BlackBerry adopte d’emblée un ton rétrospectif qui lui permet, en quelques scènes, de survoler les décennies comme on feuillette un livre d’images. Arthur C. Clarke ouvre le bal avec une archive de 1964 dans laquelle l’auteur de science-fiction prophétise l’abolition des distances géographiques et l’avènement d’une ère de la communication tous azimuts (« Men will no longer commute – they will communicate »). Un peu plus loin, un montage nous plonge dans l’imaginaire télévisuel des années 1990, entre rediffusion de sitcoms familiales, interview de Steve Jobs et extrait de Clueless. Une série d’instantanés qui plante le décor d’une Amérique triomphante, galvanisée par une pop culture mondialisée, mais aussi par son nouvel Eldorado : le continent encore largement inexploré des nouvelles technologies.
BlackBerry s’inspire d’une histoire vraie : l’ascension puis la chute d’une célèbre marque canadienne de téléphonie mobile, victime de la concurrence implacable de l’iPhone. Un ancrage réaliste qui explique sans doute le choix d’une photographie granuleuse supposée reproduire les images analogiques de l’époque, mais aussi la mise en scène heurtée de Matt Johnson, qui emprunte tous les codes du reportage « pris sur le vif » (caméra à l’épaule, plans rapprochés et réglage incessant de la mise au point). Si les premières scènes s’apparentent presque, sur le plan esthétique, au genre du mockumentary façon The Office, l’écriture se révèle quant à elle beaucoup plus sage. D’un côté du bureau, Mike Lazaridis (Jay Baruchel) et son ami Doug (interprété par le réalisateur) tentent maladroitement de vendre leur nouveau concept de terminal mobile. De l’autre, Jim Balsillie (Glenn Howerton) écoute leurs bafouillages d’une oreille distraite. Quelques instants avant le face-à-face, Mike s’employait à disséquer un appareil dont le bourdonnement continu provoquait en lui une exaspération quasi pathologique. Dans la scène suivante, Jim n’hésite pas à humilier l’un de ses collègues en pleine réunion. La répartition des rôles est on ne peut plus claire : Mike sera le gentil nerd au regard fuyant et aux cheveux prématurément blanchis par la névrose, et Jim le requin de la finance en costume-cravate.
Le nouveau monde
De cette rencontre entre deux univers – les yuppies, héritiers de l’Amérique de Reagan, et les geeks, futurs princes de la Silicon Valley –, Matt Johnson tire d’abord quelques effets comiques plutôt réussis. On pense notamment à l’entrée de Jim au capital de Research In Motion, qui donne lieu à plusieurs scènes de bureau assez savoureuses, dans lesquelles une brochette de post-adolescents hébétés voient l’homme d’affaires aguerri sortir la sulfateuse pour rationaliser à toute force leur petite entreprise. Avant de laisser entrer le loup dans la bergerie, Doug suppliait pourtant Mike de décliner l’offre, qualifiant Jim de « sketchy ». Un terme dont la polysémie (l’adjectif est ici employé au sens de « louche », mais peut aussi signifier « brouillon ») caractérise parfaitement le drôle d’attelage formé par Mike et Jim, devenus co-PDG d’une entreprise qui souffrira à la fois du management désordonné de l’un et des méthodes frauduleuses de l’autre. À travers ce duo, Johnson filme surtout la disparition progressive d’un monde des affaires fondé sur le bagou et la capacité à vendre des utopies à la chaîne (ce qu’un personnage qualifiera avec mépris de « La La Land »), au profit d’un dialogue d’initiés annonçant le règne des « tech guys ».
Sur le plan narratif, cette bascule – déjà appréhendée à plusieurs reprises par le cinéma hollywoodien (The Social Network, Steve Jobs, Imitation Game et bientôt Tetris) – s’accompagne généralement d’une vitesse calquée sur le rythme invraisemblable d’une success story fulgurante. De ce point de vue, BlackBerry ne fait pas exception à la règle. Pour l’essentiel, Matt Johnson se contente d’ailleurs de suivre la recette inventée par le couple Fincher-Sorkin, non seulement sur le fond, avec la présence de plusieurs figures imposées (les vieilles amitiés confrontées à l’épreuve du succès, l’appétit des grosses capitalisations pour les nouveaux acteurs du marché, etc.), mais aussi sur la forme, avec une écriture de l’ellipse qui opère par grands bonds en avant, au rythme des keynotes et de l’émergence des technologies dites « de rupture ». Le produit en lui-même, qualifié au détour d’une réplique de « condensé d’individualisme en un seul appareil », n’est jamais véritablement interrogé sous un angle macroéconomique ou sociétal, mais seulement mis en regard avec le produit qui l’a précédé et avec celui qui finira inéluctablement par le remplacer. On a donc souvent le sentiment, devant BlackBerry, d’assister à un spectacle en circuit fermé, impression que les brèves incursions du film dans le réel – un extrait tiré d’une émission d’Oprah Winfrey, un autre d’une conférence de Steve Jobs – ne suffisent pas à dissiper, bien au contraire. Tout juste décèle-t-on, dans le personnage de Charles Purdy, gros bras parachuté chez RIM pour y faire régner l’ordre et la terreur, un semblant de critique sociale et une volonté (timide) de dépasser la légèreté de la satire.
Les fruits de l’ambition
S’il ne recule pas devant la noirceur des faits relatés, Matt Johnson ne parvient jamais à représenter de manière satisfaisante le nœud du récit, cette « main invisible du marché » qui finit par broyer aussi bien le requin de la finance que les idéaux de l’ancien geek. L’obsession de Mike pour le bourdonnement des appareils made in China en constitue seulement la discrète manifestation, symbole d’une qualité sacrifiée sur l’autel de l’optimisation des coûts. Mais le véritable point aveugle du film se situe peut-être ailleurs, dans le portrait frustrant qu’il dresse de ces nerds au cœur tendre devenus rois du pétrole. Johnson les réduit ici à une alternative peu convaincante, entre le retournement caricatural en notable de la tech pour l’un (Mike, converti à la cravate et aux lentilles de contact à la faveur d’une ellipse) et l’évacuation pure et simple hors du récit pour l’autre. L’ultime apparition de Doug laisse songeur : alors qu’une photographie met une nouvelle fois en avant son look improbable et sa mine débonnaire d’éternel adolescent, un carton précise qu’il serait « secrètement » devenu « l’un des hommes les plus riches du monde ». Au-delà du seul exemple de BlackBerry, le cinéma américain semble encore hésiter sur le sort à réserver à ces figures profondément ambivalentes, entre le loup et l’agneau, dont on ne sait pas très bien si elles ont dévoré le système ou se sont laissé dévorer.