On l’a beaucoup répété, cette 74e édition du Festival de Cannes, repoussée au début de l’été et qui se tiendra dans le contexte sanitaire que l’on connaît, ne sera pas comme les autres. Mais un facteur en particulier la distingue : l’impression que la sélection officielle, pantagruélique, s’est donnée pour objectif, plus encore que d’habitude, d’offrir le spectacle d’une concentration de la production mondiale. C’est l’intérêt premier du festival : il permet pour le critique de prendre le pouls d’un certain état du cinéma. Ou, devrait-on plutôt dire, de l’état d’un certain cinéma. Cette concentration cannoise n’est pas synonyme d’égalité entre les films et leurs profils : ils sont nettement hiérarchisés en sélections, qui dessinent des lignes de partage à questionner. Exemplairement, on ne s’émeut plus, ou presque, de ne jamais voir de documentaires en compétition (dernière occurrence en date : la présence en 2004 de Fahrenheit 9/11 et de Mondovino). Idem pour les films d’animation : depuis Valse avec Bachir, en 2009, aucun n’a concouru pour la Palme d’or, et c’est d’ailleurs hors compétition qu’Ari Folman présentera cette année son adaptation d’Anne Frank. Quant au cinéma expérimental, seuls les films de Jean-Luc Godard ont, ces dernières années, constitué l’exception à la règle de son absence.
Comment expliquer ce conservatisme, alors même que Thierry Frémaux avait été l’instigateur, à ses débuts, d’une relative hybridation de la programmation (toujours en 2004, double coup de poker impensable aujourd’hui : la sélection en compétition de Shrek 2 et surtout de Ghost in the Shell 2 : Innocence de Mamoru Oshii) ? Simplement, en actant que la ligne éditoriale du Festival de Cannes obéit en partie à des principes industriels, parmi lesquels la mise au ban des plateformes pour des raisons économiques, ce qui n’est pas sans occasionner certains paradoxes (si les films Netflix ne peuvent être sélectionnés en compétition en l’absence de sorties en salle, Le Livre d’image peut être diffusé directement sur Arte). Cette ligne éditoriale, quelle est-elle ? Elle prend moins la forme d’une consécration du « cinéma d’auteur », terme qui de toute façon ne veut pas dire grand-chose (une manifestation telle que Cannes n’ayant pas vocation à inviter n’importe quel type d’auteur), que d’une défense et d’une valorisation d’un cinéma de festival, et en particulier ici de sa forme la plus accessible et commercialisable, à quelques exceptions notables près (JLG, toujours). La sélection a beau inclure des titres et des cinéastes que l’on attend (dans nos rangs : en particulier Weerasethakul, Verhoeven et Hamaguchi), la liste des vingt-quatre prétendants à la Palme d’or dresse un portrait-robot assez balisé : des longs-métrages de fiction pointus (mais si possible pas trop non plus), au potentiel économique (relatif, mais certain : il faut avoir un certain standing), avec ce qu’il faut de « nouvelles du monde », mais aussi de stars pour le tapis rouge. Bref, un « en même temps » qui, sous ses airs de grand rassemblement, accouche d’un panachage bien moins divers que ce que l’on pourrait croire, et pousse le reste à la marge, quitte à inventer au cinéma des sous-catégories quelque peu absconses. En témoigne un étrange commentaire de Thierry Frémaux au moment d’annoncer la sélection Un Certain Regard, désormais recentrée sur le « jeune cinéma », mais aussi le « cinéma de recherche », et, surtout, « le cinéma formel ». Qu’est-ce à dire ? Qu’il existerait donc un « cinéma d’auteur » sans forme, ou du moins où la forme serait moins importante, et qu’il aurait davantage sa place en compétition ?
Un mot enfin sur les sélections parallèles, qu’il faut aussi jauger à l’aune des choix de l’Officielle : si la Semaine de la critique obéit à un principe moteur (sélectionner des premiers ou des deuxièmes films) qui prête peu à un commentaire général avant d’avoir vu les œuvres, celle de la Quinzaine des réalisateurs semble avoir fait un choix immédiatement identifiable, avec une programmation animée par le goût « d’une écriture moderne », pour reprendre les mots du délégué général, Paolo Moretti. On jugera évidemment sur pièce, mais c’est peut-être là que se tissera l’un des fils de cette édition, dans cette opposition esquissée entre deux branches voisines, bien que tout de même distinctes, du cinéma de festival. Mais inutile de choisir son camp : puisque Cannes accueille un nombre d’œuvres pléthorique, l’événement offre la liberté au critique, ainsi qu’au spectateur (de nombreux films sortiront dans les salles en même temps que leur présentation sur la Croisette), de tracer sa propre ligne, et de faire ses choix, film par film.