensuite. Il ne cherche pas particulièrement non plus, c’est le moins que l’on puisse dire, à s’enfermer dans une logique de projection narrative ou de connivence, qui permettrait au public d’anticiper la teneur des épisodes à suivre, et par là-même de le fidéliser. Il peut tout à fait, comme dans l’épisode huit, commencer par reprendre le fil de l’intrigue là où il l’avait laissé, avant de dériver vers des collisions temporelles absolument stupéfiantes. Enfin, et ce n’est pas la moindre des qualités de cette nouvelle saison, la lenteur du rythme narratif adopté va à l’encontre de la logique télévisuelle du cliffhanger, formaté pour tenir le spectateur en haleine entre deux pages de publicité.
Il suffit de réunir ces quelques éléments (auxquels on pourrait sûrement en ajouter d’autres) pour constater que ce que Lynch opère ici dans le champ sériel consiste à prendre en compte le paramètre de la durée, et à ouvrir la narration pour inviter le public à plonger au plus profond d’elle. À laisser au vestiaire notre maîtrise de spectateur aguerri au ronron habituel de la succession des épisodes, à lâcher prise, à perdre pied. En ce sens, Lynch respecte éminemment le concept de série, en la mettant en œuvre dans sa globalité (lui-même dit que cette saison constitue un film de 18h) et non en tranches destinées à être avalées sous forme de doses par le spectateur. La durée permet ici de déborder le cadre originel de la série (la ville de Twin Peaks) et même de s’aventurer par-delà les époques (un saut en 1945, puis en 1956, dans l’épisode huit), en une dilatation géographique et temporelle ouvrant à un monde incroyablement riche en trajectoires et personnages.
Beauté musicale
De ce point de vue, le Roadhouse, bar musical de Twin Peaks, est devenu un lieu central de la série. Non pas qu’il s’y déroule multiples manigances, mais bien parce qu’il constitue le cœur vers lequel chaque épisode revient inlassablement, et l’endroit où la durée peut se déployer sans l’entrave d’un enjeu scénaristique. C’est ainsi qu’à la fin de l’épisode sept, un employé du bar peut balayer la salle sur la quasi totalité du morceau « Green Onions » de Booker T and The MGs, laissant au spectateur le temps d’apprécier la durée, avant qu’un coup de téléphone ne vienne réenclencher la narration. Le Roadhouse, c’est tout simplement devenu le lieu où l’on peut prendre le temps d’écouter un morceau en entier. À la fin du double épisode inaugural de la saison, on retrouvait la ville de Twin Peaks pour la première fois. Et peut-être, comme le chantait les Chromatics, « for the last time ». C’est alors que les retrouvailles avec certains personnages de la série originelle, totalement anecdotiques d’un point de vue scénaristique, venaient s’emplir d’une véritable charge émotionnelle. La séquence était, de manière très touchante, simplement dévolue à retrouver des personnages, une ville, le temps d’un morceau, comme on reviendrait sur des lieux de jeunesse en écoutant la musique de son adolescence.
La beauté de la durée musicale réside également dans la façon dont Lynch renouvelle son utilisation, pour la soumettre à métamorphose. Dans l’épisode huit, le morceau ne surgit plus en fin d’épisode mais au bout de quinze minutes, avec un significatif « She’s gone away » interprété par Nine Inch Nails, dont la sombre torpeur sert de point de glissement vers l’image stupéfiante d’une explosion nucléaire de 1945, où la caméra plonge à l’intérieur du nuage atomique. La longueur également remarquable de cette séquence (appuyée par une autre durée musicale, avec l’effroyable « Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima » de Krzysztof Penderecki) vient complètement brouiller la perception du temps, en accumulant des visions à mi-chemin entre le voyage interstellaire de 2001 : L’Odyssée de l’espace et quelque chose qui ressemblerait aux images de la création du cosmos par un Terrence Malick démoniaque. Avant de reprendre, en plusieurs plans devant une station service, l’artifice de montage du début de l’épisode trois.
La noirceur du monde
Car David Lynch cultive le décalage, voire même le paradoxe temporel. Le corps du Major Briggs, disparu à la fin de la deuxième saison, et retrouvé sans tête en début de saison 3, en est un exemple probant. L’épisode sept nous apprend que son corps est âgé d’une quarantaine d’années, alors que le Major devrait en avoir au moins 70 depuis sa disparition. Au même moment, un des bûcherons, dont on comprendra plus tard qu’il provient de la période de 1945, traverse le couloir de la morgue, figurant l’avancée intangible du mal dans le temps. Plus tard, Diane, la secrétaire de Cooper, fait face à son double maléfique dans une prison. Seule une vitre les sépare, et pourtant la voix au ralenti du double de Cooper laisse à penser que des époques entières les tiennent à l’écart l’un de l’autre. Les époques et les différentes dimensions communiquent, mais provoquent toujours ce même étrange effet de hiatus : il en va ainsi de la photographie figurant l’essai atomique Trinity dans le bureau de Gordon Cole, du retour de cette même explosion nucléaire dans le récit de l’épisode huit, et de l’étrange personnage-protubérance dans l’arbre de la loge noire. À travers ces trois images, des dimensions et des époques se répondent, mais subsistent entre elles l’irréductible mystère de leurs origines et de leur apparition. Seule reste, encore une fois, à travers l’invasion des bûcherons dans le désert du Nouveau Mexique en 1956, ou de leur danse macabre autour du corps du double de Cooper dans le présent, la répétition d’un poème narcoleptique à la radio ou d’une question (« Got a light ? »), la même propagation, interminable et potentiellement inarrêtable, du mal. En 25 ans, l’univers de Twin Peaks a perdu de son innocence et gagné en noirceur, puisque le mal ne se cache plus seulement dans les bois, mais irrigue un monde bien plus étendu.