Comme l’an dernier, nous proposons un entretien avec Javier Packer-Comyn, directeur artistique de festival, sous forme d’une déambulation à travers la programmation de cette 33e édition. Bien des éléments amènent à penser qu’en 2011, l’une des « vedettes » de Cinéma du Réel pourrait bien être l’imaginaire.
Parcourir le réel
Après cet immeuble s’écroulant en 2009, cette embarcation bricolée en 2010, l’affiche propose cette année un homme qui semble faire des incantations depuis un sommet d’où émerge un nuage, un brouillard, de la fumée, on ne sait trop…
Il ne fait pas d’incantations… J’aimais justement cette impression de mystère, on ne sait pas ce qu’il y a là, ce que cette brume amène, on ne comprend pas non plus ce geste qui prête à de nombreuses interprétations. Je trouve cette pluralité très séduisante pour une entrée en matière. J’aimerais moi aussi être au bord et pouvoir regarder avec lui. Tout sera évidemment dévoilé dans la bande-annonce…
Quelles sont les pistes de parcours, de déambulations au sein des différentes sélections ?
Il y a évidemment beaucoup de choses qui se répondent. Je crois qu’il y a une ligne entre les sélections et les programmes plus anciens, notamment le fait qu’il y ait beaucoup d’utopies en jeu, particulièrement dans la façon de regarder le mouvement humain de la part des cinéastes. Regards sur des gens debout qui tentent de recréer quelque chose, avec toutes les difficultés de les porter, et, pour les cinéastes, de les filmer. Je pense notamment à Palazzo delle Aquile en compétition internationale, mais aussi à la programmation « America Is Hard to See », qui marque une tentative d’utopie cinématographique entre un geste artistique et la recherche d’une dénonciation efficace et très virulente. Le deuxième élément serait le fait que beaucoup de cinéastes sont au plus près de leurs personnages. Ce qui est une tendance structurelle du documentaire, mais ce sera quelque chose de particulièrement notable cette année.
À partir de ces énonciations souvent très personnelles et de regards sur des figures et lieux singuliers, l’un des rôles primordiaux du documentaire, peut-être plus que jamais, n’est-il pas d’interroger – cinéastes, films et spectateurs réunis – un état de présence au monde ?
Il y a effectivement de cela dans ces regards, dans la façon de dévoiler le monde. Il me semble que c’est lié au fossé entre documentaire de création et le reste de la production audiovisuelle. Il n’y a pas si longtemps, la télévision disposait encore d’espaces dédiés à une certaine complexité. Aujourd’hui, entre regarder une soirée à la télé et voir le lendemain un film comme ceux que l’on montre, l’écart saute à la figure ! J’ai aussi l’impression que l’on a, comme spectateur de cinéma, moins peur d’une résistance du sens, de se dire qu’il n’est pas grave de ne pas tout comprendre. Il me semble que le cinéma documentaire permet avant tout d’éprouver la complexité du monde. Et ce n’est pas un problème que le spectateur ne la résolve pas entièrement, l’important étant ce que ça nous apporte pour regarder le monde. Je me souviens notamment d’un ouvrage de Stephen Hawking que je n’ai pas entièrement saisi, mais ça m’a ouvert des perspectives pour appréhender certaines choses.
Est-ce qu’on peut voir dans Cinéma du Réel et les autres festivals spécialisés, au-delà d’une fonction de laboratoires et d’espaces de réflexion sur le documentaire, des lieux pour combattre ce qu’on pourrait appeler le « malentendu documentaire » ?
S’il y a un combat à mener, c’est de continuer à donner à voir d’autres images. Ceci nous conduit à se questionner comme festival, qui ne doit pas devenir un lieu dont on bourre les cases et les tuyaux avec des films, ce qui abouterait finalement à un travers consumériste. Notre atout est de pouvoir travailler entre création contemporaine et patrimoine, et d’avoir les moyens de créer des circulations et des liens. Il se trouve qu’on est assez dégagé des relations de « services aux industries audiovisuelles », que Cinéma du Réel ne prend pas en charge, parce que d’autres lieux y sont dédiés. Nous sommes content de cette spécificité, et l’on tient à la garder.
