Après la très belle programmation « Americana » en 2008 – centrée sur les turbulentes années 1960 et 1970 –, se dessinait au fil de la 33e édition du Cinéma du Réel une ample et passionnante déambulation à travers la création documentaire américaine. Entre la thématique « America Is Hard to See », les dédicaces à Richard Leacock et Leo Hurwitz, ainsi que les sélections : des années 1930 à 2011, les précieux jalons de presque un siècle ont défilé, mettant au cœur la représentation – et les nôtres – des États-Unis par le geste documentaire.
Contre-représentation
« America Is Hard to See », il s’agit du très beau titre – emprunté au film éponyme réalisé par Emile De Antonio en 1970 (ci-dessus) – de cette thématique programmée avec la complicité de Federico Rossin, un intitulé dont il faut tout de même préciser l’ironie qu’il a fini par prendre. Le service culturel de l’ambassade des États-Unis à Paris a en effet refusé le versement d’une subvention en prétextant que ce n’est pas de cette façon que le pays souhaite être représenté. Bel hommage involontaire à la force subversive et à la désobéissance médiatique qui président aux ciné-tracts montrés dans le premier programme, « Contre-information ». Émanant de la gauche prolétarienne, ces bandes d’actualités réalisées par la coopérative Workers Newsreel documentent la misère et les luttes sociales durant la Grande Dépression. L’objectif s’avère clairement de remplir un angle mort que l’administration Hoover et les media dominants ne souhaitent pas – justement – représenter : un envers très sombre de l’American dream.
On découvre ainsi des armées de crève-la-faim et des marches de travailleurs (Unemployment Special 1931 et The National Hunger March 1931), des grèves (Detroit Workers News Special 1932 : Ford Massacre). Aussi, l’antifascisme est-il convoqué dans America Today and the World in Review (1934). Ces documents filmés font surgir un pan plutôt méconnu de l’histoire sociale des États-Unis, aussi bien un désir de dignité qu’une violence sociale et une répression impitoyables ; certaines séquences nous plongent dans de véritables scènes de guerre contre ces mouvements sociaux. Les projections en 16mm ont pris place dans un complet silence, ce qui entraîne le regard dans une expérience singulière, notamment parce que ces images font largement appel à un imaginaire fictionnel. Quand arrive une patrouille policière, impossible de ne pas songer aux films (contemporains de ces images) de Chaplin, on se demande même si le célèbre vagabond ne va pas débouler dans le champ avec un agent aux trousses. Et quand la caméra est prise dans un mouvement de foule, c’est à croire que la prise de vue est assurée par un opérateur nommé Buster Keaton… Aussi, dans le second programme (« La Cause »), un très fort écho se produit avec le travail photographique emblématique entrepris par Dorothea Lange et Walker Evans pour documenter l’Amérique de la Grande Dépression ; tout particulièrement dans And So They Live de John Ferno et Julian Roffman (1940) et People of the Cumberland (ci-dessous) de Jay Leyda et Sidney Meyers (1938).
Millions of US. A Story of Today (1934) de Tina Taylor et Slavko Vorkapich fait émerger une narration — son et parole – qui prend place dans une fiction documentaire grossièrement caricaturale, où un chômeur à la dérive reçoit l’onction syndicale et rejoint la grève après avoir fricoté avec les jaunes. Ce film ouvre vers des narrations et un geste cinématographique hybride et propagandiste, où les protagonistes se trouvent dans une démarche plus ou moins participative. C’est le cas de People of the Cumberland qui croise une saisissante plongée dans la misère des campagnes du Tennessee et la marche triomphale de la Highlander Folk School, apportant instruction et progrès dans cette contrée désolée. Si la propagande s’affiche clairement, il en est de même de la valeur cinématographique, notamment le croisement d’une démarche sociologique, d’une complexité narrative chargée de mélancolie, d’une recherche visuelle et rythmique ; c’est particulièrement le cas de Valley Town de Willard Van Dyke (1940), percutante méditation poétique sur les conséquences du chômage dans une ville de l’acier. Dans And So They Live, les carences alimentaires et leurs conséquences sont débitées avec précision, ce qui ne l’empêche pas de se terminer par une scène absolument somptueuse et poignante, où le père de famille anime la veillée familiale au son d’un banjo.
