L’an passé, des menaces avaient pesé sur la continuation du festival suite au nouveau projet immobilier annoncé par la mairie, Dans l’intervalle de cette année 2017, les craintes se seraient apaisées, la mairie ayant garanti que le cinéma Concorde aurait l’entière gestion des salles à construire sur le site Piobetta mettant un terme aux craintes d’une concurrence accrue avec un potentiel nouveau site. Le festival semble lui avoir donné raison avec une fréquentation en hausse de 10% et une programmation toujours étonnante.
Dans la ville napoléonienne aux rues quadrillées, le festival de La Roche-sur-Yon a continué à agiter le drapeau pirate de l’hétéroclite joyeux sur les terres vendéennes. La huitième édition mettait notamment à l’honneur le cinéaste Michel Gondry qui a malheureusement annulé un certain nombre de ses présences, le vidéaste iconoclaste David O’Reilly, le producteur américanophile Saïd Ben Saïd, et l’ingénieur du son, monteur son et mixeur, François Musy.
Le festival inaugurait, par ailleurs, un nouveau quartier général dans le pôle culturel de la ville, le Cyel, onomastique aérienne en cohérence avec la programmation musicale planante des concerts (Persus Nine, Loon, Zombie Zombie) et les rêveurs mis à l’honneur cette année. Plus généralement, il régnait sur la programmation entière de l’équipe de Paolo Moretti une forme de fantastique salutaire, une célébration collective de l’invisible reposant sur des effets, en tout genre, allant de l’animation aux simples innovations de montage. Nous avons été ravis de découvrir, notamment dans le cinéma américain indépendant souvent défriché par la programmation de La Roche-sur-Yon, un jeu fréquent avec l’imaginaire déplaçant même le regard documentaire ou naturaliste vers l’abstraction quand il ne faisait pas ouvertement le choix du surnaturel. Quoi qu’il en soit, on sait gré à cette programmation d’avoir su faire tourner les tables et convoquer de jolis fantômes.
Des histoires de fantômes
L’un des grands événements fut la présentation du métaphysique A Ghost Story en séance spéciale. Le film s’inspire de la nouvelle de Virginia Woolf, Haunted House, un monologue cryptique d’une femme qui entend des claquements de porte incessants dans la maison dans laquelle elle vient d’emménager avec son compagnon. Chez Woolf, le lieu est parcouru par des fantômes bienveillants, un couple de spectres mélancoliques et amoureux, qui ont beaucoup à apprendre aux nouveaux résidents sur le secret de leur bonheur passé. Le dialogue entre la vie et la mort est repris par David Lowery qui réunit à nouveau Casey Affleck et Rooney Mara après Les Amants du Texas. Le très bref prologue tendre entre les deux héros laisse vite place à une intrigue vertigineuse fidèle à toute une tradition de littérature anglo-saxonne (de Woolf à Faulkner) dans laquelle la maison hantée par un passé ancestral devient le véritable protagoniste. En s’intéressant à cette maison, Lowery brasse des époques radicalement distinctes : le lieu se transforme et ce sont ses métamorphoses vastes et radicales qui rythment le récit. Le portrait de Casey Affleck en fantôme lo-fi sous son drap blanc à deux trous est particulièrement révélateur de l’originalité avec laquelle Lowery traite la figure du spectre. Le déguisement enfantin, sans effets spéciaux, confère à l’acteur des allures de spectateur impuissant de l’apocalypse. Rarement les fantômes ont été aussi humains et l’humanité aussi fragile. Le film rejoint par là même une veine de cinéma où la science-fiction, le fantastique et l’amour se rejoignent pour suggérer que le sentiment est également un fluide invisible permettant de tisser un pont entre les époques, une machine à remonter un temps devenu cyclique (Interstellar, Premier contact, Under the Skin…). Ici, le surnaturel est convoqué pour dire l’intime dans un entrelacement très gracieux, le tout sur la musique envoûtante de Dark Rooms.
