La septième édition de ce très beau festival du septième art sous les dattiers s’est achevée samedi 15 décembre. Une semaine de découvertes, d’hommages à de grandes cinématographies et à des cinéastes disparus cette année, de gros plans et de coups de cœur, déclinés en cent dix films représentants vingt-trois nationalités. Un festival aimé des stars, des débutants, et surtout des cinéphiles, qui a su trouver sa place, plus intime que les grosses machines de Cannes, Berlin ou Venise, mais dont la programmation n’a rien à envier à ses grands frères, et où les rencontres entre réalisateurs chevronnés et débutants sont facilitées. Lancé il y a sept ans par Daniel Toscan du Plantier (c’est sa veuve Mélita qui le préside aujourd’hui), avec la bénédiction du roi Mohammed VI, le FIFM accueille les cinémas du monde entier. Le meilleur du « Nord » et du « Sud » dans l’écrin de la ville ocre.
À l’Est, beaucoup de nouveau
Cette année, l’étoile d’or du Festival International du Film de Marrakech (FIFM) est revenue à l’Estonie, pays quasi invisible sur nos écrans. Autumn Ball (Sügisball), est le premier long-métrage du très prometteur Veiko Ounpuu. Preuve qu’une des ambitions du festival, faire émerger de nouveaux talents, n’est pas un vain mot. Un film d’une beauté plastique remarquable, d’une audace et d’une originalité qui l’a fait ressortir de la compétition officielle, qui présentait quinze films. Autumn Ball est une première œuvre d’une maturité exemplaire, dont l’ambiance prend par moments des accents presque bergmaniens dans la dissection des relations entre hommes et femmes. Le film relate l’histoire, ou plutôt les histoires croisées d’habitants d’un grand ensemble urbain, sorte de banlieue issue de l’architecture soviétique, où se côtoient un architecte snob, une mère seule, un couple en pleine débandade, un portier multipliant les conquêtes amoureuses…
Aidé par un montage très fin et resserré, le scénario d’Autumn Ball livre des moments critiques de l’existence de ses personnages, qui balancent entre manque d’amour, considérations plus ou moins absconses sur l’existence, misères sexuelles et délitement social, le tout sur un ton tout à la fois réaliste, lyrique, absurde, vivant. Une galerie de personnages d’une belle profondeur, portés par un magnifique travail de l’image et des lumières du Nord, rendant la vie à cet obscur ensemble bétonné. Avec un vrai regard de cinéaste, une installation précise dans l’espace et dans le temps qui ne laisse rien au hasard, c’est une Étoile d’or plus que méritée (remise par Catherine Deneuve) que remporte Autumn Ball.
Décidemment, les cinématographies d’Europe de l’Est et du Nord n’en finissent pas de nous livrer, Roumanie en tête, des petites perles issues de la reconstruction post soviétique. Dans la quinzaine de films en compétition officielle, étaient aussi programmés Grandhotel, du Tchèque David Ondricek, Man’s Job, du Finlandais Aleksi Salmenperä, qui aborde le sujet de la prostitution masculine (prix d’interprétation masculine pour Tommi Korpela), ou encore les méandres de la corruption avec le film serbe The Trap, de Sdran Golubovic.
Tous les Suds
Premier film programmé dans la compétition officielle, le très beau The Red Awn, premier film du Chinois Cai Shangjun, donnait le ton de l’exigence de la programmation du FIFM. L’histoire conflictuelle d’un père et de son fils de 17 ans, rassemblés par le travail pour la saison des moissons. Un film qui, une fois n’est pas coutume pour la Chine, s’intéresse à la vie des campagnes, tout en maintenant à l’écran la dichotomie entre villes et campagnes, sans que celle-ci soit jamais brutalement assenée. Un film qui donne à voir un langage des corps plus signifiant que tout langage. Une partition lumineuse rythmée par les moissons, leurs couleurs, leur poussière, la géométrie de l’espace qu’elles découpent et dans laquelle les personnages s’insèrent comme dans un tableau. Cai Shangjun fait montre d’un vrai regard, avec des cadres très travaillés, une vraie sensualité des éléments et le choix d’une intelligente simplicité dans le rendu de la difficile relation père-fils. Le Japon, les Philippines, la Corée du Sud étaient aussi représentés dans cette compétition officielle.