Même si Fragments d’une révolution ou Nous étions communistes y font référence en compétition internationale, y a-t-il un regret de ne pas avoir eu l’occasion de faire plus directement écho aux événements actuels en Tunisie, Egypte ou Libye… ?
Oui, d’une certaine manière… Tout en sachant que l’on est dépendant de la capacité de réaction des films. Le temps du documentaire se trouve nécessairement déconnecté du temps de l’actualité, et doit le rester. Les enjeux actuels dans ces pays sont énormes, mais encore en train de se jouer. Et à l’inverse, imaginons que je prenne un film égyptien ou tunisien parlant de tout autre chose… Puis on ne doit pas non plus tomber dans un opportunisme en se disant : « Ah chic ! J’ai un film sur ça ! », ou de me lever ce matin avec la frustration de ne pas avoir un film japonais [l’entretien a été mené le lendemain du terrible séisme dans l’archipel nippon]. D’un autre côté, le fait de rendre hommage au cinéaste syrien Omar Amiralay (décédé le 5 février 2011) lors de la cérémonie d’ouverture fait fortement écho à tout ceci. Même si la Syrie ne se trouve pas précisément dans la tourmente [c’était du moins le cas le jour de l’interview réalisée avant la violente répression des manifestations à Deraa], les deux films (Film-essai sur le barrage de l’Euphrate et Déluge au pays du Bass) qui seront projetés font référence au désir de mouvement qui agite ces sociétés.
Outils et régimes d’images
Avec certains films en sélections, on note une entrée de « nouveaux » régimes d’images. This Is Roberto Delgado de Javier Loarte contient uniquement des images de Google Street View et Fragments d’une révolution vient approfondir la programmation de Cet endroit c’est l’Iran (montage de diverses captations mises à disposition sur Internet) l’an dernier.
Il n’y a pas de plan quinquennal ou de devis à remplir… On ne se dit pas par exemple qu’il nous manque de l’animation. Ceci dit, c’est effectivement un mouvement général des créateurs que de s’approprier ces images, de les questionner. Plus que les régimes d’images, tout dépend évidemment de ce qu’en fait le cinéaste. Certains s’essaient à ces nouveaux supports et ne réussissent pas forcément.

Photogramme issu de « L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu »
Avec la dédicace et l’atelier autour d’Andrei Ujică, il sera aussi question de régimes d’images. Qu’est-ce qui a guidé l’envie d’inviter ce cinéaste ?
Cela faisait longtemps que j’avais envie de le convier. J’ai toujours trouvé passionnant sa façon d’aller vers ces régimes d’images, de s’approprier celles des autres et de trouver ce point d’observation de l’histoire. On a à la fois le questionnement de l’image et celui de notre regard porté sur l’histoire, tout en créant un lien avec la fiction. Puis, il y a eu le choc vécu à Cannes en découvrant L’Autobiographie de Nicolas Ceauşescu, film qui vient dessiner une formidable trilogie avec Videogramme einer Revolution et Out of the Present. Je suis admiratif de ce travail obstiné sur le long terme, de cette interrogation du cinéma, au-delà même des territoires documentaires ou fictionnels.
Autre forme de questionnement de l’image par le biais de cet atelier autour de la caméra…
C’est un aspect que l’on inaugure cette année et que l’on souhaite poursuivre par la suite. Toutes les opérations techniques sont évidemment liées, mais il fallait bien débuter par quelque chose. La caméra présente l’intérêt de se trouver parmi l’un de ses moments charnières, pas tant l’affirmation toujours plus grande du numérique que la disparition du 35mm, chose que l’on peut désormais acter. Puis, de la technologie, on passe rapidement à des problématiques économiques, aussi bien source d’une indépendance que de difficultés pour les cinéastes. On va entrer dans une période de turn over très rapide, où une évolution va chasser l’autre. Ce qui risque d’être un temps compliqué pour l’économie du cinéma : le matériel va être cher, car à rentabiliser rapidement. Les meilleurs baromètres étant les loueurs, que l’on voit acheter les caméras Alexa 2.
