À l’occasion de la sortie en salles d’À l’abordage le 21 juillet, après une diffusion sur Arte.tv, le cinéaste Guillaume Brac revient sur la genèse de ce projet risqué et les questions qu’il soulève, aussi bien en termes de mise en scène que de représentations sociales.
À l’abordage, comme l’un de vos précédents films, Contes de juillet, est le fruit d’une collaboration avec les élèves du Conservatoire Supérieur National d’Art Dramatique. Votre façon de travailler ensemble a‑t-elle beaucoup évoluée d’un projet à l’autre ?
Les deux démarches étaient très différentes. Dans le cas de Contes de Juillet, il s’agissait d’un atelier réalisé sur une durée très courte qui ne permettait pas de faire un « vrai » film . Ce fut une expérience à la fois heureuse et frustrante, car j’aurais aimé pouvoir faire mieux et avoir plus de temps, comme Pascale Ferran avec les élèves de L’École Supérieure d’Art Dramatique de Strasbourg dans L’Âge des possibles. Aussi, j’étais très heureux lorsque la directrice du Conservatoire Supérieur National d’Art Dramatique m’a proposé d’écrire un long métrage sur un an pour cette promotion. Si je n’avais pas eu le choix des acteurs sur Contes de Juillet, j’ai pu cette fois-ci composer la distribution du film.
À l’image de votre mise en scène dépourvue d’artifices (lumière et décors naturels, caméra portée), le jeu des acteurs donne le sentiment d’une grande spontanéité et sincérité. Comment avez-vous intégré des éléments documentaires dans ce récit d’aventures ?
Si je ne m’étais pas nourri des comédiens, il n’y aurait tout simplement pas eu de film. Je n’avais en effet pas d’histoire particulière à raconter à ce moment-là : ce qui m’intéressait, c’était de plonger dans les désirs, les espoirs et les frustrations de ces jeunes. Cela n’a pas toujours été simple car, habitués à composer des rôles de répertoire pour le théâtre, certains pouvaient avoir une légère inquiétude ou réticence à incarner des personnages trop proches d’eux-mêmes. Il m’a fallu les rassurer et leur faire comprendre qu’ils auraient tout de même la possibilité d’inventer dans le jeu. Pour penser la répartition des rôles, je me suis appuyé sur des choses que j’observais, comme la complicité réelle entre Salif Cissé (Chérif) et Éric Nantchouang (Félix), ou sur ce que j’imaginais être leur relation avec Édouard Sulpice (Édouard). Les personnages étaient à mi-chemin entre ce qu’ils étaient réellement et ce que j’avais envie de projeter sur eux. Tous mes choix de mise en scène, comme tourner des plans longs ou réunir les acteurs dans un même cadre, contribuaient à leur donner la liberté d’exister dans le plan. Mon obsession lorsque je tourne une scène est d’arriver à obtenir un bloc de vérité. Les comédiens ont d’ailleurs eu l’impression de vivre réellement ce voyage, d’explorer l’endroit en même temps que les personnages, mais aussi se découvrir entre eux. J’ai notamment trouvé très belle la façon dont Édouard a épousé la trajectoire de son personnage, en s’épanouissant et en prenant confiance au contact d’Éric et de Salif.
Vous faites également jouer des membres de votre famille, notamment votre fille âgée de quelques mois seulement. Comment dirigez-vous vos acteurs, professionnels ou non, dans ces scènes ?
La vieille dame, qui est jouée par la grand-mère de ma compagne, a une personnalité qui m’amuse beaucoup et que je souhaitais arriver à capturer dans le film. La conversation entre son personnage et celui de Félix a été obtenue de très haute lutte car il s’agit d’une dame très âgée et qu’Éric n’avait pas encore tout à fait trouvé ses marques au début du tournage. La scène qui apparaît dans le film correspond en réalité une improvisation tournée en fin de journée, où les deux acteurs sont parvenus à oublier la présence de l’équipe pour entrer dans une véritable discussion. En ce qui concerne le bébé, il s’agissait d’un enjeu très important pour moi : il est en effet tout sauf anodin de filmer sa propre fille et si ces scènes avaient été ratées, cela aurait été une blessure éternelle. J’étais donc très nerveux et me focalisais beaucoup sur elle et assez peu sur les comédiens, qui étaient, pour ainsi dire, livrés à eux-mêmes. En fin de compte, cela s’est très bien passé : ma fille, très curieuse, entrait en contact avec les acteurs et oubliait ce qu’il y’avait autour assez facilement, même s’il a pu nous arriver, avec ma compagne, de nous cacher derrière la caméra pour lui arracher certains sourires. Nous avions même acheté un faux bébé pour les scènes où elle n’était pas trop censée bouger, mais il n’a finalement jamais servi : cela éteignait les acteurs, les déréalisait, alors que le vrai bébé représentait pour eux une contrainte vivante et créative. Dans la scène au bord de la rivière, des plans larges où l’on voit le bébé jouer ont remplacé les plans plus serrés sur les jeunes adultes qui étaient prévus au départ, car l’absence de l’enfant se ressentait presque chimiquement. De manière générale, je n’ai pas d’autre méthode ou règle que celle de filmer des personnes pour qui j’éprouve de la sympathie. J’essaie de faire en sorte qu’ils s’amusent et qu’ils aient confiance. Cela passe aussi beaucoup par l’investissement et la générosité des comédiens.
