Lors d’un cours donné à de futurs chauffeurs de taxis non anglophones, l’instructeur insiste sur la définition du mot « quartier ». Il le répète, encore et encore, dans chacune des langues de ses auditeurs, afin que chacun en comprenne bien le sens. Voilà une des grandes questions d’In Jackson Heights, le dernier film de Frederick Wiseman, qui partage son nom avec un des quartiers les plus multiculturels de New York. Plus que la définition du terme, Wiseman cherche ici à cerner les enjeux de cette unité première de la société américaine. Fidèle à ses habitudes de cinéma, il arpente consciencieusement ce petit bout de ville, laissant aller son regard interrogatif et silencieux, en quête des évolutions en marche derrière la surface des choses. Car la notion même de ville est en mouvement, tout autant que celle d’une nation dont l’histoire est intimement liée à la diversité d’origine des citoyens qui la composent (voir à ce sujet l’article dédié au film lors de la Mostra de Venise 2015). Entre dissensions culturelles et causes communes, les habitants de Jackson Heights dévoilent ainsi sous son regard une microsociété mondialisée assaillie par la volonté d’uniformisation d’un modèle qui a encore des difficultés à s’accorder au pluriel.
Horizontalité
« En disant que vous voulez voter, vous montrez que vous avez bien compris le fonctionnement d’une société démocratique », explique-t-on à une prétendante à la nationalité américaine lors d’un exercice préparatoire. Mais rien à faire, dès qu’on lui pose à nouveau la question, cette dame évoque tout, sauf cette histoire de vote. La scène trouve toute sa place au cœur d’un film révélant la multitude de décisions et d’actions se prenant à échelle locale. Wiseman s’attarde ici à observer comment cette constellation de communautés plus ou moins refermées sur elles-mêmes s’organise. Se mettent ainsi en place des systèmes de pouvoirs et de contrepouvoirs participant à un fonctionnement démocratique bien plus complexe que le simple glissement d’un bulletin dans une urne. La liberté d’association y apparaît comme le cœur d’un territoire en équilibre entre la nécessaire cohabitation de groupes parfois peu enclins à se côtoyer, et le maintien des identités culturelles de chacun.
Comme toujours dans son cinéma, Wiseman laisse beaucoup de place à la parole publique, seule parole filmée. Cela ne signifie pas qu’il se détourne des récits personnels, bien au contraire : ce dernier film en regorge. Mais ils sont toujours captés au moment où ils sont partagés avec un auditoire. Cette parole se démarque d’ailleurs des précédentes que Wiseman nous avait donné à entendre dans At Berkeley, et National Gallery. Car, du fait même de la nature des grandes institutions alors visitées (une université, un musée), la circulation de la parole y était majoritairement verticale. Véhicule d’une transmission, d’une prise de décision, ou d’une contestation, elle se devait de prendre en compte une hiérarchie (professeurs/élèves, guides/visiteurs…), même si le but poursuivi pouvait être de la briser, ou au moins de la redéfinir. Plongé de nouveau au cœur de la ville, Wiseman semble s’intéresser à une autre circulation de la parole, dictée cette fois par une logique d’horizontalité. Les échanges n’ont ici pas d’incidence directe, car ce sont rarement des prises de décisions au sens propre, mais l’on ressent à quel point elles participent d’un mouvement global.
Les témoignages des passages de frontière tout autant que ceux de discriminations de personnes transgenres ont ainsi le pouvoir de regrouper, un temps du moins, au-delà de la simple différence d’origine, de couleur de peau, de confession religieuse. Wiseman écoute ces récits comme toujours en simple membre de l’assistance : pas d’enquête ni de provocation ici. Tout au plus certains raccords révèleront-ils une malice bienveillante. Il ne lui aura pas échappé par exemple que, quelque soit la religion, certains fidèles finissent toujours pas s’endormir pendant le prêche – ce monologue parfaitement codifié, n’incitant à aucun échange si ce n’est l’approbation. Espace de sérénité et de repos pour les auditeurs, ou pointe de moquerie à l’encontre d’institutions figées dans la verticalité de leurs rituels ? Certainement les deux, le cinéma de Wiseman n’ayant jamais cherché à trancher pour le spectateur, mais plutôt à induire des pistes de réflexions qui lui seul devra poursuivre par la suite.
Temporalité
Au fil de la progression du film, se dévoile ce paradoxe désormais bien connu dans les grandes villes occidentales : s’il s’agit de se regrouper, c’est avant tout pour sauver la diversité culturelle qu’abrite Jackson Heights. Il ne s’agit pas d’idéalisation des quartiers populaires, les habitants subissant ici plus qu’ailleurs les méfaits de la drogue, du racisme, du communautarisme, de la pauvreté, dont les tentatives de « développement économique » s’accommodent mal. Pourtant, ces dernières ne cessent de se multiplier, appelées par le fort potentiel immobilier du quartier. À certains coins de rue déjà, les légumes alignés sur les étals sont remplacés par leurs doubles imprimés sur des vitres de nouveaux commerces. Par cette simple observation, Wiseman fait surgir l’idée d’une mise au pas, plus que d’un développement. Les commerçants bien conscients des mécaniques de la gentrification, tentent de se regrouper pour réagir à cette promesse d’un futur auquel ils semblent ne pas être conviés. Mais la question se pose à une échelle bien plus large. Que deviendront les concerts dans la rue, les vendeurs sous le métro, les salons de coiffure, les bars… Pourront-ils survivre (et sous quelle forme ?) au rachat d’immeubles entiers par des groupes comme GAP et Starbucks ?
Dès lors que l’on ne regarde pas la simple surface des choses, il n’y a pas de résultat, mais des processus en marche. Le premier évoqué ici est bien entendu l’immigration, socle principal des États-Unis, qui nécessite une acceptation de la diversité. D’autres sont apparus plus tard, comme cette idée de repenser la structure de la ville selon un modèle uniforme, propice à une meilleure maîtrise de sa valeur marchande. Cette menace, abstraite mais pourtant ressentie clairement, a la particularité de ne pas être portée par un interlocuteur. D’où cette question : si tous les points de vue ont droit de cité et peuvent être débattus, que faire face à une force qui ne se dévoile jamais vraiment ? Car elle a beau rester hors champ (du film tout autant que du regard des habitants), elle modifie inexorablement les lieux.
Plus que les murs et les enseignes de la ville, Wiseman prend le temps de regarder les mouvements en marche se révéler sur les corps. On y voit des hommes et des femmes qui exultent devant un but marqué par l’équipe du pays dont leur famille est originaire, qui sortent dans la rue, marchent, s’enlacent, se battent, dansent, hurlent parfois. L’enjeu est clairement formulé : le quartier ne peut se définir que par ses habitants. En les excluant des projets urbains futurs, une inversion pourrait bien s’opérer quant à la philosophie même du modèle américain, et plus largement occidental. Rien ne dit cependant ce qu’ils deviendront au sein des mutations futures, et, une chose semble certaine, les choix de société ne se font jamais de manière unilatérale. Ainsi, si In Jackson Heights se révèle être un de plus grands films de Frederick Wiseman, c’est qu’il invite, peut-être plus encore que d’habitude, à maintenir un regard en profondeur sur les mouvements multiples, complexes, parfois contradictoires des hommes, et à ne pas céder à la tentation confortable d’un présent figé en une simple image de marque.