D’un point de vue esthétique, il y a également, pas seulement dans le documentaire, ce rapport très réaliste à l’image qui se fait souvent au détriment de l’imaginaire sur elle. On va donc bien sûr se questionner sur le geste documentaire, notamment avec Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau qui avaient établi leur budget pour tourner en 35mm. Après les dossiers et tout le reste, une fois arrivé au moment du tournage, le coût de location s’était tellement envolé qu’ils se sont rabattus sur un matériel numérique… Ce moment charnière peut aussi être l’occasion de nous retourner sur les années vidéo et les débuts du numérique, des technologies qui ont été très bien analysées et commentées dans un premier temps, avant que l’on perde un peu de vue le questionnement de ces outils et des conséquences sur le geste, la plastique et l’éthique cinématographiques. L’idée de cet atelier est de réunir des personnes très différentes, comme Pierre Lhomme qui n’a jamais tourné une image en vidéo, alors que Renato Berta a suivi une large évolution technique dans sa carrière encore en cours. Puis évidemment Jean-Pierre Beauviala, l’un des grands inventeurs de caméras, qui poursuit toujours en étant à l’écoute des cinéastes surtout, mais aussi des producteurs. Avec Katell Djian et Nicolas Philibert, il s’agira de suivre le parcours de préparation d’un film, comment la question de l’outil a été pensée en fonction d’un projet spécifique.
D’une façon moins directe, cette section « Les Invisibles » est aussi une façon d’interroger l’image. Questionnement du temps de l’image et de la mémoire de celle-ci.
On a fait un gros travail qui sera publié dans le catalogue, avec l’envie d’interroger cette idée d’invisibilité en proposant à une grande variété d’interlocuteurs (cinéastes, critiques, programmateurs, directeurs de cinémathèques…) d’évoquer un film qu’ils ont pu voir sans que ça puisse encore être le cas ou qu’ils n’ont simplement jamais pu voir : des films qui ont été invisibles, ou l’ayant été pour une raison ou à un moment donnés. Les films perdus dans un grenier ne forment qu’un aspect, le plus intéressant réside dans toutes les causes faisant que l’on considère qu’un film est invisible. On couvre en fait un large champ, par exemple avec des personnes considérant que toute restauration faite pour un DVD représente la perte du film dans la mesure où il ne se voit qu’en salle. Puis aussi des histoires complètement rocambolesques de films égarés puis retrouvés, comme Portrait of Gina d’Orson Welles, retrouvé dans une consigne d’hôtel. Certains émettent aussi l’idée que lorsqu’une quinzaine de films sort chaque semaine, ils sont du coup invisibles. Beaucoup de choses sont ainsi abordées, aussi des questions techniques, de conservation. Tout ceci qui forme un corpus très riche.
Faire se rencontrer
Dédicace et atelier autour de Gianfranco Rosi, le fait que l’on puisse le définir comme un cinéaste de la rencontre doit vous séduire.
On peut d’abord considérer que c’est un cinéaste proche du festival où il a présenté ces deux films précédents, Boatman et Below Sea Level, Grand Prix Cinéma du Réel en 2009. Mais, au-delà, il s’agit de quelqu’un de très touchant par ces projets axés sur le désir d’aller vers l’autre, d’être dans une rencontre inscrite dans la durée. Ce qui lui permet d’être au plus près des gens, tellement que ça peut parfois perturber. Mais son éthique est tout à fait irréprochable du fait de la relation qu’il prend le temps de bâtir avant de tourner. Il s’agit d’un cinéaste qui se permet de montrer l’intime, mais en y entrant par la porte par laquelle il a été invité. El Sicario, Room 164, son dernier film, dans lequel un tueur à gages évoque son parcours contient des éléments assez cruciaux pour certaines questions du cinéma documentaire, notamment dans le rapport à la parole de l’autre, comment elle se met en scène et est mise en scène.
