Édith Scob est l’une des actrices les plus précieuses et les plus exigeantes de notre cinéma. Elle fut bien sûr la muse inoubliable de Georges Franju, qui révéla toute la pureté et la précision de son jeu avec en point d’orgue le personnage de Christiane dans Les Yeux sans visage. Mais il serait très réducteur de ne la définir que par cette figure : en pratiquement cinquante années de carrière, Édith Scob a pris plaisir à évoluer dans de nombreux territoires filmiques, que ce soit chez Buñuel, Raoul Ruiz, Pedro Costa, Olivier Assayas ou encore Nicolas Klotz, tout en continuant à vivre sa passion pour les planches, notamment dans le théâtre musical. L’actrice nous parle alors de sa riche carrière.
Commençons par vos débuts. Comment êtes-vous devenue la muse de Franju ?
J’étais quelqu’un de très timide. Je faisais des études de Français à la Sorbonne et en même temps je prenais des cours de théâtre. J’ai eu alors une chance incroyable car Georges Franju cherchait un personnage muet faisant de la figuration intelligente pour jouer dans La Tête contre les murs. Il a vu une photo de moi et il m’a choisie. Cette figuration est devenue une vraie séquence dans le film. Il m’a filmée en gros plan et plan moyen et je suis devenue un véritable personnage. Ensuite, il a préparé l’écriture des Yeux sans visage et il a pensé à moi pour le personnage de Christiane Genessier. C’était un cadeau pour moi, d’autant plus que j’étais cinéphile ; je connaissais Le Sang des bêtes et Hôtel des Invalides… Des courts-métrages fabuleux. J’avais ainsi l’impression de rentrer dans une belle histoire.
Vous donnait-il beaucoup de directives sur les tournages ?
Oui et non, car il était dans l’histoire de ce qu’il racontait. Je devais faire partie de sa mythologie car il projetait sur moi toute une idée de rêve, de pureté, de fragilité ou de beauté, comme dans les séquences poétiques du Sang des bêtes : la péniche qui passe ; les oiseaux. Je fais partie de ce volet là. Il y a la violence mais aussi une chose pure.
Comme chez Michael Lonsdale, on trouve chez vous une certaine musicalité dans l’interprétation et l’usage de la voix. Comment concevez-vous votre jeu et votre rapport à cette musicalité ?
Au cinéma, je n’en suis pas consciente. Je fais les choses instinctivement mais c’est certain que Michael et moi, nous avons beaucoup travaillé dans le théâtre musical où l’on fait beaucoup d’improvisation avec des musiciens. Il y a alors une écoute et forcément une façon d’envisager sa voix comme un instrument de musique. C’est comme une chose qui peut courir très vite puis s’arrêter, se ralentir et prendre des pauses sans que cela soit formel. Cela entraîne une conscience de ce qu’est la voix et la musique. J’en suis plus consciente quand je fais du théâtre car c’est plus précis avec une vraie idée du rythme.
Vous figurez par votre présence cinématographique une image de pureté et de grandeur, parfois bourgeoise. Quel est votre rapport à cette image ?
Un comédien n’a pas envie d’être une image ; on a envie d’élargir notre registre et proposer des couleurs et des personnages différents. J’ai l’impression que maintenant on me propose des rôles beaucoup plus variés qu’à l’époque des Yeux sans visage.
Ce rôle fut difficile à porter ?
Après ce film on ne m’a proposé que des rôles semblables. Dès qu’un personnage devait être vampirisé où s’il y avait une victime, on pensait à moi. C’était un héritage formidable mais un peu lourd à porter. Les metteurs en scène n’avaient pas forcément envie de travailler avec moi car la figure créée par Franju était si forte, qu’ils ne voyaient pas comment la casser. Ils restaient sur une image justement.
Olivier Assayas aime établir des liens entre la personnalité de ses acteurs et leur rôle. Dans L’Heure d’été, s’est-il inspiré de vous et de votre carrière comme symbole d’un grand cinéma d’auteur pour construire ce personnage ?
Je ne sais pas…C’est certain qu’il a vu les Yeux sans visage qu’il aime beaucoup. Mais je crois qu’il m’a choisie pour une autre raison… Je ne sais pas qui était la mère d’Olivier, mais je crois que l’on a trouvé des affinités. Il m’a laissée être au plus près de moi-même, car je suis mère et grand-mère également. Je me suis beaucoup reconnue dans ce rôle.
Vous êtes dans ce film la gardienne d’une œuvre, mais vous savez qu’elle va quitter votre demeure à votre mort. Pensez-vous être la gardienne d’un certain cinéma et surtout un relais entre votre génération et la nouvelle ?
Je ne m’en rends pas compte. Ce que j’aime, c’est rencontrer des jeunes cinéastes. Si je peux être à leur côté ou faire partie de leurs films, j’ai vraiment l’impression de faire un relais ou de continuer une histoire avec la génération qui est là et qui est en train de mûrir. J’ai ainsi l’impression de ne pas être enfermée dans le passé. C’est un privilège et quelque chose que je recherche.
Vous avez joué avec plusieurs cinéastes étrangers. Est-ce important pour vous ?
