Un passage express à Rotterdam pendant le festival du film nous a permis de découvrir deux films issus de la frange expérimentale du cinéma d’auteur : small roads de James Benning et La Leggenda di Kaspar Hauser de l’Italien Davide Manuli, qui chacun à sa manière nous parlent de cinéma.
Le programme en apparence rigide de small roads a de quoi effrayer : James Benning y montre pendant près d’une heure trois quarts 47 plans fixes de routes secondaires américaines, perdues en pleine nature. Mais après les quinze premières minutes de projection – qui ne font que renforcer nos craintes et quitter la salle à une bonne partie du public pourtant averti, Benning ouvre des portes inattendues, s’éloignant de son sujet apparent, la géographie américaine, pour servir une réflexion passionnante sur ce qu’est le cinéma. La lenteur des plans pousse le spectateur à porter son attention sur des détails de l’image ou de la bande son qu’il n’aurait pas eu le loisir de remarquer autrement. Le son, en apparence anodin, se révèle être le fruit d’un important travail de mixage. Il est amplifié et, à la manière des personnages de Travolta dans Blow Out de Brian De Palma ou de Gene Hackman dans Conversation secrète de Coppola, Benning semble être allé chercher le détail des bruits des moteurs avant même que les voitures ne rentrent dans le champ. Une suspicion de légère « fictionnalisation » des images – que ce soit par l’intermédiaire d’une mise en scène ou d’un travail de post-production – fait alors irruption et le film ne peut plus être vu qu’au travers de ce prisme : cette chorégraphie quasi parfaite de voitures entrant et sortant du cadre est-elle due au hasard ou a‑t-elle été mise en place par Benning ? Ces gazouillis d’oiseaux ne sont-ils pas en décalage avec ce paysage rugueux ? Le réalisateur a‑t-il attendu de longues heures le passage du chasse-neige ou ce magnifique plan de route enneigé a‑t-il été chorégraphié ? Pourquoi telle séquence est-elle présentée en léger ralenti, comme l’atteste le mouvement de quelques touffes d’herbes dans le vent ?
Le film renforce cette zone d’incertitude et impressionne encore davantage lorsque le réel y produit des effets d’habitude délivrés par la technique : dans un plan impressionnant – digne d’effets spéciaux, la caméra de Benning capte une petite montagne qui se voit entièrement plongée dans l’ombre par une masse nuageuse. Dans une autre séquence, on se rend compte – lorsque l’on étudie les ruissellements de la pluie – que la route que l’on pensait être montante est inclinée dans le sens opposé ; ou encore qu’un pan de montagne apparait flou en raison du contraste naturel entre des silhouettes ciselées de conifères sans aiguilles et la verdure sous-jacente, alors que le reste de l’image est nette. En deux ou trois occasions Benning amène également son film au bord du décollage : une moto passe et le son amplifié de son moteur se mue, pendant une fraction de seconde, en battement de pales d’hélicoptère. Alors que la plupart des plans ne sont animés que par le passage de quelques voitures isolées, l’arrivée soudaine dans l’un d’eux d’un convoi de quatre grosses cylindrées vrombissantes provoque l’ouverture imprévue d’une faille spatio-temporelle vers un film de gangsters. La démonstration du cinéaste est effarante : il suffit d’un rien au cinéma (l’amplification d’un son, l’introduction d’un élément exogène) pour faire basculer une scène quelconque – ici une banale tranche de réel – vers n’importe quel horizon.
Dans un registre très différent, La Leggenda di Kaspar Hauser est le prototype de l’objet hype : ce « western techno » tourné en noir et blanc affiche Vincent Gallo au casting et Vitalic à la bande son. Dans une ambiance surréaliste, entre burlesque et réflexions métaphysiques, Manuli met en scène une petite communauté abstraite de personnages déjantés (une duchesse, son serviteur freak, son amant motard, une pute, un prêtre, un muletier et un shérif DJ) qui se trouvent confrontés à l’arrivé d’un naufragé sauvage (Kaspar Hauser, joué par une actrice androgyne) sur leur île. Le shérif prend Kaspar sous sa protection et entreprend de lui apprendre à mixer, pendant que la duchesse tente d’asseoir son autorité en se débarrassant de l’intrus.
Les questions de genre sont omniprésentes dans La Leggenda di Kaspar Hauser : le western, le film noir, la science-fiction et le fantastique y sont abondamment cités, Kaspar y évolue dans un corps féminin, la BO y est exclusivement électronique. Pourtant, on a l’impression tenace que le discours de Manuli se démarque des références en forme d’hommage au cinéma de genre qui émaillent le cinéma d’aujourd’hui. Chez lui, le genre ne semble pas défini « de l’intérieur », par rapport à lui-même, à ses propres codes, mais il est plutôt vu de l’extérieur, non pas comme le bastion d’une identité forte mais avant tout comme une marque d’altérité (les personnages se demandent d’ailleurs à plusieurs reprises quelles sont les différences entre leur île – leur « intérieur » – et le monde extérieur). Sa mise en avant de la question de l’altérité est particulièrement développée avec le personnage de Kaspar Hauser : aucun des habitants de l’île ne se rend compte de sa véritable identité sexuelle, mais tous éprouvent des problèmes pour appréhender ses différences. Certains restent fermés à tout contact avec lui (la duchesse), tandis que les autres voient leurs échanges entravés par un fossé culturel trop important (le shérif) ou par l’influence castratrice qu’exerce sur eux leur entourage (l’amant). Le diagnostic est sombre (même s’il est possible de passer outre les questions d’apparence, les forces qui se dressent entre les êtres ne sont pas sous leur contrôle direct), mais est pondéré par de belles trouées utopiques (la scène de transe à trois, le traitement égalitaire imposé aux genres cinématographique) qui célèbrent le vivre ensemble et distillent un estimable message de tolérance.