Richard Leacock : ciné-life
Bien que de nationalité britannique, on associe logiquement Richard Leacock à l’aventure du cinéma direct américain, pour lequel il fut un inlassable travailleur du réel en compagnie des frères Maysles, de Pennebaker ou de Robert Drew, ceci en occupant tous les postes : réalisateur, opérateur, monteur, inventeur de caméra… Difficile évidemment de ne pas évoquer l’ironie du sort faisant intervenir son décès le jour de l’ouverture de cette édition qui lui consacrait une dédicace débutant par la projection de Canary Island Bananas (1935). Ce dernier fut réalisé lorsqu’il avait 14 ans pour raconter en images à ses amis britanniques le fonctionnement de la plantation de son père sur les îles Canaries. Réside alors dans ce geste d’un adolescent ce qui allait structurer son existence : la recherche des moyens de transmettre le réel.
Le geste de Leacock contient une générosité absolument stupéfiante qui capte son énergie dans le filmé, à l’écoute de pulsations avec lesquelles il fait corps avec une étonnante vivacité, un engagement physique total, une perpétuelle capacité d’adaptation et une grande variété dans le rendu visuel. Original Cast Album – Company (D.A. Pennebaker, 1970) suit la répétition d’une comédie musicale qui tourne au marathon chanté, où les filmeurs font eux aussi l’expérience de la durée et de l’endurance. Parmi le programme, on retiendra notamment le prodigieux Jazz Dance (Roger Tilton, 1954), filmé avec deux petites caméras de l’armée (celles de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle Leacock fut opérateur) dotées de chargeurs d’une minute. Dans cette urgence, chaque caméra était rechargée par un complice. Cette opération de jonglage de l’opérateur Leacock se déploie en un ballet acrobatique et virevoltant – aussi bien devant que derrière la caméra – qui nous plonge dans une boîte de jazz de l’East Village. Cette aisance se double d’un geste toujours gagné par la mise en scène, notamment l’inventivité de cadrages particulièrement attentifs aux attitudes corporelles. Cet élément particulièrement prégnant dans Jazz Dance se retrouve dans absolument tous les films, pensons par exemple, sur un tout autre sujet, au très corrosif Chiefs qui porte sur un congrès de 1500 chefs de police à WikikiBeach sur l’île d’Hawaï.
Dans Happy Mother’s Day, une ville s’empare littéralement d’une famille, au sein de laquelle Madame Fisher (ci-dessus), a accouché de quintuplés. La communauté se met en branle pour fêter ses héros, ce qui prend des proportions absolument délirantes, rapprochant l’entreprise du zoo humain. La situation devient le prétexte à un impayable portrait de l’Amérique, grinçant, cocasse, sans oublier d’être marqué par une tendresse et un humour absolument dévastateur : malice du regard et du montage s’épousent. À ce titre, le festival présentait une version de Primary (Robert Drew, 1960) remontée en une nuit par Leacock pour arriver à une durée réduite de plus de moitié (27 minutes à partir des 60 de départ). Ce qui rehausse évidemment le rythme : on assiste à une course effrénée (déjà présente dans le premier montage de Robert Drew) entre les deux candidats, J.F. Kennedy et H. Humphrey, réunis dans une sorte de thriller politique. Encore une fois, c’est l’acuité du regard qui impressionne ; l’un des intérêts de Primary réside dans la déconstruction du dispositif politico-médiatique, découpant l’électorat en parts de marché. Aussi et surtout en se situant dans le off de celui-ci, avec à nouveau une éblouissante faculté à capter ce qu’est être en représentation.
