Avant d’être nommé en mars 2018 à la tête de la Quinzaine des réalisateurs, Paolo Moretti a collaboré à la programmation de nombreux festivals et institutions tels que le Centre Pompidou, la Mostra de Venise ou encore le Festival international du film de La Roche-sur-Yon. À deux semaines du Festival de Cannes, nous l’interrogeons sur sa conception de la Quinzaine, sa méthode de travail et ses choix de programmation.
On parle généralement assez peu du processus de travail des programmateurs. Pouvez-vous nous expliquer la manière dont s’est organisée la sélection ?
C’est un processus aléatoire et sauvage. La base du travail consiste à nouer des relations, à suivre des projets et à s’assurer de pouvoir regarder les films dans les temps. La plupart sont envoyés spontanément au moment des inscriptions. Parfois, c’est à nous de convaincre les réalisateurs de nous les envoyer même s’ils ne sont pas encore finis, ce qui n’est pas évident et suppose un rapport de confiance. Il faut ensuite visionner un maximum de films afin d’arriver à une palette d’hypothèses la plus large possible. Chaque processus de sélection dans lequel j’ai été impliqué s’est avéré différent. Certains visionnent dans leur coin et ne se réunissent que très ponctuellement tandis que d’autres s’enferment ensemble pendant dix jours et ne font que ça du matin au soir. Toutes ces méthodes sont légitimes et produisent des résultats respectables. Dans le cas particulier de la Quinzaine, une grande partie des films que nous voyons sont en DCP, ce qui suppose de les découvrir ensemble en salle. On en discute généralement tout de suite après. La sélection n’est pas seulement ainsi l’expression de ma personnalité mais celle d’un collectif, d’un groupe élargi composé du comité de sélection, des conseillers et des correspondants.
Comment avez-vous choisi les membres de ce collectif ?
J’avais envie que chacun amène son expérience et sa sensibilité. Valentina Novati est productrice et distributrice, Morgan Pokée critique et programmateur, Anne Delseth a une expérience de la Quinzaine, Paolo Bertolin collabore pour des festivals dans le monde entier et Claire Diao est spécialisée dans le cinéma africain. Il y a aussi les conseillers et les correspondants : Benjamin Illos pour l’Asie de l’Est, Manlio Gomarasca pour le cinéma de genre ou Charlotte Serrand, qui s’est occupée d’une grande partie des présélections… J’ai également été en correspondance avec deux directeurs de festivals : Emilie Bujès (Visions du réel) et Jean-Pierre Rehm (FID Marseille). À Cannes, on peut profiter du pouvoir d’attraction qu’exerce le festival et se permettre le luxe de ne retenir sur les 1800 films reçus que ceux qui nous passionnent collectivement. Chaque film sélectionné est le produit non pas d’un compromis mais d’un enthousiasme commun. Cette année, je découvrais moi aussi ce collectif et je suis absolument ravi du résultat.
Un seul membre du comité ne peut donc être à l’origine de la sélection d’un film ?
Je suis techniquement le seul à avoir ce pouvoir, mais je n’en ai jamais fait usage car cela me semble jouer contre les films et l’esprit collectif de la sélection. Il arrive, même si cela est rare, qu’un sélectionneur soit moins enthousiaste et qu’il soutienne tout de même l’idée d’inviter le film. C’est là où on sort d’une dimension seulement critique pour entrer dans une vraie logique de programmation : on essaie de construire un discours global où les films, pensés dans un contexte, prennent un sens que seuls ils n’auraient pas forcément. Parfois, qu’un film ne fasse pas l’unanimité absolue mais suscite des discussions constitue justement son intérêt.
Dans la sélection, un accent particulier est mis sur le cinéma de genre. Qu’est-ce qui selon vous constitue l’intérêt de ces films ?
Nous nous en sommes presque seulement rendus compte après l’annonce de la sélection. Nous sommes sensibles au cinéma de genre comme à n’importe quelle autre forme et nous n’avions pas la volonté de faire un focus particulier ou d’affirmer que le cinéma de genre est l’avenir du cinéma. Il se trouve que la question était présente dans plusieurs des films qui nous ont le plus convaincus. C’est peut-être dans l’esprit du temps : un certain nombre de réalisateurs extrêmement intéressants sont séduits par le genre. Ce sont souvent des auteurs qui s’aventurent sur ce terrain tout en le conjuguant à un univers très singulier.
On va tout péter (Blow It to Bits) de Lech Kowalski
La quasi totalité des films de la sélection sont des fictions. Comment expliquez-vous que le documentaire soit minoritaire ?
Je ne fais pas de distinction entre documentaire, fiction ou animation. Pour moi, la Quinzaine n’a pas vocation à représenter des quotas de formes mais à restituer un état de la création cinématographique contemporaine. Son sens historique est de faire confiance aux voix les plus singulières et risquées. Nous n’avons pas eu envie de présenter On va tout péter (Blow It to Bits) de Lech Kowalski parce que c’est un documentaire, mais bien parce qu’il est à nos yeux un grand film. Par ailleurs, le documentaire se manifeste de façon assez intrigante dans la sélection : Lillian d’Andreas Horwath est par exemple un film avec une actrice qui n’en est pas une, réalisé par un documentariste qui s’inspire d’un contexte bien réel. Nous sommes très intéressés par la déclinaison possible que l’approche documentaire peut prendre lorsqu’elle commence à dialoguer avec la fiction. C’est une sensibilité propre à une certaine famille de recherche dans le cinéma contemporain, qui ne bénéficie pas d’une grande représentation à Cannes et que nous avions envie de soutenir.
Vous semblez pas non plus faire de différence entre les courts et les longs métrages.