Vos personnages ne cessent de prendre des risques, que ce soit en traversant la France pour rejoindre l’être aimé ou en se jetant à l’eau lors d’une séance de canyoning. Dans quelle mesure la réalisation de ce film représentait-elle également un pari risqué ?
De nombreuses contraintes pesaient en effet sur le film, qu’elles soient liées au calendrier, à la météo ou au grand nombre de personnages. Je voulais par ailleurs à tout prix éviter de faire un film de promotion ou de jeunes comédiens. Ce projet, qui avait pour principe de s’écrire au fur et à mesure, aurait été très compliqué à financer de manière classique, auprès des guichets de cinéma. Heureusement, il y a eu l’engagement d’Arte, même si la réponse ferme est arrivée tardivement : nous avons amorcé la préparation du film en ne sachant toujours pas vraiment avec quel argent on allait le tourner. Il faut avoir des producteurs très casse-cou pour soutenir ce genre de films et je remercie Grégoire Debailly de s’être montré audacieux. Enfin, ces jeunes comédiens étaient très talentueux mais n’avaient jamais fait de cinéma : je ne savais pas du tout comment ils allaient se comporter sur un tournage. De manière plus générale, je pense qu’il est plus risqué de faire un film qui repose sur des moments tenus, des croisements ou des frictions qu’une œuvre s’appuyant sur une architecture solide ou de grands sujets. Parce que l’on flirte toujours avec le rien, l’anodin ou l’inconséquent, il faut une forme de croyance pour arriver à se dire que cela va faire un film qui va toucher et intéresser des gens.
La musique rassemble les personnages à plusieurs reprises que ce soit dans la scène de rencontre entre Alma et Félix ou, plus tard, dans celle du karaoké. Comment avez-vous effectué vos choix musicaux ?
Au départ, la rencontre entre Alma et Félix était écrite de manière bien plus alambiquée et passait essentiellement par le langage. Avec ma monteuse, Héloïse Pelloquet, nous nous sommes rendu compte qu’il serait bien plus beau que la rencontre se fasse sans un mot et que le fossé entre les personnages se creuse plus tard, une fois le langage revenu. Il s’agit d’une scène documentaire, où je n’ai pas choisi la musique, comme pour la scène de boîte de nuit dans Un monde sans femmes. Il y avait quelque chose de plus délibéré de ma part dans la scène de karaoké, pour laquelle j’avais le droit de puiser dans un catalogue Universal à un prix raisonnable. J’ai impliqué les comédiens dans le processus : Édouard m’a ainsi fait découvrir « Les Cornichons » de Nino Ferrer et Ana Blagojevic a opté pour « Aline » de Christophe, une chanson que j’aime énormément. La puissance de ce genre de musique m’avait frappé il y a longtemps, en entendant un morceau de Jean-Jacques Goldman dans La ville est tranquille de Robert Guédiguian : c’est comme s’ils en les écoutant, on pouvait ressentir les émotions vécues par une infinité de gens.
Comme Un monde sans femmes ou L’Île au trésor, À L’Abordage se déroule pendant les vacances d’été. Selon vous, quelles possibilités narratives et visuelles offre ce moment particulier ?
N’ayant pas eu beaucoup d’expériences professionnelles en dehors du cinéma, je me sens moins légitime à filmer le monde du travail que quelque chose de commun à tous comme les vacances. Cela mérite d’être nuancé bien sûr, car l’été rassemble autant qu’il sépare. J’aime filmer ces moments affranchis du quotidien, qui font dévier les personnages de leur trajectoire : même si cela semble dérisoire, cet éloignement peut représenter beaucoup à leur échelle. Narrativement, les personnages sont très disponibles et n’ont pas d’emploi du temps, il peut donc leur arriver des tas de choses. Cela offre également la possibilité de moments plus suspendus voire contemplatifs et permet de tourner en extérieur avec peu de moyens, de manière plus ludique et artisanale. Enfin, l’été allège : on ne raconte pas les mêmes histoires selon la saison. Dans le cas de Tonnerre, par exemple, le fait d’avoir tourné en hiver a modifié le ton de mon cinéma, cela l’a rendu plus grave. Ce n’est pas une règle absolue, mais il est vrai que je ne pouvais pas imaginer tourner À l’abordage à une autre saison.
