Pendant trois ans, Namir Abdel Messeeh écrit et tourne son premier long-métrage, La Vierge, les Coptes et moi, avec une petite équipe et un petit budget. Sélectionné à l’ACID, le film repart de Cannes fort d’un distributeur, Sophie Dulac.
On sent dans le film différents sujets (les apparitions de la Vierge, le processus créatif, les difficultés de la production, la famille), différentes approches (le documentaire, la fiction, la comédie). Quel était le désir premier, le projet de départ ? Et comment a‑t-il évolué ?
C’est un projet un peu particulier puisqu’il s’est fait sur une durée de trois ans, donc forcément il a beaucoup évolué. D’autant que c’est un documentaire et qu’il y a eu des interactions avec le réel qui ont amené des modifications. Au départ, j’ai écrit une enquête sur les apparitions de la Vierge, de manière très documentaire. Je n’étais pas allé en Égypte depuis longtemps, donc je voulais aussi profiter de cette enquête pour retourner là bas et retrouver des membres de ma famille. Il y a eu un premier repérage, puis je suis rentré en France avec une matière qui m’a permis ensuite de réécrire et réorienter le récit pour lui donner une cohérence. Là, l’écriture s’est apparentée à celle d’un scénario de fiction. Petit à petit, j’ai compris que je devais être un des personnages du film, devant la caméra, que pour que le film fonctionne il fallait qu’il raconte réellement mon trajet en Égypte. Pour que cette idée me vienne il a fallu un peu de temps, car j’ai une grande résistance à être filmé. Nous avons fait ensuite un gros travail avec le chef opérateur pour que j’apprivoise la caméra.
Finalement, l’enquête sur les apparitions de la Vierge passe au second plan.
Le désir premier était de relier quelque chose avec l’Égypte, par le biais des apparitions de la Vierge. Mais elles m’intéressaient quand même vraiment. Le documentaire a été assez déceptif au sens où ce que j’ai réussi à obtenir, à comprendre, de ce phénomène, n’était pas à la hauteur de mes attentes. Du coup j’ai tourné la caméra dans l’autre sens et j’ai posé la question autrement : puisque cette réalité-là n’est pas à la hauteur de ce que j’attendais, qu’est ce que j’espérais trouver ? Je me suis dis que peut-être que moi aussi j’aurais eu envie de voir une apparition de la Vierge, et de là est venue l’idée de fabriquer cette apparition. Au début, avec ma scénariste, on en rigolait, mais l’idée a quand même trotté dans ma tête. J’ai fini par me dire que puisque je n’avais pas vu, j’allais essayer de voir autrement, par le biais du cinéma. A partir de là j’ai su que la bascule du film serait de proposer aux habitants du village de mettre en scène une apparition de la Vierge.
Comment les habitants t’ont-ils accueilli ? La première fois, avec ton projet d’enquête, puis après avec ton idée de reconstitution d’une apparition ? Comment ça s’est passé avec les autochtones, et notamment avec ta famille de là-bas ?
Quand je suis allé les interviewer pour mon enquête, ça a été un discours sans fin. Eux ils croient aux apparitions, et j’avais beau essayer de comprendre, regarder avec eux les vidéos sur lesquelles je ne voyais rien alors qu’eux voyaient quelque chose, ça ne menait à rien. Je me suis rendu compte qu’on n’arriverait à rien par le biais du discours parce qu’il s’agit de quelque chose d’identitaire qui est de l’ordre de la croyance, et de croyance on ne discute pas. Ça ne passe pas par l’argumentation, ça n’est pas rationnel. J’ai compris qu’il fallait trouver un autre biais que le dialogue, et ça a été le film, le cinéma, la fabrication. Et finalement à travers cette recréation, qui est une fiction, je trouve que le documentaire est encore plus présent, que finalement ça raconte encore plus de choses sur la croyance, sur le rapport à la foi et aux images, que tous les entretiens que j’avais faits avant. Plein d’entretiens ont totalement disparu du film, je n’en ai gardé que deux.