Après Maysles l’an dernier, poursuite du parcours au sein du cinéma direct autour de Richard Leacock, aussi d’une certaine façon avec la thématique « America Is Hard to See », alors qu’Exploring Documentary est intitulé « Le Poème documentaire », auquel il est tentant de rattacher certains films de Leo Hurwitz. On note donc un large éventail documentaire, allant d’un cinéma cherchant à « coller au réel » à un réel imaginé.
Il y a un intérêt dans ces rencontres, et beaucoup de liens à tisser. Pour ce qui est de ce large éventail de gestes cinématographiques, c’est une manière de dire que l’imaginaire des auteurs s’avère quoi qu’il en soit omniprésent. Et tout l’intérêt est de voir comment ils le mettent au service d’un récit. Cinéma du Réel ne porte évidemment pas sur la science-fiction, mais tout l’intérêt réside dans le rapport au monde des cinéastes et comment ils s’en emparent avec une dimension documentaire pour le mettre en récit. Le crayon et la palette importent finalement peu. Dans « America Is Hard to See », on trouve aussi une authentique recherche poétique, ce qui rejoint notamment Hurwitz. Avec Leacock, on rejoint la technique, puisqu’il s’agit aussi d’un inventeur de caméra. Le festival sera aussi l’occasion de présenter ses mémoires retraçant cette incroyable trajectoire dans un DVbook. Il a réalisé son premier film à l’âge de 14 ans, aux Îles Canaries dans la plantation de son père (Canary Island Bananas, 1935).

Richard Leacock
Étant à l’école avec les deux filles de Robert Flaherty quelques années après, il lui a montré son film. Et, plus tard et avec un peu de formation, c’est lui qui fait l’image de Louisiana Story (1948). Il a aussi couvert la Seconde Guerre mondiale en tant que cinéaste. Bref, il se trouve en contact avec de très nombreux pans de l’histoire du cinéma.
Autre rencontre, celle désormais coutumière entre musique et cinéma…
En 2010, avec « Music in Motion », il s’agissait de capter l’énergie de la libération des corps, contemporaine de l’apparition du son synchrone et d’un cinéma direct se rendant dans les concerts et les festivals, alors qu’au même moment le corps social se libère aussi, ainsi que celui des performeurs. Cette année, on se penche sur le « Hors scène », c’est-à-dire le processus créatif, laissant la performance scénique hors champ. Puis il y a simplement le plaisir et la fierté immenses de pouvoir montrer certains films. Je pense par exemple à Les Années 80 de Chantal Akerman, préambule de la comédie musicale Golden Eighties, ou à La Solitude du chanteur de fond de Chris Marker, où l’on voit Yves Montand préparer son retour sur scène après une longue absence pour soutenir les réfugiés du Chili. Aussi le magnifique Mingus : Charlie Mingus 1968, dans lequel on passe une nuit dans le capharnaüm de son appartement, avec sa fille, sa carabine, dans l’attente de son expulsion par la police au petit matin… Bref, on se trouve dans un registre très varié, aussi bien d’un point de vue musical que cinématographique. Puis, on aura deux expériences particulières cette année-ci, avec Lech Kowalski qui replonge dans sa matière – des centaines d’heures de rushes – avec une projection sur double écran qui s’annonce particulièrement passionnante. Puis avec un ciné-concert à partir des films hallucinants de Ken Brown, qui étaient projetés en arrière-fond de concerts psychédéliques dans les années 1960 ; le groupe Le Réveil des Tropiques jouera à partir de ce matériau.
Il semble qu’on ait presque fait le tour, du moins un premier tour…
Je voudrais, pour finir, signaler les projections exceptionnelles de Karamay de Xin Xu, ou encore de L’Héritage de la chouette de Chris Marker, qui sera aussi présenté sous la forme d’une installation dans le Forum pendant toute la durée du festival.