« Enjoy n’est pas le mot qui convient si vous connaissez mes films » raconte de sa voix grave Lodge Kerrigan, peu avant la séance. Les admirateurs du cinéaste le savent : Clean, Shaven, Claire Dolan, Keane et son dernier film en sélection « Un Certain Regard », Rebecca H. (Return to the Dogs), sont de véritables ovnis sujets à de multiples interprétations et débats sans fin. Il est l’habitué des personnages névrosés, des récits non linéaires, d’un montage éclaté, de l’aseptisation formelle : tout son cinéma cherche à inventer un langage. Il renouvelle le genre du cinéma américain indépendant en lui apportant un style singulier, un style reconnaissable dès le premier plan. C’est un cinéma de la folie et de l’obsession. Les héros sont des âmes errantes, perdues, à la recherche d’un enfant pour sauver leur salut, sans cesse en fuite à l’égard d’une société invisible. Ils ne sont ni coupables ni accusés. Lodge Kerrigan inventent un monde visible nulle part et son dernier film n’échappe pas à la règle bien qu’il peut vite dérouter le spectateur surtout quand on lit son synopsis : Grace Slick, Monterey, 1967. Rebecca H., Gennevilliers, 2010. Géraldine Pailhas, Paris 2010.
Le chemin n’a pas été de tout repos pour produire ce film bien qu’à l’arrivée, Lodge Kerrigan s’entoure de pointures : Sylvie Pialat (Géraldine Pailhas a joué dans Le Garçu de Maurice Pialat souvent cité dans ce film) et Soderbergh (ce dernier avait produit Keane pour ensuite réaliser Girlfriend Experience, un film fort similaire avec Claire Dolan).
Deux heures avant sa projection officielle, les aficionados attendaient, surpris d’être si peu, si bien que cette soudaine complicité naît d’une cinéphilie commune suffisait à créer une attachante connivence festivalière. Ils l’attendaient ce quatrième long métrage d’un cinéaste rare, amoureux d’un genre n’excédant pas une heure vingt. Un peu comme Terrence Malick, cinéaste discret, il prend son temps. Lodge Kerrigan ne semble pas aimer parler pour ne rien dire : il s’entretient peu avec la presse et ses films, presque muets, accordent une place primordiale au jeu d’acteur (et quels acteurs !). Il va d’ailleurs être question de ce thème dans cet hybride joyau, Return to the Dogs (titre que nous lui préférons). Rebecca H., qui est-ce ? Nous ne le savons pas. Elle est actrice, Rebecca, chanteuse, Grace Slick et puis ces quatre rôles se mélangent et nous ne la reconnaissons plus. Nous ne la perdons jamais de vue mais elle se perd dans une vie sans repère, devenant l’image d’elle même. Pour la première fois, Lodge Kerrigan choisit des acteurs français (Géraldine Pailhas et Pascal Greggory) et tourne dans cette langue. Le film peut tout autant être un biopic de la chanteuse des Jefferson Airplane, Grace Slick, que la description d’une vie d’actrice ou un éloge au cinéma.
Lodge Kerrigan travaille sur le son (comme tous ses précédents longs métrages), il bouscule les sensations, augmente et diminue les fréquences comme bon lui semble, et nous invite, par ce biais, à rentrer dans la vie d’un personnage, s’imprégner de son univers, être surpris au même moment par les mêmes choses pour mieux se glisser dans la peau de son héroïne, la sublime Géraldine Pailhas. Elle joue ce qu’elle est et n’allez pas croire que la chose est aisée.
Dans Rebecca H. (comme dans tous les autres films de Kerrigan), l’univers est clinique. Clean. Rebecca ressemble à Claire Dolan : longiligne, brune, peau laiteuse, regard sombre, cheveux fins. Elles se confondent avec le décor qui l’entourent. Sauf que cette héroïne ne se noie pas dans la prostitution, elle devient une autre, celle qu’elle interprète, et les deux images d’elles se superposent. Comment les distinguer ? Quelle difficulté d’oser expliquer cet étrange opus ! Chacun ne voit pas les mêmes choses puisque devant ses yeux défile un puzzle que Lodge Kerrigan et Thierry Frémaux définissent comme un poème, « une invitation au voyage ». Pour la première fois, Lodge Kerrigan apparait à plusieurs reprises dans son film. Il joue son rôle, celui d’un metteur en scène présentant son film Somebody to Love. La plupart du temps il dirige son actrice ou il répond à la presse. Signe-t-il avec Rebecca H. un éloge au métier d’acteur ? Adapte-t-il la vie de Grace Slick ? ou philosophe-t-il sur le cinéma ? La fiction se mélange souvent au documentaire vintage sur la chanteuse. Les scènes jouées semblent « vraies » alors que ce ne sont que des répétitions puisque tout est mis en abyme et devient une source inépuisable d’interprétations multiples. Il joue avec notre perception des choses ; dès que vous pensez avoir deviné, il vous piège au plan suivant.
Le monde se déploie hors champ. La voix des techniciens s’entend mais les visages et les corps n’apparaissent pas à l’écran. Lodge Kerrigan donne l’impression d’être en dehors du tout sauf de ses personnages. Il y a la solitude de l’actrice, son dévouement au réalisateur, sa perversité inexplicable (la relation acteur/réalisateur ne se base-t-elle pas sur les névroses de chacun ?). Rebecca cherche dans une gare un but comme le héros de Keane pensait chercher son fils. Elle aime nager, retrouver et sentir son corps autant dans la Seine que dans une piscine. Rebecca apparaît enceinte au début du film. Est-ce un signe de plénitude ? Est-ce la fin du film ? un rêve ? Elle déambule ensuite au milieu des trains comme William Keane trainait dans des gares routières. Les errances chez Kerrigan se traduisent par des plans séquences admirables. Ses héros veulent fuir, Rebecca souhaite rejoindre les États-Unis, Peter Winter dans Clean, Shaven parcourt les routes américaines en voiture, Claire Dolan change de vie et d’identité, mais tous peinent à s’enfuir pour finalement échouer.
Le titre de se film mêlé aux premiers plans soulèvent aussi de nombreuses interrogations. Rebecca H. s’ouvre sur un chenil, des chiens aboient, montrent les crocs, enfermés dans des cages. Accompagné de sons stridents sur la ville, tout pousse à croire que notre héroïne étouffe et que l’ère sauvage apparaît au profit des humains. Rebecca court partout, le réalisateur la suit sans interrompre sa course ou en saccadant l’image et désynchronisant le son. Il filme son cou, son profil (le gauche, comme William Keane) et les amène dans une course contraire au sens des aiguilles d’une montre, à contre-temps. Il ose l’écran noir, l’image saturée et nous amène à penser qu’il est le chef d’orchestre de ce chaos. Lodge Kerrigan rappelle que ceci est du cinéma et qu’il a les moyens de nous manipuler.
Tout surprend dans ce film comme ce propos du réalisateur « ceci est une comédie musicale ». Que voit-on vraiment ? À vous de le dire. Rebecca H. doit être revu, décortiqué, analysé. Après tout, Lodge Kerrigan prend le temps de réaliser ses films, la critique devrait en faire autant.