Leo Hurwitz, vers un cinéma total
Largement méconnus, les films de Leo Hurwitz couvrent cinq décennies et un éventail cinématographique peu commun. Notons par exemple qu’il débute en tant qu’opérateur au sein de la coopérative Workers Newsreel. D’origine russe, le cinéaste a grandi à Brooklyn, appris le cinéma à Harvard. Le réalisateur va rester fidèle à ses débuts, en concevant tout au long de sa vie et de sa carrière le cinéma comme une aventure collective, et comme un engagement de chaque instant. Fondateur de Nykino et membre actif du collectif Frontier Films créé en 1936, Hurwitz pratique le cinéma avec l’esprit d’équipe, co-signant plusieurs oeuvres avec Paul Strand (comme Heart of Spain en 1937 ou Native Land – ci-dessous – en 1942), mais aussi en prenant très à cœur son rôle d’enseignant et de formateur de jeunes cinéastes.
Engagé, toujours, Hurwitz n’aura de cesse de travailler la forme du film-essai afin de proposer non seulement un regard sur la complexité du monde, mais aussi une réflexion aboutie sur les grands événements du XXe siècle. Lui qui a supervisé pour la télévision américaine le filmage du procès d’Adolf Eichmann en 1961 a toujours placé au centre de ses films un questionnement sur la grande Marche du Temps. Et c’est à travers une forme hybride qu’il retravaille sans cesse cette visée de montrer des images du monde, tout en le donnant à penser, à questionner. Entremêlant images d’archives, scènes fictionnelles, commentaires en voix-off et musique souvent grandiloquente, le documentariste s’efforce de transcrire formellement la complexité des sujets qu’il aborde, et de forger une sorte de pensée mosaïque du réel, et de la collusion entre le destin individuel de l’homme, et l’évolution de l’Histoire.
Traitant de la guerre d’Espagne, des camps de concentration, de l’histoire du racisme aux États-Unis, ses films sont bien entendu des œuvres engagées, partisanes, où la voix-off se fait le plus fréquemment emphatique. Au-delà de la confrontation du destin particulier à l’évolution du monde et des nations, rendue d’autant plus poignante dans son dernier film. Dans Dialogue with a Departed Woman (1980), poème filmique adressé à sa seconde épouse (ci-dessous) récemment disparue, Hurwitz questionne aussi le lien entre les événements du monde, et la possibilité de les exprimer.
Dans The Museum and the Fury (1956), qui prend pour matériau du found footage d’images d’importants conflits du XXe siècle et des images de découverte des camps de concentration, on peut souligner que Hurwitz s’est emparé très tôt de ce traumatisme du XXe siècle, mais également que le montage confronte ces visions d’horreur avec de nombreuses œuvres d’art, tableaux pour la plupart, notamment le Guernica de Picasso. Dans cet écheveau d’images qui s’efforcent de construire une réflexion sur l’évolution de l’équilibre du monde dans lequel il vit par la confrontation entre la voix-off, et le montage, c’est également en filigrane sa place de cinéaste que Leo Hurwitz questionne, en donnant à réfléchir sur les possibilités de rendre compte du réel et de sa complexité par les multiples moyens qu’offre le cinéma, pris comme un art total.
En représentation
La désobéissance par l’image avec « America Is Hard to See », la verve du filmmaker Richard Leacock, l’aspiration à un cinéma total de Leo Hurwitz : il est évidemment aventureux, présomptueux et artificiel de faire dialoguer le patrimoine documentaire des États-Unis et les films en sélection se rapportant à ce même pays. Il est d’ailleurs difficile de trouver de solides héritages, même si le 16mm tremblé de la « franco-new-yorkaise » Marie Losier (The Ballad of Genesis and Lady Jaye) se rattache clairement à l’héritage de la scène expérimentale des années 1960 – 1970 et que le cinéma de Lee-Anne Schmitt (The Last Buffalo Hunt) renvoie aux essais pamphlétaires de la même période.