Deux des protagonistes sont noirs et appartiennent à un milieu populaire. Pourtant, la question des préjugés raciaux ou des inégalités sociales, sans être absente, reste discrète. Comment expliquez-vous ce choix ?
Je ne me serais pas autorisé à écrire un film dont les deux protagonistes seraient noirs si cela ne s’était pas présenté à moi. Ce n’était pas une démarche volontaire de ma part : c’est parce que, parmi les comédiens que l’on m’a proposés, ces deux jeunes m’ont particulièrement intéressé que j’ai décidé d’écrire pour eux. Le film ne cherche au fond pas à dire grand-chose là-dessus et il était assez clair, dès le départ, que je n’avais pas envie de faire un film politique ou didactique, mais plutôt de parler des émotions de ces jeunes gens. En même temps, je n’étais pas dupe de la situation et je savais très bien que la présence de protagonistes noirs était peu fréquente dans le cinéma d’auteur français. Nous étions d’accord avec ma scénariste pour dire que cela n’était le sujet du film que d’une manière souterraine et indirecte, qu’il fallait que l’on raconte une autre histoire tout en faisant comprendre par touches que ce n’était pas anodin que ces deux jeunes garçons se retrouvent en vacances à cet endroit-là. Je sentais que chaque mot comptait et qu’il allait falloir être très fin pour n’être ni la démonstration ni dans le déni. Les dialogues ont d’ailleurs été écrits avec eux, au fil d’improvisations, et la façon dont ils parlent dans le film correspond à la façon dont ils parlent dans la vie. Salif et Éric étaient très vigilants sur la manière dont ils allaient être représentés et sont très à l’aise avec l’image renvoyée par le film. Ce n’est pas la projection d’un homme blanc de quarante ans sur deux jeunes noirs de vingt ans, c’est plus complexe que cela.
L’échelle des plans, souvent large, rassemble les personnages au-delà de leurs différences sociales, politiques ou genrées. Dans quelle mesure votre mise en scène se met-elle au service de la création d’une utopie ?
Je m’étais posé la question au moment de L’Île aux trésors. Quelques personnes m’avaient reproché de raconter une utopie et d’être trop candide ou aveugle à certaines réalités de la France d’aujourd’hui. Pour moi, le cinéma ne sert pas forcément à représenter les choses telles qu’elles sont mais, à travers le regard que l’on porte sur les gens et les lieux, à transformer cette réalité pour la rendre un peu plus belle. À mon avis, rares sont les cinéastes qui prétendent filmer la réalité telle qu’elle est, et puis qu’est-ce que la réalité ? On voit bien que la représentation qui en est donnée dans les médias ou la télévision est biaisée. Cela avait donc un sens pour moi de réunir ces comédiens dans un même plan, même si des champs-contrechamps figurent dans le film. Si Félix et Alma sont d’abord réunis dans le même plan, ils sont ensuite séparés par le cadre, comme avec Édouard et ses deux camarades lors du trajet en voiture. Il y a tout un travail autour du montage qui rassemble ou qui sépare. Il s’agit donc d’une utopie, mais qui reste fragile, car elle peut à tout moment se dérégler.
Votre film célèbre tout ce qui a été le plus mis de côté ces derniers temps : le voyage, la rencontre, l’extérieur… Quel aura été l’impact de la crise sanitaire sur le film et sur vos futurs projets ?
La crise sanitaire n’a en fin de compte pas changé tant de choses que ça à la vie du film. Il était inscrit dans le contrat que le film devait être diffusé sur Arte avant de sortir en salle. Lorsque le film était passé au Champs-Élysées Film Festival l’an dernier, je m’étais toutefois rendu compte à quel point les gens le recevaient d’une façon particulière. Le film devenait presque une sorte de manifeste, qui leur redonnait tout ce qui avait leur avait été retiré. Aujourd’hui, je me dis qu’il s’agit peut-être d’un bon film pour accompagner ce moment de transition, où l’on n’est pas tout à fait sorti du tunnel mais où l’on commence à entrevoir la lumière. Contrairement à certains amis cinéastes, qui ont pu écrire un film pendant le confinement, cette période m’a complètement asséché. Ce n’est pas comme si j’adaptais des faits divers ou des romans et que j’allais ensuite « caster » des vedettes et tourner en huis-clos. Mon cinéma, qui se nourrit de l’extérieur et des rencontres, est à l’opposé de ce qu’on vient de traverser. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de films passionnants à faire dans cette période, simplement, ce ne sont pas les miens. J’ai toutefois un projet de film assez excitant qui commence à se dessiner, je reprends donc espoir.