Au début des années 2010, Guillaume Brac a incarné avec Justine Triet et Antonin Peretjatko l’espoir d’une nouvelle Nouvelle Vague placée sous le signe du lyrisme. Défendue avec passion par l’ancienne rédaction des Cahiers du cinéma, cette poignée de cinéastes a depuis migré vers le cinéma d’auteur mainstream (Triet est progressivement montée en puissance au fil de ses sélections cannoises) ou s’est établie dans un territoire plus discret et marginal (c’est le cas de Brac et de Peretjatko). Quelle que soit cependant la position qu’occupe aujourd’hui l’un ou l’autre de ces réalisateurs, leur projet commun n’a pas été perdu de vue : il s’agit moins pour eux de s’inscrire dans la haute tradition du cinéma français lyrique (celle d’Eustache, de Garrel, d’Akerman) que de s’attaquer au genre-roi du cinéma français, à ce mastodonte inaltérable qu’est la comédie. Dans À l’abordage, ce projet s’inscrit dans un territoire déjà largement exploré par Jacques Rozier et Éric Rohmer : celui de la comédie estivale. La nouveauté du geste de Brac consiste à ajouter à ce sous-genre comique deux éléments nouveaux : d’abord le camping, lieu populaire par excellence et par définition exclu du champ de représentation rohmérien, qui n’aime rien moins que la promiscuité. Ensuite, la diversité – avec un casting presque inédit dans la comédie d’auteur française : les deux acteurs principaux sont noirs. Par ce choix, le film marque encore plus nettement sa distance avec le monde rohmérien, qui est presque exclusivement blanc.
Ce point, peu souligné, presque noyé dans la forme d’une comédie de badinage, est essentiel pour cerner la limite principale d’À l’abordage et caractériser le sentiment de malaise diffus que l’art de la comédie, qui s’affine de plus en plus chez Brac, essaie de recouvrir. Le film commence par une banale histoire de drague : lors d’un bal au bord de la Seine, Félix (Éric Nantchouang) rencontre Alma (Asma Messaoudene) et tombe amoureux d’elle. Le lendemain, alors qu’elle doit partir précipitamment chez ses parents, dans le Sud de la France, il se met en tête de la retrouver. Accompagné de son ami Chérif (Salif Cissé) et d’Édouard (Édouard Sulpice), un blondinet qui le transporte en blablacar, il arrive dans un camping de la Drôme. Voilà le cadre principal du film, son unité de lieu. L’unité de temps est l’été (plus précisément : quelques jours de vacances) et l’unité d’action, l’intrigue amoureuse, compliquée par le fait qu’Alma fricote avec Martin (Martin Mesnier), un moniteur de canyoning, et qu’elle est toujours accompagnée de sa cousine Lucie, qui en pince pour le même garçon.
Degré zéro
Réduit à ces quelques lignes de scénario, À l’abordage ne se distingue pas des films des maîtres déjà cités. À l’opposé par exemple d’un Emmanuel Mouret, qui essaie de retrouver dans son dernier film l’art très précis du dialogue rohmérien, avec son ambiguïté et ses contradictions, Brac écrit des dialogues ostensiblement plats, où les personnages ne disent pas grand-chose d’autre que ce qu’ils pensent ou ressentent. Aucun d’eux, par exemple, n’utilise la parole pour manipuler l’autre : les mots sont tellement transparents que la comédie semble viser, à travers eux, une sorte de degré zéro du dialogue. Ainsi, lors d’une baignade avec Félix, Alma se blesse le pied et dit : « Je me suis fait super mal. » L’écriture comique de Brac ne réside pas ici dans l’élaboration d’un double sens (Alma ne ment pas pour attirer l’attention sur elle) mais dans le lien entre deux situations et deux séquences. La blessure d’Alma va en effet la conduire à l’infirmerie du camping, où Martin s’occupe d’elle, sous le regard envieux de Félix.
Cette scène est particulièrement intéressante car elle est le signe d’un conflit social latent, dont le film est pleinement conscient, mais qu’il ne cesse de mettre en sourdine – comme pour ne pas trop perdre sa maîtrise des situations. On sait que Guillaume Brac a écrit À l’abordage pour de jeunes comédiens issus du Conservatoire Supérieur National d’Art Dramatique et qu’il a choisi parmi eux ses deux acteurs noirs – Éric Nantchouang et Salif Cissé – pour incarner les rôles de Félix et Chérif. Si la technique de l’un (Félix) est plutôt classique, et passe essentiellement par l’exhibition de son corps, celle de l’autre (Chérif), dont le physique est beaucoup moins avantageux, repose sur l’attention. À force de gentillesse, de patience, Chérif va devenir irrésistible aux yeux d’Helena (Ana Blagojevic), une femme pourtant déjà engagée (elle a un conjoint et un bébé). C’est l’une des morales du film : alors que Félix perd Alma, Chérif gagne le cœur d’Helena. L’échec de l’un et la réussite inattendue de l’autre récompensent l’empathie plutôt que le donjuanisme.