Le nouveau film de Matthew Porterfield, Sollers Point, avait également le mérite de mettre en scène un passager clandestin de l’existence, un ancien prisonnier, Keith, incarné par le jeune McCaul Lombardi entraperçu dans American Honey d’Andrea Arnold. Matthew Porterfield continue son exploration de Baltimore et la revisite comme un circuit automobile, ponctué de petites maisons hantées, elles aussi, habitées par toutes ces présences sociologiques diverses (la même architecture se voit successivement ornée de décorations radicalement différentes). Baltimore est aussi, à sa manière, une ville fantôme dans sa déliquescence liée à l’économie parallèle et à l’épidémie de drogues qui gangrènent et enrichissent tour à tour. Personnage enfermé, claustrophobe, Keith n’est pas seulement rattaché sociologiquement à l’argent du gangstérisme. À la dimension naturaliste de son enfermement (il est assigné à résidence), s’ajoute une réflexion plus spéculative. Baltimore devient une instance exemplaire de l’arène de l’existence où il ne cesse de tourner — Porterfield dit d’ailleurs avoir voulu s’inspirer des road-movies pour faire découvrir au personnage une galerie de personnages, mais la circulation est ici bornée à l’enceinte d’une ville. Personnage pascalien incapable de s’asseoir sur une chaise sinon pour jouer aux cartes, figure mouvante qui semble aller d’une péripétie à l’autre, sur le mode digressif et sans suite dans les idées, Keith semble en proie à la bougeotte du divertissement et ses délits ne semblent être que des diversions pour fuir l’ennui. Ainsi, Porterfield renouvelle le portrait du prisonnier torturé par le passé en nous confrontant — ecce homo — à un homme dont la liberté est sans cesse mise à l’épreuve.
Quality Time, premier film hollandais de Daan Bakker, financé par l’audacieux programme d’État The Crossing était révélateur de la singularité de certaines des propositions de la compétition Nouvelles Vagues. Dans un découpage en cinq chapitres, le film offre à voir une allégorie sur le sort d’une génération déprimée et absente au monde sur le mode ludique. En effet, là encore, la science-fiction, le surnaturel, ou le bizarre sont utilisés pour dire la marginalité avec beaucoup d’humour noir. Le premier segment témoigne d’un désir d’innovation formelle mais l’aspect artisanal du dispositif désarçonne. Animé sommairement avec des personnages déshumanisés et réduits à deux points, il met en scène des discussions obsessionnelles, en voix saturées, sur le jambon, le lait et les angoisses des réunions familiales. Le second chapitre muet, monte en gamme en accentuant l’effet d’étrangeté car le personnage qui souhaite immortaliser des lieux de son enfance y est seulement filmé en vue du ciel, et ses dialogues s’inscrivent sur l’écran. Le film progresse ensuite de l’abstraction vers le réaliste tout en conservant des thématiques insolites dans deux chapitres qui ont plus l’allure de sketchs : on suit un homme qui souhaite emprunter une machine à remonter le temps pour corriger ses angoisses, et la métamorphose funeste d’un enfant gâté en boule après un enlèvement par des aliens. En ce sens, le dernier court-métrage est le plus intéressant car son humour acide sur une réunion familiale se colore de ce qui a précédé et le teinte d’une dimension fantastique même si ce qui est décrit est tout à fait banal. Au-delà de la métaphore de l’égoïsme d’une génération de prétendus artistes hypersensibles, Bakker y dessine le portrait d’un héros qui fait vraiment figure d’OVNI, sa sociopathie monstrueuse contrastant avec les notes riantes de Mac de Marco qu’il adore jouer à la guitare.