Comment as-tu travaillé avec les habitants du village ?
Je leur ai demandé de jouer, on a fait des séances de travail qu’on a filmées et qui sont celles qu’on voit dans le documentaire. On a juste filmé le travail qu’on a fait ensemble (essayer d’exprimer des émotions, de suspendre une fille avec des cordes…), il n’y en a pas eu en dehors de ça puisque la base était de filmer de manière documentaire un film en train de se faire. Il y a davantage eu un travail avec l’équipe, qui a été important et intense. Elle avait lu le scénario et on en a beaucoup discuté. Notamment parce qu’elle ne parlait pas l’arabe et que comme j’étais dans le plan, à partir du moment où ça tournait je ne pouvais plus directement communiquer avec elle. On a donc beaucoup parlé, en amont, de mes intentions. C’est notre complicité de longue date qui nous a permis de parvenir à filmer. Certaines scènes ont été captées de manière purement documentaire, d’autres ont davantage été travaillées, en réfléchissant à ce qu’on allait mettre dans le cadre. La scène sur le pick-up, où je rentre au village et croise mon cousin et un autre type que je connaissais quand j’étais enfant, est pour moi une scène qui a totalement l’air d’être une scène de fiction. Pourtant elle ne l’est pas. Le chef opérateur a déclenché sa caméra, il fait un panoramique et au bout du panoramique un type est arrivé pile dans le cadre. On l’a suivi, il est monté dans le pick-up. Dans cette scène on a l’impression que tout a été réglé au millimètre. Ces moments-là sont vraiment des moments de magie, où tout s’organise comme on l’aurait espéré.
Pour en revenir à la question de l’écriture. Quand je fais du documentaire, j’écris les scènes. Au lieu d’écrire les intentions, j’écris les dialogues. Par exemple, je savais qu’à un moment j’allais proposer quelque chose à ma mère, donc j’ai écrit les dialogues de la scène en devinant ce qu’elle allait me répondre. Ça n’était pas pour la diriger au moment du tournage mais pour me permettre d’avoir une idée de sa façon de réagir. Parfois le tournage se passait exactement comme ce que j’avais écrit, parce que je connais bien ma mère, parfois ça se passait très différemment. Mais le fait d’avoir réfléchi en amont me permettait d’anticiper et surtout de pouvoir rebondir assez vite si ça ne se passait pas comme prévu, de réorienter ce qui se passait pour retomber sur mes pieds d’une autre manière.
Est-ce que le travail a été différent avec ta famille égyptienne et les autres habitants du village, que tu connais moins que ta mère ?
Oui, et c’est pour ça que l’écriture s’est faite aussi après le tournage. L’échec est une matière hyper nourrissante. Quand on tourne quelque chose qui ne se passe pas comme prévu, notre travail de documentariste, de cinéaste, est de décrypter la matière que l’on a, qui raconte autre chose que ce qu’on voulait raconter, et de réécrire la scène à partir de là.
C’est au fond l’idée centrale de ton film.
Oui. C’est ça qui était très compliqué au montage. Mon film est d’abord une enquête documentaire tournée au Caire, qui n’aboutit pas où je voudrais et qui m’amène vers un film plus personnel, plus familial. Au montage on aurait pu virer complètement la première partie et commencer au moment où j’aurais décidé d’aller vers un film plus personnel. C’était un défi et c’était compliqué, mais moi je trouvais hyper intéressant que le film dévie, qu’on sente qu’il y a un changement de trajectoire à l’intérieur. Toute la difficulté qu’on a eue au montage, c’était d’arriver à ce que le spectateur n’ait pas l’impression qu’il y a trois films en un mais que le tout fasse un seul film. Atteindre la cohérence était un vrai enjeu pour moi. Pour y arriver, on a travaillé le montage pendant un an.
La dimension comique était-elle présente dès le début du projet ?
Oui. Elle correspond à un de mes traits de caractère. L’humour est tout le temps sur le mode de l’ironie, de la dérision. C’est une attitude que j’ai plutôt en général. Mon second degré agace parfois quand je discute avec des gens mais dans le film c’est ce que j’aime, aborder des sujets sérieux et les traiter avec un ton décalé.