Je dis souvent qu’on ne juge pas un tableau par les dimensions de la toile. C’est vrai aussi des films. Il y a une vision assez infantilisante du court métrage qui consiste à penser qu’il est moins important ou qu’il est un simple showreel avant le long. Il y a énormément d’artistes qui ont passé leur vie à travailler sur des formes de moins d’une heure et qui ont développé une œuvre absolument passionnante. Cette année, nous programmons une sélection de courts métrages au milieu du festival alors qu’ils sont généralement projetés à la fin. C’est notre manière d’affirmer que les courts métrages ne sont pas des petits films. Ce sont des travaux qui ont leur autonomie et leur raison d’être. Ils possèdent une densité créative qui n’a rien à envier aux longs métrages que l’on présente.
Cette année, la Quinzaine compte dix réalisatrices, soit un peu moins d’un tiers de la sélection. L’égalité des genres a‑t-elle été un enjeu pour choisir les films ?
Nous nous étions engagés sur une transparence des données. 24% des films qui nous ont été proposés sont réalisés par des femmes. La sélection répond à ce pourcentage, nous n’avons pas dû forcer.
Lors de la conférence de presse, vous avez dit que la Quinzaine est une « sélection complémentaire ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
C’est une question que l’on doit se poser chaque année. La réponse ne peut pas être la même en 2019 qu’en 1969, où la Quinzaine mettait en avant un cinéma différent et moins exposé que celui mis à l’honneur par la sélection officielle. Cette dynamique est sa raison d’être institutionnelle. Être complémentaire ne signifie toutefois pas être en compétition avec les autres sélections : par exemple, certains films sont mieux servis par la Semaine de la critique et d’autres par la Quinzaine. Il ne s’agit pas de se disputer les films mais de s’interroger sur ce que notre plateforme est en mesure de leur offrir par rapport à d’autres. Les réalisateurs, les producteurs, les distributeurs et les vendeurs internationaux se demandent également où aller et pourquoi. Il y a différentes raisons de préférer une plateforme à une autre, qui ne sont pas nécessairement rationnelles mais font souvent entrer en jeu la subjectivité des différents acteurs. La seule chose qu’on peut faire c’est de leur expliquer pourquoi on pense que leur film pourrait s’épanouir chez nous, parce qu’il dialogue avec d’autres ou qu’il correspond à un esprit particulier. Il s’agit de mettre à disposition un espace et une forme d’organisation des films dont la vision suscite des émotions que l’on ne ressent pas forcément ailleurs dans le festival.
La direction précédente avait ouvert la Quinzaine à un cinéma plus populaire, avec des films comme Les Garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne. Quel est votre positionnement par rapport au public, assez divers à la Quinzaine (où des places sont mises en ventes pour des non-professionnels) ?
C’est encore une question qui évolue dans le temps, avec la transformation du Festival de Cannes, des dynamiques de marché et des acteurs de l’industrie culturelle. À la Quinzaine, un quota de places est mis à disposition du public. Même s’il représente une partie limitée de la salle, nous trouvons important d’un point de vue identitaire et symbolique de le maintenir. La question du public est aussi travaillée a posteriori avec la reprise au Forum des Images à Paris et le voyage de la programmation à travers énormément de cinémas en France. Cannes induit néanmoins d’autres enjeux : c’est un festival de premières mondiales, où il est important que les films soient vus par un public de professionnels en mesure de leur donner par la suite une vie commerciale. Faire en sorte que les films aient le plus de résonance possible à l’intérieur de l’industrie et dans le monde entier est l’un de nos devoirs institutionnels. Nous travaillons donc à établir un équilibre entre ces deux publics.
Yves de Benoît Forgeard
Pourquoi avoir choisi des comédies comme film de clôture et d’ouverture ?
Nous n’avons pas sélectionné Le Daim parce qu’il est une comédie mais parce que c’est un film de Quentin Dupieux, un artiste que je trouve passionnant et qui selon moi manquait à Cannes (où il n’est pas revenu depuis 2010 avec la sélection de Rubber à la Semaine de la Critique). Je m’intéresse à son travail depuis des années et je suis absolument ravi de l’accueillir pour cette édition. Même chose pour Benoît Forgeard, dont le parcours est lui aussi atypique : il sort d’une école d’art et ses films conservent quelque chose de cette sensibilité. La Quinzaine est aussi là pour souligner des pratiques qui ne s’inscrivent pas dans une filière de création traditionnelle.
Lors de la conférence de presse, vous avez parlé d’« écritures modernes ». Qu’entendez-vous exactement par là ? Est-ce le rôle d’un festival de définir ce que serait aujourd’hui la « modernité » cinématographique ?
À mon sens, une écriture moderne est une écriture qui trouble une perception codifiée et établie. Le film de Robert Eggers est tourné en 35mm avec de l’équipement d’époque mais dans un contexte et avec des moyens extrêmement contemporains, qui produisent une expérience d’ici et maintenant. Ce sont des œuvres qui, plus largement, rendent possible une évolution de l’interprétation des images en mouvement. La réalité virtuelle entre bien sûr en jeu, même si là encore il ne s’agit pas d’affirmer quoi que ce soit. C’est une pratique qui a lieu aujourd’hui et qui a pour nous une raison d’être partagée. Ce qui nous intéressait à travers la réalité virtuelle, c’était de voir s’il y avait là une nouvelle déclinaison possible du mot « réalisateur ». C’est pourquoi nous avons fait appel à Laurie Anderson, dont le travail sur la VR reste celui d’une auteure : en voyant ses trois installations, on a aucun doute sur le fait qu’elle en soit la créatrice. Il est dans la nature de la Quinzaine de s’interroger sur ces évolutions.
The Lighthouse de Robert Eggers