Le cinéma de Gus Van Sant met en scène des individus qui, tels des étoiles filantes, passent, semblent dériver sans but et disparaissent. Sa caméra suit avec bienveillance et inquiétude des personnages mystérieux, obscures et difficilement compréhensibles. L’ensemble du corps social peut alors disserter à l’infini sur le pourquoi du comment des agissements de tels ou tels individus. Le mystère restera intact. Quelque chose a dévié, s’est perdu et s’est anéanti. Mais le regard du cinéaste, loin d’apporter des réponses et des éclaircissements en nous révélant la vérité intérieure des êtres, ne peut que constater les limites de son Art : le cinéma ne peut rien révéler du monde, et se bornera à n’être qu’un révélateur des troubles de l’artiste face à des drames dont l’essence lui échappe.
Ceux par qui le scandale arrive
Qu’ils l’aient ardemment voulu ou non, les personnages chez Van Sant ont défrayé la chronique et suscitent, de par leur attitude, les commentaires de la société qui les entoure. Le monde cherche à comprendre les raisons pour lesquelles certains êtres agissent comme ils le font. Cet intérêt peut être sincère et profond, mais aussi haïssable, répugnant, tout juste bon à tromper l’ennui d’une société par le récit chic et choc d’histoires en apparence fortes et dramatiques. Last Days s’inspirant des derniers jours de Kurt Cobain, et Elephant de la tuerie de Columbine, sont donc deux histoires qui, avant même d’être portées à l’écran par Van Sant, ont suscité un grand nombre d’interprétations délirantes (les tueurs de Colombine étaient fans de Marilyn Manson, le suicide de Kurt Cobain serait en fait un assassinat commandité par sa femme Courtney Love…). Tout le monde y va de son commentaire, de son analyse, à grand renfort de psychiatres, de sociologues… Mais dans Prête à tout, scénario totalement inventé, Van Sant intègre les témoignages posthumes de ceux qui ont connu et ont été complices du personnage interprété par Nicole Kidman. Dès le début, nous savons que cette histoire, dont nous ne connaissons encore rien, a défrayé la chronique et donc intéressé les médias avides de sang et de sensations fortes, d’analyses à chaud de ce qui s’est passé, en vue de donner l’impression de chercher des explications aux comportements des acteurs tragiques de ce drame. La sœur du mari assassiné, les adolescents manipulés et complices du crime, ainsi que la vidéo de Nicole Kidman elle-même se filmant en vue de présenter et de vendre son histoire à des studios hollywoodiens, fournissent autant de pistes d’analyses sur ce qui restera pourtant un mystère : qu’est-ce qui a poussé cette femme à commettre un tel acte ? Pourquoi un tel désir de réussite médiatique ? Bien sûr, toutes ces pistes d’analyse ne fourniront aucune réponse. Et Nicole Kidman d’emporter son secret avec elle, assassinée à son tour par la famille de son mari qui la fera disparaître sous la glace d’un lac gelé. Ainsi, sous la glace, elle et son mystère sont conservés pour l’éternité, intact et invariable. Pas de décomposition, c’est-à-dire d’évolution, et ce à l’instar des zones d’ombre de ce récit, et de la difficulté à cerner les différents mobiles de chacun. Entre son visage mort et le spectateur, une épaisse couche de glace semble nous séparer à jamais de ce qu’elle pouvait bien être, troublant une image déjà floue, et la figeant finalement sous le masque de l’icône inaltérable, image à laquelle elle aspirait, avec son look de présentatrice irréelle, fausse, comme n’appartenant pas au genre humain, car privée de cœur.