À l’autre extrémité sud du globe, l’Amérique latine apporte elle aussi son lot de belles découvertes, comme Partes Usadas, premier film du Mexicain Aaron Fernandez. Un film très réussi sur le désir d’immigration américaine d’un jeune garçon (Ivan) et de son oncle, spécialistes du trafic de pièces détachées. Une histoire ni larmoyante, ni apitoyante, mise en valeur par le talent du réalisateur à impulser un rythme dynamique aux tribulations d’Ivan dans la grande ville de Mexico. Impulsé par un montage sec et nerveux, tourné par moments caméra à l’épaule, Partes Usadas reste très proche de ses personnages, de leurs corps et de leurs visages. Aaron Fernandez est non seulement doué pour transcrire la réalité du rythme de vie d’un adolescent, mais accomplit aussi un très beau travail, quasi esthétique, sur les pièces détachées des voitures : boulons, écrous, phares, murs de pneus, pyramides de pièces diverses sont autant de morceaux du quotidien d’Ivan et d’autres, qui structurent un espace dont ils ne peuvent pas se défaire.
Des rives méditerranéennes, deux films, inégaux, étaient sélectionnés dans la compétition officielle : Les Jardins de Samira, du Marocain Lafif Lahlou, et L’Envers du miroir de l’Algérienne Nadia Cherabi. Des Jardins de Samira se dégage une petite tendance, au sein du cinéma maghrébin : celle à prendre davantage à bras le corps des sujets touchant de près ou de loin à la sexualité, et traversant la société marocaine, tunisienne ou algérienne. La Fleur de l’oubli, de la Tunisienne Selma Baccar, sorti en salles l’année dernière, avait suscité de grands débats parmi les spectateurs tunisiens. Le film abordait en effet l’homosexualité masculine, et la propension de la société maghrébine à vouloir à tout prix sauver les apparences, en se mariant, en ayant des enfants. Les Jardins de Samira est proche dans le thème de cette Fleur de l’oubli, puisqu’il raconte l’histoire d’un homme (impuissant ou homosexuel ?) qui se décide à épouser Samira pour apparaître comme l’homme à qui tout a réussi : à la tête d’une petite entreprise de tomates, propriétaire, marié, si possible avec une jeune, belle, et soumise femme, si possible attendant un enfant de lui. Mettant en scène la frustration sexuelle et affective de Samira (très belle Sana Mouziane), Latif Lahlou joue des ellipses dans le récit, des silences, des soupirs, allant jusqu’à filmer en gros plan sur le visage de l’actrice une scène de plaisir solitaire. « Depuis trente-trois ans, confie le réalisateur marocain, mes films parlent du problème du couple dans la société. Cela fait longtemps que je voulais parler de ce sujet délicat, mais auparavant les cinéastes étaient davantage muselés, s’autocensuraient. La liberté d’expression gagne du terrain au Maroc aujourd’hui. » Une liberté d’expression qu’il a su mettre au service de cette histoire difficile, en proposant en plus un vrai travail de l’espace, une temporalité dans le récit plutôt originale. Le film algérien, lui, L’Envers du miroir, n’était malheureusement pas au niveau, en tout cas dans sa forme, beaucoup plus classique, et un scénario manquant pour le moins de surprises. Reste qu’il met en scène une très belle actrice, Nassima Shems, portant une histoire touchante d’abandon d’enfant.