Au générique, et c’est drôle, tu annonces d’abord de multiples partenaires financiers puis ils sont rayés les uns après les autres jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le CNC…
Si le tournage a duré trois ans, c’est aussi à cause de problèmes d’argent. Quand on n’en avait plus on devait s’interrompre, avant d’en récupérer un peu et de recommencer. Les chaînes de télé n’étaient pas intéressées par le projet, « pas assez docu, trop docu, pas assez d’actualité, trop personnel, on veut des films avec des sujets, ça n’est pas porteur » etc. Le film a été fait avant la Révolution, donc l’Égypte à ce moment-là on s’en foutait complètement. Après ça a changé.
Penses-tu que ça serait plus facile de trouver de l’argent si tu proposais le film maintenant ?
La Révolution a eu lieu pendant qu’on était en montage. À ce moment-là, mon producteur m’a dit qu’il serait peut-être bien de trouver un angle avec la Révolution car il y aurait des chaînes intéressées. Tout à coup il y eu un intérêt parce que l’Égypte est rentrée dans l’actualité.
Tu en parles un petit peu à la fin, de la Révolution…
Oui mais c’est ironique. On s’est vraiment posé la question. Pas seulement pour des questions commerciales mais aussi parce que, comme le film n’a pas arrêté de faire des allers-retours avec la réalité, on s’est demandé si cet événement qui a bouleversé la vie des gens n’y avait pas sa place. On avait des scènes autour de Moubarak au Caire, de la politique, et on a fait une version de montage avec elles. Mais finalement on s’est dit qu’il ne fallait surtout pas parler de ça mais assumer le fait que le film était antérieur à la Révolution. Ce qui lui permettra de durer après elle c’est d’assumer ça. Il y a plein de films autour de la Révolution qui deviennent très vite désuets, parce qu’ils sont faits dans l’urgence d’un moment et qu’on n’a pas beaucoup de recul sur les événements. Finalement je suis très content d’avoir pu faire ce film avant parce qu’il est un portrait de l’Égypte profonde. Mais qui n’a pas tellement changé sur plein de points.
Comment les habitants du village ont-ils accueilli l’arrivée du cinéma chez eux, dans leur quotidien ?
C’était compliqué pour eux. Ils n’avaient jamais vu de Blancs, d’Occidentaux, donc en ce sens notre arrivée a été un phénomène presque de foire pour eux. La première fois qu’il a vu une perche, l’évêque a dit « c’est quoi ce balai, là dans les airs, qu’est-ce qu’ils font avec ? » Je lui ai expliqué que c’était un micro, il n’arrêtait pas de rigoler de la présence de ce balai au-dessus de sa tête quand je l’interviewais. La première surprise pour eux a été de voir qu’une équipe venait s’intéressait à eux. Ils ont eu du mal à le comprendre. Ils étaient persuadés qu’on avait des motivations financières, qu’on était très riches, qu’on était payés. Ils pensaient qu’on allait gagner des millions, donc ils se sont dit qu’on devait leur donner de l’argent. Cette question de l’argent a été difficile, et elle n’apparaît pas dans le film. Même quand on fait un film fauché, on est très très riche par rapport à des villageois égyptiens. Ce décalage a été une barrière qu’il a fallu dépasser. On a eu la chance d’avoir une équipe qui a fait preuve d’une grande classe, et qui a été très vite intégrée aux villageois. Il n’y avait pas de traducteur à part moi. Le chef opérateur et l’ingénieur du son ont essayé d’apprendre des mots en arabe et les gens du village ont très vite senti que c’était des gens bien.
Savais-tu à l’avance comment tes parents allaient réagir ?