Ce mystère provient parfois d’un isolement qui peut dans certains cas tenir de l’élection. L’être d’exception ou l’homme mystérieux est un être dont on aspire à percer le secret, autant par intérêt que parce que son génie nous ramène à ce qui fait notre limite, et que la jalousie nous pousse à minimiser tout ce qui, en étant grand, montre du doigt notre petitesse. Blake dans Last Days et Will dans Will Hunting ont tous les deux un talent qui fascine leur entourage et le monde autour d’eux. Ils sont le centre d’attention et vivent au milieu de personnes diverses qui les scrutent comme des bêtes de foire, et ce avec plus ou moins de bienveillance : le psychiatre ou le professeur de mathématiques pour Will, ou bien la femme interprétée par Kim Gordon, la bassiste de Sonic Youth, pour Blake. Van Sant porte un regard à la fois doux et inquiet sur ces êtres que le talent isole en les faisant flotter au milieu d’une nappe irréelle. Ce qui fait le mystère de leur personne les prive d’une relation simple et sur un véritable pied d’égalité avec qui que ce soit. Le psychiatre sent que Will, malgré son groupe d’amis dévoués, est seul. Si le happy-end de Will Hunting, qui peut-être n’est qu’une simple convention hollywoodienne, semble indiquer qu’une porte de sortie existe, la vie de Blake, c’est-à-dire celle d’une superstar du rock, l’enferme et l’isole malgré lui dans une tour d’ivoire. Toute communication avec autrui devient impossible. Le monde entier se penche sur vous comme sur le berceau d’un enfant divin tombé du ciel et vous propulse malgré vous au rang d’icône. Les gens que croise Blake ne l’écoutent pas. Ils parlent de leur petite personne, racontent des histoires insignifiantes sur eux-mêmes, de purs clichés rock pathétiques, cherchant à prouver à l’être d’exception qui lui n’a rien à prouver, qu’ils ont eux aussi des vies trépidantes et dignes d’attirer l’attention. Pour le professeur de mathématiques, aucun doute que Will fera une brillante carrière et réussira à aller plus loin que là ou lui-même est déjà allé. Mais le psychiatre le met en garde et lui demande de laisser Will trouver sa voie et, surtout, de lui laisser le temps d’identifier et de guérir les blessures qui font de sa vie quelque chose à la limite de l’absurde. Mais ce que révèle l’attitude des gens entourant Will et Blake, c’est la profonde angoisse d’être un raté, un « loser », un être que rien ne distingue : l’angoisse de ne pas exister pour le monde, d’être nié totalement par lui.
La forme impuissante
« Les yeux me brûlent » disait Cézanne. Lui qui avait passé des journées entières face à la montagne Sainte Victoire, ne la voyait alors plus comme une montagne, mais comme une forme dégageant de multiples sensations faites de couleurs qu’il lui appartenait de retranscrire sur la toile. Qu’a-t-elle à nous dire, cette montagne ? Le commentaire du géologue, et après… La montagne disparaît. La peinture pure et l’abstraction pointent le bout de leur nez. Dans Gerry, Van Sant suit deux personnages errant dans le désert. On peut alors penser qu’il ne se passe quasiment rien. Si le désert peut à première vue sembler être le lieu uniforme par excellence, le très mince récit nous permet de porter notre attention sur les infimes variations du climat et des lumières perçues comme événements majeurs. La musique d’Arvo Pärt, à la fois répétitive et d’une tristesse rare, a pourtant le don de nous faire prendre un rythme, de nous installer, pourrait-t-on dire, à une vitesse de croisière. Van Sant a le génie du fil, c’est-à-dire une façon de dérouler le film suspendue à une simple et unique note. Comme si le cinéaste se souciait peu de s’adapter aux remous du récit et souhaitait rester ainsi comme imperturbable et retiré face à ce qu‘il montre. Tel un peintre s‘assurant que les formes et les couleurs de sa toile forment un tout, Van Sant cherche à préserver l‘homogénéité formelle du film.
Cette mise en avant de la couleur et des formes a été en peinture un cheminement qui visait à faire abstraction du sujet, à faire disparaître l’histoire, et donc tout ce qui pouvait avoir une base littéraire. Mais avec Van Sant, cette approche du cinéma pur n’a pas pour vocation de mettre le sujet au second plan, mais apparaît plutôt comme étant un aveu d’impuissance à capter l’essence même de ce sujet. Quelque chose échappe à Van Sant… Et alors que l’on regarde le sujet en espérant de lui qu’il révèle tout du moins une part de son mystère, celui-ci semble plutôt s’éloigner de nous, devenir de plus en plus irréel, avant de bel et bien disparaître. Il y a chez Van Sant un pied de nez à l’ontologie bazinienne et rossellinienne : Van Sant se révèle incapable de faire que le cinéma donne accès à la vérité révélée du monde. Van Sant est incapable d’avoir une image nette d’Ingrid Bergman sur le volcan dans Stromboli.