L’esquive
On aurait pourtant aimé que, forte d’un casting si inédit, la comédie s’aventure sur des sentiers plus escarpés. Qu’elle règle par exemple la question de la rivalité entre Félix et Martin – ou qu’elle fasse un peu plus cas d’Édouard, limité à un rôle un peu ingrat de « galérien de l’amour » (même s’il prendra lui aussi sa revanche à la fin du film, lors d’une scène de karaoké). En mettant la diversité au premier plan et les acteurs « blancs » au second, il n’est pas certain que le film accomplisse une bonne opération ; il prouve surtout ses bonnes intentions, mais il s’évite aussi le risque de cliver en laissant par exemple l’intrigue d’Alma en suspension (quel choix fait-elle finalement ?). De même, il ne parvient pas à créer de véritable lien entre le duo Félix/Chérif et Édouard – toujours dévalorisé et rabaissé parce qu’il leur apparaît comme un petit bourgeois blanc prisonnier de sa bonne éducation alors qu’eux, venant de la Courneuve, parlent un langage plus direct. Ces deux mondes sociaux, qu’on ne peut pas schématiquement réduire à une question de couleur de peau, ne communiquent jamais : quand Chérif évoque devant Édouard l’échec de ses études et sa peur d’intégrer une école de commerce dont il n’avait pas les codes culturels, Félix, fatigué, va se coucher – et Édouard ne relance pas la discussion. Le film s’en tiendra toujours à ces esquisses de conflit, comme s’il ne voulait jamais conjuguer comédie et société.
Le succès de Tout simplement noir l’an dernier a pourtant montré qu’il était possible d’aborder des sujets sociaux sensibles et potentiellement clivants dans une comédie : le racisme rampant du cinéma français et les préjugés culturels associés aux Noirs sont abordés frontalement dans deux séquences de casting (dont une, mémorable, avec Mathieu Kassovitz), où l’humour finit par provoquer une forme de gêne. On n’en demandait évidemment pas tant à Guillaume Brac, ce n’est pas le sujet de son film. On peut néanmoins regretter que sa belle comédie estivale se contente finalement de mettre en scène la diversité en s’en lavant un peu les mains. Bien qu’ils ne soient jamais limités à des stéréotypes de « banlieusards », Félix et Chérif parlent le Français de la Courneuve, ou plutôt le Français tel qu’on imagine qu’il est parlé à la Courneuve (le mot « daronne » revient une bonne dizaine de fois dans leurs échanges). Le désir de diversité (tout à fait louable) que manifeste le casting n’aboutit pas à un travail de décapage et de redéfinition des stéréotypes sociaux. Dans le dossier de presse, Brac explique pourtant que le plus grand désir d’Éric Nanthchouang serait de jouer Werther : pourquoi cet élément n’a‑t-il pas été repris dans l’écriture du film pour construire le personnage de Félix ? Pourquoi un Français noir de la Courneuve n’aurait-il pas la possibilité, dans une fiction, de dire le texte de Werther ?
Chez le Kechiche de L’Esquive ou de La Vie d’Adèle, les langues s’entrechoquent, le Français de la banlieue rencontre la rhétorique de Marivaux, on parle de La Vie de Marianne en mangeant des kebabs : aucune langue n’est l’apanage d’un groupe social. Voilà pourquoi les dialogues de Kechiche sont si forts, si vivants, rien de ce qui est dit chez lui ne tombe à plat car il sait depuis L’Esquive que le langage est un des leviers par lesquels s’exerce la domination sociale (que l’on se rappelle, par exemple, des discussions sur l’art dans La Vie d’Adèle). Pour Félix et Chérif, en revanche, les mots ne sont pas grand-chose d’autre que des mots. Voilà la principale limite de cette comédie qui a fait le choix de la légèreté par crainte de jouer avec le feu : elle nous livre un beau récit de vacances, généreux, sensible, mais socialement très naïf. Un vrai conte d’été, en somme.