Mon père oui, car c’est le roi du dénigrement. Mon précédent film était sur lui, sur son opposition à être filmé et mon acharnement à essayer de le filmer. J’ai tenu tête et je pense que j’ai eu raison de le faire. Je le connais suffisamment et je sais qu’il est par principe hostile à tout ce qui peut bouger. Mettre une caméra et filmer des gens, il sait que ça va provoquer quelque chose, et il n’aime pas ça. Donc je savais qu’il allait être plutôt défavorable au projet. Ma mère a été très opposée à mon film quand elle a su qu’une part intime allait y être exposée. Mes parents ont un tempérament conservateur, mais ce qui est formidable chez eux c’est qu’ils évoluent. Ma mère a joué le jeu et elle était très contente. Même si elle dit qu’elle n’était pas au courant qu’elle était filmée, qu’elle était un des personnages du film. Elle pensait qu’elle venait en Égypte pour nous aider à gérer la production et le budget du tournage de la fiction. Au départ on allait là bas pour filmer une fiction, et finalement ce qu’on a filmé, c’est le making-of de la fiction. Ma mère voyait bien qu’il y avait une caméra qui filmait, mais elle ne savait pas que ce making-of serait en fait le corps du film. Elle a été très surprise après, elle m’a dit que je m’étais foutu de sa gueule, que je m’étais servi d’elle. Mais je crois qu’elle a été contente du résultat.
Est-ce qu’elle se rend compte de ce que ça signifie pour ton film d’être sélectionné à l’ACID ?
Elle en est très contente. Elle attend juste que je fasse de « vrais » films (!), avec des acteurs, et un peu que je gagne de l’argent. (appel du producteur proposant à Namir un rendez-vous avec un éventuel distributeur). Tu l’as vu quand le film ?
À la projection du matin au Studio 13.
Tu as eu la belle projection alors.
Hier soir, c’était différent ?
C’était très différent, oui. Le matin, l’accueil a été très chaleureux, les gens ont été touchés, ils ont beaucoup applaudi. Le soir ça a été beaucoup plus froid. Pour revenir sur l’article publié dans Critikat, qui critique mon narcissisme, je dirais que ce genre de remarques m’énerve un petit peu parce que c’est de la théorie. Les spectateurs hier matin ont aimé le film, ils ne se sont pas posé la question du cinéaste qui se filme ou qui ne se filme pas. Un film c’est raconter une histoire, avoir des personnages, que l’on suit ou que l’on ne suit pas. C’est très intellectuel de se dire « mais le cinéaste se filme, c’est trop narcissique ». On s’en fout ! Le public ne sait même pas que le personnage, c’est le réalisateur.
Le critique a des références en tête, d’autres films dans lesquels le cinéaste se met en scène. Du coup il va avoir des attentes, des points de comparaison, il va être plus exigeant.
Oui c’est ça, c’est un positionnement, et je le trouve réducteur. D’autant que je n’ai pas fait le film du tout dans l’optique de le centrer sur moi. J’ai fait la démarche inverse, je suis parti de moi pour aller vers les autres. Mon personnage est un biais pour faire découvrir l’Égypte, les coptes, qui est une communauté qu’on ne connait pas, et pour faire découvrir les habitants d’un village qui n’ont jamais eu le droit à l’image, à de la considération. Quand j’ai présenté le film à New York, j’ai été hyper ému de me dire que ces gens, qui n’ont jamais quitté leur village, étaient à l’autre bout du monde sur un écran. Certains spectateurs se sont sentis très proches d’eux, c’est comme si j’avais créé une rencontre entre des gens qui ne se rencontreront jamais, et je trouve ça génial.
Y a‑t-il déjà eu une projection en Égypte ?
Pas encore mais bientôt, le mois prochain. Et là ça va être moins rigolo. Je pense que le film va être polémique là-bas. Il va sans doute être très mal perçu par la communauté copte, parce qu’il conteste et met en doute certaines croyances fondatrices de cette communauté. Dans une période actuelle de tension identitaire et religieuse, certains vont sans doute le prendre comme une attaque personnelle. J’appréhende, mais je pense que c’est important, voire nécessaire, de projeter le film là-bas. Il faut que j’assume ce que j’ai fait et que j’aille défendre le film là où je l’ai fait. Sinon ça serait trop facile.