Une image sur laquelle on a mis trop de mots disparaît, se brouille, est floue, et ne fait alors que renvoyer son propre trouble, source perpétuelle d’interrogations. La polémique, ou du moins le débat accompagnant la sortie d’Elephant, consistait à louer ou à reprocher à Van Sant de ne pas avoir de point de vue sur l’histoire, de ne pas apporter de réponses ou d’esquisses d’explications. Il serait exagéré de dire que Van Sant n’a rien voulu dire sur cet événement, mais, toutefois, à voir ou à revoir Elephant, on ne peut qu’être frappé de constater que la force du film tient à cette dérive, à cette lente coulée qui effleure les êtres, semble rester à la surface, tout en nous faisant sentir, le temps d’un regard ou d’un geste, une profonde fragilité d’autant plus bouleversante qu’elle se dérobe. Car à trop parler, les mobiles deviennent de plus en plus incompréhensibles, les mots se confondent et se changent en une bouillie sonore inintelligible. Lors de la scène de la tuerie, dans les couloirs irréels du campus, se dessine la silhouette quasi fantomatique d’un des tueurs. Le temps de quelques secondes, l’image semble perdre la trace de ce qu’elle est censée montrer. Nous voici ramenés dans un univers fait de sons et de lumières, à de la pure sensation, de la pure forme, face à un événement qui a pourtant suscité une myriade d’interprétations. Nous savons alors que nous perdons le contact à tout jamais avec ce que serait censé expliquer de tels actes.
Le film de Philippe Garrel intitulé Les Hautes Solitudes se compose uniquement de plans muets tournés en noir et blanc : pas d’histoire et peut-être même aucun montage, mais de « simples » images de trois femmes (Nico, Jean Seberg et Tina Aumont) telles des fantômes, comme dans un rêve. Face à ces plans silencieux, le spectateur est alors dans un état proche du coma, dans un état de somnolence. A plusieurs reprises, l’image de Garrel se trouble, par effet de surexposition et de flou, et la trace de ces femmes belles et mystérieuses semble être à deux doigts de disparaître. Ce film qui ne dit rien d’autre que ce qu’il filme et que ce qui se trouve face à la caméra, voit pourtant le peu qu’il montre se dérober à lui : pas d’histoire mais seulement des femmes, puis plus de femmes mais des formes fantomatiques de lumière mouvante. Dans Gerry, vers la fin du film, un plan assez long, qui apparaît autant comme une apogée que comme un point de non retour, voit les deux personnages s’enfonçant dans la profondeur de champs, filmés de façon à ce que l’on ait l’impression qu’ils font du surplace. De toutes les images du film, celle-ci est volontairement la plus expérimentale, dans le sens où tout semble ne faire qu’un : la saturation des couleurs et des sons, les formes de moins en moins reconnaissables des deux acteurs, ainsi que les teintes délirantes et effrayantes du désert. De plus, le son appuie avec une force rare l’étrangeté déjà manifeste, en mixant de façon réussie le bruit des pas, du souffle et du vent, dans une espèce de boucle répétitive à la fois envoûtante et oppressante. Notre œil comme celui de Van Sant a alors, à ce stade du film, perdu pied. Le plaisir donné par la beauté des formes fait place à une angoisse de ne pouvoir reprendre ses assises dans un monde solide où nous pourrions nous rattacher à du concret. À l’instar du film de Garrel, les personnages disparaissent et emportent leur mystère avec eux en nous abandonnant dans un état d‘apesanteur inquiète. La pellicule brûle, s’efface et disparaît en ne nous laissant que du trouble.