Oui. Avec Raoul Ruiz, par exemple, il y a un vent de liberté et un baroque qui me plaît beaucoup. Pedro Costa aussi… Une chose tellement grave et discrète. J’ai un grand plaisir à être dans d’autres cultures car on le sent et on doit répondre. C’est un privilège de participer à des films faisant partie d’autres horizons. C’est comme un voyage.
Vous avez souvent joué avec Michael Lonsdale. Que retenez-vous de l’acteur ?
Je l’admire comme acteur… C’est comme un frère. J’admire sa capacité à improviser, son invention et sa finesse. On a souvent travaillé ensemble dans le théâtre et le théâtre musical. J’ai participé aussi à ses premières mises en scène. J’aime beaucoup sa carrière où il peut faire des choses pour quelques personnes ; c’est l’aventure artistique avant tout, l’amitié et les affinités. Il a un véritable goût de l’éclectisme. Moi aussi j’aime être sur des terrains différents, comiques, commerciaux ou des films d’auteurs. J’ai besoin de passer d’un élément à l’autre comme s’il n’y avait pas qu’une vérité. On est comme dans Zelig. Lonsdale est comme cela, car il peut être sur d’énormes projets comme James Bond ou sur des petites productions. Je tiens d’ailleurs à dire merci au festival Entrevues et à Catherine Bizern de nous avoir réunis, car elle a deviné, je ne sais pas comment, que nous étions proches dans la vie et très liés. C’est instinctivement qu’elle a voulu faire cet hommage croisé.
Comment s’est déroulée votre expérience de tournage sur Casa de Lava de Pedro Costa ?
J’aime beaucoup Pedro. Il est tellement secret, authentique, unique et rare. Le tournage était incroyable car on était au Cap vert sur l’île de Fuego, qui est un réel volcan éteint. Il y a des conditions de vie extrêmement difficiles et une pauvreté immense sur cette île. Pour moi, c’était une expérience très forte puisque j’étais censée être quelqu’un vivant là-bas depuis très longtemps. J’ai tourné avec des habitants de l’île, pas avec les comédiens, et je devais faire penser que j’étais là depuis vingt-cinq ans et que je parlais créole. C’était fort d’exister à côté de ces gens et de les respecter.
Donnait-il beaucoup d’indications sur le tournage ?
Il est très précis. C’est aussi ce film qui a modifié la manière de filmer le réel de Pedro Costa ; il n’a plus besoin d’acteurs. J’aimerais retravailler avec lui mais il est parti dans des histoires très loin d’une fiction inventée avec des acteurs.
Vous avez souvent tourné avec Raoul Ruiz. Comment est née cette rencontre ?
Nous nous sommes rencontrés pour un film commandé par l’INA, La Vocation suspendue. Je ne lui ai pas demandé, mais il avait sûrement vu Les Yeux sans visage. On avait sympathisé, puis nous nous sommes perdus de vue. C’est Paulo Branco, le producteur de Casa de Lava et qui produisait Le Temps retrouvé de Ruiz, qui nous a réunis. Ils voulaient tous les deux que je joue la comtesse de Guermantes. C’est un rôle important qui m’a remis le pied à l’étrier au niveau du cinéma ; ça m’a fait réexister. Et pendant longtemps, on ne s’est plus quittés, Raoul et moi. S’il me propose juste de faire de la figuration dans un de ses films, je dis oui.
Quelles sont ses méthodes sur le tournage ?
On a l’impression qu’il s’amuse en inventant des histoires. Il les complique toujours et les dédouble. Il a un monde à lui et sur le plateau j’ai l’impression d’être un enfant comme lui. On a vraiment le sentiment que ce n’est pas sérieux tout en étant très sérieux. Chez lui, c’est une histoire qui court ; on cherche à être dans la vie et à être en relation avec le monde et les autres. Il a aussi une grande richesse d’invention sur le moment. Il peut modifier des choses et proposer un texte auquel il a pensé et écrit sur un coin de table.
De Franju à Buñuel, vous évoluez également dans des univers surréalistes, vos personnages étant un lien indéniable entre ces œuvres. Choisissez-vous vos rôles en fonction de ces univers ?
Pas forcément. Le surréalisme est intéressant car il ouvre un monde des possibles. Mais c’est surtout des rencontres, le hasard, les chances des disponibilités, les affinités et les amitiés. C’est certain qu’on ne peut pas tricher au cinéma. Si on a de réelles affinités avec un metteur en scène et une grande admiration pour lui, on devient proche et on peut entrer dans son univers et y avoir sa place.
Quels sont vos projets ?
Cette année, c’est surtout le théâtre. Je viens de jouer un excellent texte de Virginia Woolf, Une chambre à soi, que j’ai joué cinq semaines à Paris et je répète actuellement une pièce de Natalia Ginzburg au théâtre de la Madeleine, avec Valeria Bruni-Tedeschi, mise en scène par Marie-Louise Bischofberger. On va jouer à partir de la deuxième partie de janvier. Pour le cinéma, j’attends que certains projets se concrétisent mais il y a un film qui va sortir en mars, Je te mangerais, de Sophie Laloy avec Isild Le Besco.