Doubles, duos et diptyques
Les dédoublements, manifestation classique du surnaturel, étaient aussi à l’honneur. Cependant, les rudes face à face promis par la sélection se sont révélés un peu décevants. Borg McEnroe de Janus Metz Pedersen, finalement lauréat du prix Trajectoires des lycéens, promettait une confrontation un peu fétichiste et bling bling de deux figures du passé : le titre même nous avouait qu’il s’agissait en très grande partie de faire revivre le suspense du match final de Wimbledon en 1980 qui opposa Iceborg à Superbrat (encore fallait-il ne pas se rappeler comment cela se terminait). Force est de constater qu’il y a effectivement une nostalgie un peu factice dans la mise en scène de ce duel avec des flashbacks très développés concernant Borg (dont une assez pitoyable scène au Studio 54 de Warhol). Par ailleurs, le film n’évite pas les grands poncifs du film sur le sport — relation filiale avec l’entraîneur, voix off exaltées des commentateurs, annonces du match à venir dès la première minute du film. Il y a pourtant un désir louable de créer des liens entre les paysages mentaux des deux héros et, en cela, le film est moins tapageur qu’il n’y paraît en suggérant que la même colère et les mêmes passions d’angoisse animent Borg, McEnroe et tous les sportifs de haut niveau : ce volcan intérieur confère une franche humanité à ces deux vignettes d’album et le réalisateur parvient à nous montrer le doute qui les ronge constamment. C’est surtout vrai de Shia LaBeouf qui incarne McEnroe en sale gosse avec toute l’intuition et la justesse qui est la sienne dans une forme d’autoportrait qui semble inspiré par sa propre expérience de comédien. On regrette simplement que sa part du récit soit moins développée même si la scène d’étreinte final avec Borg métaphorise bien ce que l’artiste inflige gracieusement à la structure un peu trop classique du film : il la brutalise avec générosité. Moins de qualités peuvent être trouvées au Gemini d’Aaron Katz. Ce dernier cherche à rendre hommage un genre spectral en soi, le « Los Angeles movie » (allant de Mulholland Drive au récent Maps to the Stars de David Cronenberg) en s’intéressant à la relation intense entre une star et son assistante personnelle. La satire du milieu hollywoodien se casse un peu les dents sur l’esthétique de papier glacé (dans une palette de bleus omniprésente), sur les invraisemblances scénaristiques qui nuisent à la crédibilité de l’enquête et sur l’érotisme chic de la relation centrale entre les deux femmes. On ressent pour elles une telle fascination qu’on ne sait pas très bien ce qui est dit de leur amoralité prétendue dans la scène finale peu claire si ce n’est que Zoë Kravitz et Lola Kirke sont très belles et gentillettes à défaut d’être vénéneuses.
Sur la forme du diptyque plus apaisé, les Contes de juillet de Guillaume Brac constituaient un essai réussi. Originellement, il n’y avait qu’un travail d’écriture proposé par le Conservatoire National d’Art Dramatique avec le réalisateur et les étudiants sur le cinéma d’Éric Rohmer et de Hong Sang-soo. De cet atelier, Guillaume Brac a donc choisi de faire naître deux moyens métrages produits par Bathysphère qui réactualisent et relocalisent à merveille le cinéma de ses deux modèles. Dans le premier, on aurait pu craindre le côté désuet du décor de la base nautique de Cergy mais celle-ci ne ressemble pas à celle de L’Ami de mon amie. Avec ses toboggans criards et son côté club de vacances, la base nautique 2017 a quelque chose de moins éthéré et de plus sordide. Les héroïnes également sont singulières (il faut noter la belle révélation de Lucie Grunstein), l’une incarnant un désir de fuite et l’autre un désir de séduction perpétuelle, dans un esprit fidèle au minimalisme poétique des contes moraux. Dans l’un comme dans l’autre des moyen métrages, cette thématique de la séduction (et du triangle amoureux cher à Hong Sang-soo) est revue à l’aune d’un contexte français contemporain où la jeunesse est confrontée à des problématiques particulières : harcèlement quotidien, marché du travail un peu plus hostile que chez Rohmer, toile de fonds d’une société moins apaisée, tourmentée par le terrorisme et la résurgence de différences de classe criantes… etc. Ainsi, le double n’est pas une pure copie, il présente de subtiles différences qui sont à la source de l’inquiétude qu’il fait naître. Il y a là deux films de leur époque et de leur lieu qui interrogent et remettent à plat les badinages de l’amour en les confrontant à l’époque parfois grave, deux films d’ailleurs sagement nourris par des rencontres presque documentaires qu’a entreprises Guillaume Brac avec les acteurs du Conservatoire pour connaître leur vie personnelle.
Le ciel et la terre
Il faut également rendre hommage à deux documentaires, l’un en séance spéciale et l’autre dans la compétition Nouvelles Vagues, dont la vertu principale était de conférer une présence compacte et concrète à l’impalpable.
