Girlfriend Experience est un film de Steven Soderbergh. C’est-à-dire qu’il ne ressemble ni à celui qui l’a précédé, ni à celui qui le suivra. À vrai dire, celui-ci ne ressemble à rien et n’apporte rien – si ce n’est la confirmation de la vacuité de l’œuvre récente du cinéaste.
Les tenants de la politique des auteurs sont toujours embêtés quand il leur faut parler de Steven Soderbergh. Depuis ses débuts fracassants en 1989 (Palme d’Or à Cannes pour Sexe, mensonges et vidéo), le réalisateur américain mène une carrière totalement imprévisible, enchaînant des superproductions bling-bling (la série des Ocean’s), des films expérimentaux à petit budget (Bubble), des fresques historiques luxueuses (Che), des hommages au film noir hollywoodien (The Good German) ou à Tarkovski (Solaris), des comédies grand public (Erin Brockovich), etc.
Cette filmographie protéiforme rendrait le personnage plutôt sympathique si elle ne le faisait paradoxalement sombrer dans les mêmes travers que ces cinéastes qui s’acharnent à creuser cent fois le même sillon jusqu’à épuisement du terrain et des spectateurs. Car à force de ne réaliser des films que mu par l’envie de surprendre et d’expérimenter, on sombre dans la routine. Contrairement à Stanley Kubrick, qui s’emparait des genres pour mieux les dépasser et les transfigurer, Soderbergh se contente de les visiter en touriste, de les illustrer sagement, passant de l’un à l’autre sans autre enjeu que de relever un défi et de se faire plaisir – ce qui ne serait pas rédhibitoire si ce plaisir était communicatif. Or, Soderbergh n’a aujourd’hui que faire du spectateur : on l’a vu avec la série des Ocean’s Eleven, défilé de stars tellement contentes de se retrouver entre elles qu’on se sentait de trop à les regarder, et plus grand foutage de gueule de l’histoire récente d’Hollywood.
Confirmation de l’essoufflement d’un réalisateur autrefois doué avec ce Girlfriend Experience, qui raconte… qui raconte quoi, au juste ? Pas grand-chose de compréhensible ni d’intéressant, hélas. Il y a une call-girl de luxe, Chelsea, qui propose à ses (très) riches clients, en plus de ses services habituels, de se comporter comme leur petite amie le temps d’une soirée. Il y a le petit copain de Chelsea, Chris, coach sportif au physique de pub pour after-shave. Il y a quelques clients de Chelsea. Il y a quelques amis de Chris, des hommes d’affaires qui discutent de la crise et prennent des paris sur l’élection présidentielle américaine (Obama n’a pas encore été élu). Et c’est à peu près tout. Heureusement, le dossier de presse vient nous éclairer sur la signification profonde du film : « une réflexion sur l’équilibre précaire entre nos vies professionnelles et privées, à l’heure où il va falloir trouver autre chose que le capitalisme… » Vaste programme.
Girlfriend Experience voudrait être la radiographie d’une classe sociale en plein désarroi, comme le suggèrent les omniprésentes références à la crise financière. Mais les yuppies montrés par Soderbergh n’ont aucune consistance et rien d’intéressant à dire, et les écouter palabrer interminablement (le film est très bavard) relève moins de l’observation sociologique que de l’épreuve. Sans compter qu’il est relativement indécent de ne traiter la crise qu’à travers les inquiétudes mesquines d’une élite économique ultra-favorisée.
Girlfriend Experience voudrait être la description d’une profession sulfureuse. Mais le métier d’escort girl est ici montré comme un business ordinaire. Les clients de Chelsea la traitent avec respect, et semblent plus intéressés par sa conversation que par son corps (« J’aimerais aller voir un psy, mais ce sera plus sympa avec vous », lui dit carrément l’un d’eux) – ce qui paraît tout de même un peu idyllique. Chelsea a choisi son métier, elle n’a pas de souteneur mais un petit ami très compréhensif qui gagne sa vie de son côté et qui, dans une scène surréaliste, la rassure en lui disant qu’elle est la meilleure dans tout ce qu’elle fait. Son principal sujet de préoccupation ? Être bien classée sur les sites internet spécialisés, ce qui nous vaut une fastidieuse discussion sur le référencement avec le webmestre de son site. Le film est ainsi assez hypocrite, traitant d’un sujet glauque (la prostitution, qu’elle soit « de luxe » ou non) en prenant bien soin de laisser hors champ tout ce qui pourrait être sordide, pour ne retenir que le glamour et flatter les attentes voyeuristes du public en dévoilant un sein nu ici et là.
Girlfriend Experience voudrait être le portrait d’une femme qui tente de prendre en main son destin. Mais l’actrice Sasha Grey, qui n’a visiblement été choisie par Steven Soderbergh que parce qu’elle vient du porno (publicité assurée pour le film), est moins expressive qu’un anchois, et le spectacle des affres creuses de son personnage (Chelsea va-t-elle être détrônée par une jeune concurrente arriviste ? trouvera-t-elle le grand amour, ou l’a-t-elle déjà trouvé ?) n’éveille pas la compassion. Tout juste une certaine gêne, encore une fois, devant un film qui essaie de rendre sympathique une arriviste vivant dans le luxe et obsédée par les fringues de marque : Chelsea est clairement plus une profiteuse sans conscience qu’une victime du système, et ses peines de cœur la rendent moins touchante que ridicule.
Girlfriend Experience voudrait enfin être expérimental et formellement audacieux, à la manière de Bubble mais avec des riches à la place des prolos. Mais la sophistication inutile de la mise en scène et de la construction temporelle du film, qui le rendent d’ailleurs pénible à suivre, contrastent fâcheusement avec la ténuité du récit. Les images sont aussi froides et lisses que les personnages, et le cachet « arty » du film évoque ces bijoux tape-à-l’œil dont le clinquant révèle plus qu’il ne masque l’absence de goût de ceux qui les portent.
Girlfriend Experience, on l’aura compris, voudrait être beaucoup de choses mais n’est rien. Rien d’autre qu’un film de Soderbergh de plus, passionnant comme un colloque d’experts-comptables, et franchement dispensable. Sur un sujet comparable – le quotidien et les aspirations contrariées d’une call-girl –, Claire Dolan de Lodge Kerrigan, sorti en 1998, était quand même autrement moins fumeux. Le film suivant de Kerrigan, le magnifique Keane, a justement été produit par Soderbergh, qui devrait peut-être se contenter de sa casquette de producteur en attendant de développer un point de vue sur ce qu’il filme. Ce n’est hélas pas la direction qu’il prend : non seulement The Informant !, thriller politique « tiré d’une histoire vraie », sortira en salles dans moins de trois mois, mais Soderbergh a déjà trois autres projets en cours : une comédie sur le milieu du baseball, un biopic sur un célèbre pianiste homosexuel, et… une comédie musicale sur les amours de Cléopâtre.