Les représentations qui nous ont été données au sein des sélections sont avant tout centrées sur les États-Unis eux-mêmes, interrogeant les mythes et les frontières. On se situe loin de la démarche de projection vers le monde qu’ont initié Hurwitz et, à un degré moindre, Leacock. Pour boucler cette boucle, il n’y a pas plus « américaines » que les troublantes images d’un ailleurs – le Vietnam – qui scandent Distinguished Flying Cross de Travis Wilkerson ; le champ américain des différents films ne dispose pas d’un autre champ, encore moins d’un hors champ. L’Autrichienne Ruth Beckermann propose une auscultation déambulative – un trajet New York-Las Vegas – de l’Amérique depuis l’élection de Barack Obama : American Passages débute d’ailleurs par des scènes de liesse à Harlem (renvoyant à celles d’Obama’s Song de Dominique Dubosc, en sélection en 2009). La cinéaste se lance dans une trajectoire où ce n’est pas le paysage qui est convoqué, mais le fil de rencontres et de paroles recueillies. Concernant The Last Buffalo Hunt, il faut sans doute évacuer d’emblée le fait qu’il n’a pas la même tenue que le formidable California Company Town (présenté au Cinéma du Réel en 2009). Pour le reste, la cinéaste (ici en co-réalisation avec Lee Lynch) poursuit avec cohérence l’interrogation des strates de mémoires et des processus socio-historiques contenus dans le paysage américain, ici à travers la survivance de ces chasses aux bisons.
The Last Buffalo Hunt et American Passages renvoient à une logique d’épuisement de l’expérience au sens que Guy Debord lui donne dans La Société du spectacle : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Ce sous-texte debordien est résolument et consciemment présent dans The Last Buffalo Hunt, mais d’une façon souvent si littérale que le regard se retrouve passivement spectateur d’un dialogue sans écho entre images et (sous) texte – ou disons, pour être plus juste, que les fulgurances s’avèrent plutôt rares. Alors que California Company Town trouvait une étonnante dynamique dans cette relation entre vu et dit, The Last Buffalo Hunt semble atteint par l’épuisement d’une mythologie usée jusqu’à la corde et recyclée sous des formes spectaculaires et commerciales – parcs à thèmes, « safaris » avec guides, logo, restaurants, etc.
À sa manière, American Passages apparaît comme victime malgré lui de cette forme d’épuisement. D’abord parce que sans que l’on puisse douter de la sincérité de Ruth Beckermann ou de ceux qu’elle interroge, ces rencontres se nourrissent peu entre elles, en raison d’une structure qui tire vers un côté « visite guidée » assez entendue – famille, Jésus, drapeau, etc. – d’une boutique nommée « America ». Forcément en représentation, les différents protagonistes paraissent enfermés dans la leur tout autant que dans une haute conscience des mythes et idéaux collectifs nationaux qu’ils incarnent, malgré tout. American Passages s’avère un chapelet de représentations aboutissant à un vieux décati qui débite, dans un casino de Vegas, les propos de quelqu’un à considérer comme l’un de ces « salauds sincères » que Godard embarque sur le paquebot de Film Socialisme, où l’on se situe précisément en dehors de l’expérience du monde. Partie avec l’idée de tisser une image des États-Unis, Ruth Beckermann, dans un troublant retournement, semble avoir été filmée par des représentations, même lorsqu’elle insuffle volontairement des artifices « fictionnels » de mise en scène au fur et à mesure de l’avancée du métrage vers son point d’arrivée.
Ces deux films exposent de façon assez effrayante et glaçante une nation épuisée par le recyclage incessant de ses propres mythes, un pays englué, figé dans le spectacle de sa représentation. S’il est question de frontières dans The Last Buffalo Hunt et American Passages, c’est pour signifier qu’il n’en est plus de réelles à conquérir. Une fois le pays du mouvement soumis à l’immobilité, celui-ci est-il condamné à s’éteindre ? Il reste toutefois que cette notion surgit dans ce que capte Marie Losier de ce couple qui interroge radicalement les limites du genre sexuel : The Ballad of Genesis and Lady Jaye ou le seul film « américain » en sélection à porter l’hypothèse d’une frontière à repousser, d’une possible réinvention.