Pas un festival du film marocain, le FIFM proposait cette année une variété de cultures, de thèmes et de formes remarquable. À côté de la compétition officielle, la programmation proposait des séances coups de cœur, des flash-backs (Bergman, Antonioni, le producteur tunisien Ahmed Attia). Et une très belle sélection de « Cent ans de cinéma égyptien », pays qui a longtemps été la vigie cinématographique du monde arabe, à travers ses comédies musicales, ses récits historiques, ses chroniques sociales (le bel Immeuble Yacoubian, sorti l’an dernier). Également au programme, un panorama du cinéma marocain 2007, tant la production augmente d’année en année. Le septième art qui bénéficie aussi aujourd’hui à Marrakech, en plus de son festival, d’une école de cinéma, inaugurée par Martin Scorsese en personne durant le FIFM.
La leçon de cinéma de Martin Scorsese
S’il ne fallait qu’un grand maître du cinéma dans les allées du Palais des Congrès de Marrakech, ce serait lui : Martin Scorsese, qui a déjà tourné deux films au Maroc (La Dernière Tentation du Christ et Kundun), était invité d’honneur du festival. Avec son nouvel acteur fétiche (déjà trois films tournés ensemble, un quatrième en route), Leonardo DiCaprio, à qui le festival a offert une carte blanche, à travers Romeo+Juliet, Titanic, Catch Me If You Can, The Aviator, Blood Diamond et The 11th Hour, film documentaire sur les bouleversements climatiques, produit par l’acteur. Une star internationale (actuellement en tournage du dernier Ridley Scott, Body of Lies, en plein cœur du Maroc), sur la mythique place Jemma el-Fnaa, où The Aviator a été projeté en plein air sur grand écran, et où le tandem américain a fait une brève apparition pour saluer le public marocain, à qui le festival est ouvert.
L’un des plus gros temps fort du FIFM fut la magistrale leçon de cinéma donnée par Scorsese lui-même, dans une salle comble. Une véritable dissection des aspects les plus prégnants de son œuvre, à travers des extraits de Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976), Alice Doesn’t Live Here Anymore (1978), New York New York (1972), The Last Waltz (1978), La Dernière Tentation du Christ (1988), Casino (1995) et Kundun (1997). Pendant ce voyage de deux heures, Scorsese, « obsédé par la vie et le cinéma », évoque « la brutalité et l’élégance » de The Big Heat (1953), de Fritz Lang, cité dans Mean Streets, l’influence de Godard ou encore de Truffaut, notamment avec Tirez sur le pianiste et Jules et Jim, sur l’utilisation de la voix-off dans ses films, « pas pour raconter l’histoire, mais pour apporter une autre dimension », ou encore le travail de montage, « la phase la plus excitante » selon lui. Le cinéaste, également grand documentariste, avec de nombreux films musicaux (sur les Rolling Stones, Bob Dylan, ou encore les racines du blues avec Du Mali au Mississipi) est revenu, images à l’appui, sur les raisons pour lesquelles il aime tant réaliser des documentaires : « parvenir à capter des moments aussi forts que ceux-là ». Ceux-là, celui-là, montré à la salle, c’est l’incroyable Muddy Waters dans The Last Waltz, près de quatre-vingts ans au moment du film, au corps et au visage qui se mettent petit à petit en mouvement au gré du rythme de la chanson Manish Boy, captée en caméra quasi fixe par Scorsese, ignorant le public pour ne voir que l’âme de cet immense bluesman. « La psychologie des personnages », expliquait Scorsese, est ce qui lui importe le plus. « Je n’ai rien contre l’intrigue, précisait-il, mais l’important c’est l’émotion, la musique d’ensemble. »
Une « musique d’ensemble » que Martin Scorsese entend rendre à des films oubliés, abîmés, à travers sa World Cinema Foundation. Un organisme destiné à restaurer des films du début du septième art, des films de pays manquant de structures cinématographiques, de films africains, roumains, turcs, coréens, que le cinéaste veut préserver, pour l’histoire du cinéma. Après Marrakech, Martin Scorsese s’est envolé pour le Mali, où il a rencontré le cinéaste Souleymane Cissé, président de l’Union des Créateurs et Entrepreneurs du Cinéma et de l’Audiovisuel de l’Afrique de l’Ouest (UCECAO) pour lancer une collaboration avec les cinéastes africains, si peu considérés par la production et la distribution.