Plus le monde devient une abstraction et plus la mort est imminente. Dans Last Days, Blake est déjà condamné quand, de retour dans la grande demeure, la simple sonnerie de porte résonne en formant une nappe sonore écrasante. Le corps de Blake ne peut alors que se tordre, comme pris par une douleur intérieure qui est en train de le faire imploser. Dans un espèce d’état léthargique, Blake ne contrôle plus le langage oral. Il marmonne on ne sait quoi, et seules quelques bribes de mots parviennent à nous, tout en brillant par leur absence de sens, semblant plutôt être un radotage inconscient de pensées jadis intelligibles. Les mots disparaissent et Blake tombe dans une sorte d’apathie, ne répondant pas aux questions qu’on lui pose. Il s’éloigne de nous, du spectateur, et du monde en général, pour prendre une voie qui lui est propre et qui le mènera à sa propre mort.
Un certain quart d’heure
Prête à tout, Elephant, Will Hunting et Last Days, évoquent tous à leur façon la phrase mythique et annonciatrice prononcée par Andy Warhol au sujet de ce fameux quart d’heure de célébrité promis à chacun. Fascinée par les paillettes, les stars et le show business, l’œuvre de Warhol est pourtant tout sauf clinquante. Sur toutes ses productions, et ce dans tous les arts auxquels il a pu s’intéresser, est déposé comme un fin voile cadavérique. Son œuvre est hantée par la mort et par la disparition. Le procédé de la sérigraphie (utilisé par Warhol pour réaliser ses tableaux de Soup Campbell, de Marilyn, ou de Liz Taylor) reproduit une image en diminuant la profondeur et le modelé. Face à nous, même la photo la plus clinquante semble éteinte, terne. La répétition d’une image à partir du même panneau de sérigraphie contribue à rendre celle-ci de moins en moins nette, de plus en plus effacée, loin de nous et donc mystérieuse. Cette technique warholienne met en lumière le fait qu’à l’ère de la reproductibilité, la diffusion des images est à ce point importante que les commentaires et les interprétations qu’elles suscitent seront alors on ne peut plus conséquents. Même si Elizabeth Taylor est au centre de toutes les polémiques, de toutes les histoires les plus invraisemblables et voit son visage étalé à longueur de magazines, quelque chose d’elle échappe pourtant au monde entier. En montrant ces sérigraphies qui se côtoient pour finalement s’annuler, Warhol constate que l’image familière de cette femme, à force d’être trop regardée et trop commentée, s’efface petit à petit en ne laissant qu’un sourire de façade dissimulant un mystère. Comme chez Van Sant, l’insistance du regard éloigne de nous le sujet et l’embaume dans son propre secret. Warhol et Van Sant semblent comme figés dans une béatitude inquiète face à des choses et des êtres dont l’essence même semble se dissoudre.
Cette technique quasi industrielle de production d’œuvres d’art est une des raisons pour lesquelles on a considéré l’art de Warhol comme un art désincarné et froid. Mais Gus Van Sant lui-même, à la sortie d’Elephant, n’a pas été épargné par cette critique : on lui reprochait son absence de point de vue, mais aussi le manque de cœur d’une mise en scène qui pour beaucoup ne portait qu’un regard froid sur ce drame. Bien sûr, il s’agit de tout le contraire, et la caméra de Van Sant semble comme bercer ces jeunes gens et les envelopper avec une tendresse et une bienveillance rares. Mais cette façon de voir révèle le trouble ressenti par les spectateurs face à des films qui ne se laissent pas enfermer et dont la simple dimension critique apparaît comme étant forcément réductrice. De même, personne n’a jamais su quelle était le message que Warhol cherchait à véhiculer à travers son œuvre, et s’il s’agissait d’une critique ou d’une apologie de la société de consommation. Gus Van Sant, de son côté, semble ne nous révéler rien d’autre que sa propre angoisse et sa propre stupeur face à des êtres qui, un court instant qui s’avérera pourtant fatal, échappent au monde et s’en dégagent avec fracas.