Réalisateur culte il y a déjà vingt-cinq ans, reliquat has-been des années 1980 il y a encore dix ans, Ridley Scott détient aujourd’hui une place bien confortable à Hollywood, s’en tenant depuis Gladiator (2000) à un rythme de croisière d’une réalisation et d’une poignée de productions par an. Un statut qui doit certainement beaucoup à son travail de styliste attaché à conférer de la brillance picturale à un divertissement hollywoodien calibré et parfois ambitieux. Évidemment, ce type de conformisme enluminé ne fait guère espérer de cinéma très intéressant au-delà des cahiers des charges des projets qu’il engrange : tout au plus ses maniérismes peuvent-ils apparaître un rien décalés par rapport au tout-venant hollywoodien actuel. L’image est belle, parfois le ton classieux paraît à contre-courant du modernisme attendu, mais chaque film reste une pièce de la grosse usine à rêves, porteur seulement d’un habillage, sans véritable souffle qui lui soit propre. À charge des scénaristes et des acteurs de donner un peu de chair à la belle mais froide machinerie. C’est ce type de chair-là qui faisait défaut au famélique précédent film de Scott, le « based-on-a-true-story » American Gangster, tout occupé qu’il était à faire défiler une « coolitude » frimeuse certifiée seventies. Au moins, pour son nouveau film Mensonges d’État, le cinéaste y met-il un peu plus du sien et ne donne-t-il pas l’impression de traiter le film par dessous la jambe.
Avec Mensonges d’État, Scott ajoute un nouveau genre à sa filmographie qui a toujours aimé varier les décors. Après le film en costumes, la science-fiction, le film noir, le péplum, la comédie provençale, etc., voici venir le film d’espionnage, dans ce contexte très tendance qu’est le Moyen-Orient, du moins un Moyen-Orient collant vaguement à l’actualité où l’Amérique doit discerner ses amis et ses ennemis. Genre oblige, le scénario qui enchaîne action, infiltration, ordres, contrordres et jeux d’influence règle la tension nécessaire au spectacle, tandis que des acteurs très pro, dans des rôles plutôt bavards, se renvoient la balle avec maîtrise — même DiCaprio qui pour le coup remballe ses récentes gesticulations scorsesiennes. L’esthétisme « scottien » se fait plutôt discret, restant toujours à l’affût d’un contre-jour ou d’un rai de lumière, mais sans être agressif ni faire barrage à une mise en scène carrée et sans fioritures de l’action.
Mouvements de repli
De cette histoire d’homme de terrain de la CIA (DiCaprio) engagé dans la traque d’un terroriste en Jordanie et devant louvoyer entre les manipulations des uns et des autres — y compris de son propre mentor (Crowe) qui le téléguide depuis les USA — et les mensonges que lui-même doit déployer pour s’infiltrer, Scott semble surtout retenir l’idée du mouvement constant, de la liberté contrôlée de ses personnages décontractés mais déterminés qui changent continuellement de lieu, observent le monde tantôt de leurs propres yeux tantôt par écrans interposés, à l’occasion communiquent entre eux avec leurs kits mains-libres, voire doivent apprendre à se passer d’un high-tech encombrant (le débat réchauffé technologie vs système D, reformulé au début du film par Crowe). Cette liberté trouve un curieux écho dans celle que prend le film avec le réel, voire avec la vraisemblance. Ainsi du versant psychologique simpliste de l’intrigue qui vient parasiter la rigueur réaliste du genre, avec ce héros empathique du terrain moyen-oriental où il évolue et qu’il a appris à connaître, pris de remords en voyant disparaître les pions dont il s’est servi mais auxquels il s’est attaché. Peut-être avec encore à l’esprit les péripéties orientalo-chevaleresques de son Kingdom of Heaven (scénarisé par William Monahan, comme celui-ci), Scott fait culminer cette licence dramatique dans les relations entre l’agent américain et le chef du Renseignement jordanien, liens de fidélité qu’on croirait égarés des conventions d’un cinéma de cape et d’épée. Si le cinéaste fait mine de filmer le présent, on perçoit chez lui (comme souvent : Blade Runner, en 1982, en portait déjà la marque) la tentation de ramener celui-ci à un ailleurs et un autre temps relevant d’un imaginaire et d’une imagerie classiques. Des élans intrigants, sans être ici tout à fait intéressants en termes de cinéma, sauf comme prétexte à des dialogues classieux.
C’est cette même prise de distance avec la réalité qui empêche de croire tout à fait à la sincérité de Mensonges d’État lorsqu’il tente, ici et là, de glisser un propos politique critique sur les relations entre les États-Unis et le Moyen-Orient. L’insert d’introduction renvoyant immanquablement au 11-Septembre, une scène de repas où DiCaprio est mis en difficulté par une Jordanienne sur la politique extérieure américaine, sont des éléments écrits et plaqués dans le film de manière assez simpliste, mais jamais de nature de perturber l’entreprise d’entertainment, et pour lesquels l’intérêt du réalisateur, si tant est qu’il en ait un, ne se traduit jamais dans le travail de pro que reste sa mise en scène. Ils restent des ingrédients vaguement efficaces pour contrebalancer l’interprétation interventionniste à laquelle le film prête le flanc, mais trop légers pour lui apporter un propos convaincant, même si on est loin de la vulgaire condescendance d’un film comme Le Royaume qui s’attaquait à un sujet similaire. D’ailleurs, la conclusion de cette même scène de repas, tout comme la fin du film confrontant le héros à un dernier choix, résument bien l’attitude de Scott face à ces questions actuelles : botter en touche en se repliant sur la valeur refuge de l’individualisme. On se rappelle son film de guerre douteux La Chute du Faucon Noir, entreprise révisionniste initiée par Jerry Bruckheimer, où Scott évitait scrupuleusement d’affronter le politique pour se braquer sur un spectaculaire au look tapageur « CNN embedded ». Mouvements de repli d’un artisan pas si libre dans ses initiatives et dans sa tête qu’il ne semble le penser, toujours gêné aux entournures par sa soumission à un système.