Le premier, If I Think of Germany at Night de Romuald Karmakar, s’intéressait aux pionniers de la musique électronique (Ricardo Villalobos, Sonja Moonear, Ata, Roman Flügel, David Moufang). Karmakar donne à voir la passion de ces musiciens habituellement mutiques et permet de donner une certaine permanence à ce flux musical toujours fuyant et éphémère qu’est la musique électronique. Chaque DJ aborde cette permanence différemment, Ata souligne les soubresauts de l’histoire de l’industrie tandis que Sonja Moonear ponctue son discours d’anecdotes personnelles. David Moufang, lui, confère une dimension ésotérique à la musique électronique en insistant sur les bruits éternels de la ville et le silence de la campagne comme sources d’écoute et d’inspiration principales d’un genre avant tout bruitiste. L’originalité consiste aussi à changer de point de vue et à montrer l’invisible : les scènes de clubs sont filmées depuis les platines des DJ : ces plans panoramiques qui sont le contre-champ de la fête, où les gens dansent chacun à leur façon mus par une énergie commune sont d’une très grande beauté. Ricardo Villalobos dit bien ce qu’il se joue de communal dans une soirée de musique électronique au-delà de la gentrification actuelle, un désir de vivre ensemble au nom d’un plus petit dénominateur commun, un rythme scandé par un métronome, dans un monde atomisé et individualiste. Sonja Moonear parle, quant à elle, d’une forme d’extase religieuse. Malgré le point aveugle du documentaire qui serait le rapport de cette musique à la drogue, celui-ci incarne bien la manière dont une forme de physique élémentaire se joue sur le dancefloor (le père de David Moufang était d’ailleurs physicien !) : les petites vibrations imperceptibles de la matière pouvant fédérer les foules et créer des molécules observables.
Le second documentaire auquel il faudra porter toute notre attention lors de sa sortie est le magnifique Taste of Cement de Ziad Kalthoum qui a obtenu le prix de la Compétition Nouvelles Vagues et qui avait précédemment obtenu le Grand Prix du Festival Visions du Réel. L’invisible douleur de l’exil y est rendue concrète voire solide par l’attention portée au béton, au jeu de destruction et de reconstruction qui anime la vie des protagonistes du film, Syriens déplacés loin du conflit qui travaillent au Liban à la construction d’un gratte-ciel. Ces exilés sont véritablement prisonniers du ciment. Traités comme des esclaves et vivant au sous-sol de l’immeuble, leur liberté de mouvement est totalement restreinte par un couvre-feu. La beauté du film réside précisément dans la manière dont le cinéaste scrute les étapes de la construction en filmant en gros plan le bitume qui coule, les outils, le vacarme des métaux, le forage des perceuses. Il les met habilement en parallèle avec les images d’anéantissement que regardent quotidiennement les réfugiés et exprime à la perfection la nature du trauma qui les habite par la superposition de ces écrans bleutés sur leurs pupilles sidérées. Ziad Kalthoum ne pouvait faire parler ces hommes contraints au mutisme par la hiérarchie aussi joue-t-il du montage pour créer du sens. Ce montagne accompagné par la voix off leur confère des proportions de bâtisseurs bibliques, ruinés par le ciel, injustement méprisés, effroyablement mélancoliques, mais traversés par une énergie du désespoir et un instinct de résilience. Celui-ci les entraîne, par exemple, à fouiller presque archéologiquement sans relâche pour repêcher un corps enterré ou à vouloir reconstruire un autre bâtiment dans une forme d’exorcisme impossible de la dévastation. La voix-off orchestre tout cela avec une poésie très grave : elle parcourt les souvenirs d’enfance, les mains du père qui sentaient le ciment, pour souligner ironiquement ce cycle de guerre absurde et éternel entre ces pays voisins, auquel nous nous sommes accoutumés, mais dont nous sommes tous coupables.
Call Me by Your Name de Luca Guadagnino, primé par le jury de la sélection internationale, est absent de ce compte-rendu mais il sera couvert lors de sa sortie en salle. Il faudra également parler du fameux film d’animation chinois Have a Nice Day de Liu Jian, qui termine Grand Prix du Jury international. Celui-ci avait connu une épopée médiatique mouvementée, le film ayant été retiré au dernier moment de la programmation d’Annecy pour des raisons de censure nationale, l’année même où la Chine était mise en lumière par le festival. S’ajoutant aux spectres surnaturels inoffensifs, le fantôme du blâme politique planait donc également sur la programmation de La Roche-sur-Yon qui confirmait par là-même sa vocation subversive et sa volonté de soutenir la liberté parfois dérangeante de la création. L’audace cinématographique consiste aussi à savoir sortir les squelettes du placard.