Au cœur du film, le commissaire d’une exposition temporaire dédiée à Leonard de Vinci évoque son travail devant la caméra d’un journaliste. Avec malice, l’objectif de Wiseman zoome sur le visage de l’interviewé et semble, en creux, lui enlever les mots de la bouche : « Quand on commence à préparer une exposition, on réfléchit à ce que sera son récit d’ensemble. Mais chaque image est traitée individuellement. À la fin, on voit une mosaïque plus qu’un récit. (…) Quand les œuvres s’assemblent mutuellement, on commence à voir ce qui les rend particulières en terme d’expérience du regard. » Quiconque s’est penché sur une des quatre-vingt-dix heures cumulées de l’œuvre du documentariste remarquera l’effet d’identification, tant ce commentaire épouse comme un gant les propriétés d’une méthode éprouvée depuis plus de quarante ans. Après La Danse – le ballet de l’Opéra de Paris (2009), Boxing Gym (2010) et Crazy Horse (2012), qui tendaient un miroir à la mise en scène de Wiseman – moins chorégraphiée que sautillante, tout en agilité et en jeu de jambes – National Gallery poursuit un travail réflexif mené en catimini, au fil d’une exploration des institutions de l’art qui fait halte, ici, dans la somptueuse collection londonienne. Si l’on pouvait s’attendre à un dialogue entre les images de la peinture et du cinéma, après le collier de séquences-tableaux de la fresque At Berkeley, l’enjeu consiste en fait à révéler la matière vive des toiles, dans un exercice de recadrement et de remontage orchestré contre la glose intarissable des commentateurs. À mi-chemin entre le jeu regardeur/regardé de Zoo (1993) et la faconde des personnages de l’Université de Berkeley, National Gallery oppose un champ de discours à un contrechamp de figures muettes et aimantées : soit l’alpha et l’oméga du cinéma de Wiseman. Or, en dessinant son propre parcours à travers les toiles, le film se fend d’une posture inédite chez le cinéaste, moins participante qu’agissante. Preuve s’il en fallait qu’à quatre-vingt-quatre ans, la sève de la créativité n’a pas fini de couler.
L’œil du visiteur
On pourrait comparer le plaisir d’un nouveau film de Wiseman avec la cuisine de bonne maman : c’est la garantie d’un savoir-faire sans pareils pour un résultat toujours bluffant, le tout mijoté à l’instinct, sans manuel de préparation. Dans des proportions pantagruéliques, les films de Wiseman se mangent toujours froids. Avec cent soixante-dix heures tournées pendant trois mois pour un plat unique de près de trois heures, National Gallery ne change pas la recette d’un iota, mais sert une décoction plus digeste et malicieuse que jamais. Sans doute parce que pour la première fois, le cinéaste fait sortir la caméra de ses gonds d’observatrice, et ajoute une nuance d’action à sa palette. S’il brosse le portrait d’un lieu public, avec ses flots de visiteurs aux yeux vitreux, son petit carrousel d’experts et les coulisses d’une institution à la recherche de financements extérieurs, le détour des tableaux offre à Wiseman un nouveau territoire d’excursion. Tranchant librement dans le détail, l’œil du réalisateur recadre et produit par collure de nouvelles visions de peinture : tantôt sidérantes, tantôt effrayantes ou au seuil du visible, elles dotent les images d’un second souffle, affranchies de la totalité de l’objet « tableau » (relire à ce sujet l’article dédié au film, à l’occasion du dernier festival de Cannes). Le film découpe et remonte les toiles au profit d’une arborescence visuelle, hors de toute allégeance à l’iconographie officielle qui classe les œuvres par auteur ou époque, dans une chronologie de confort. Sous l’œil de la caméra, le musée fourmille alors de circuits buissonniers, au gré des troubles et correspondances plastiques, révélant les canaux secrets d’une histoire vacillante et personnelle de l’art, écrite avec les yeux de chaque visiteur.
Le tiers-champ
Cette façon d’« augmenter » la peinture par le jeu du montage, en lui rendant sa pleine puissance de sidération, éclaire rétroactivement tout le travail de Wiseman d’une dimension critique éclatante. La voie des emprunts trace, en plus du champ de discours et du contrechamp du public, un tiers-champ d’images, hors de tout relais avec le reste du film. Si bien que National Gallery révèle de manière inédite un arsenal de dispositions critiques souterraines, dont le procédé du remontage des toiles ne serait qu’un des ressorts possibles, parmi d’autres que l’occasion d’un prochain lieu fera éclore sous de nouvelles formes. Du reste, quoique métamorphosée d’un film à l’autre, l’hydre à chatouiller est toujours la même : c’est cette montagne de discours à laquelle le cinéaste consacre toute son attention depuis Titicut Follies, son tout premier film (rappelons que Wiseman dirige un chef opérateur, ici John Davey, et s’occupe lui-même de la prise de son) où la nudité des aliénés tranchait déjà avec le diagnostic pontifiant des « experts ». Ces dernières années, l’attention du cinéaste s’est déplacée des institutions sociales ou disciplinaires aux lieux de l’art – hormis Boxing Gym (2011), qui s’inscrivait dans une réflexion sur la violence au long cours, mais que l’auteur raccorde à son film sur La Danse – avec, en filigrane, une pichenette adressée aux discours verrouillant les œuvres à sens unique. À l’affût du ridicule, le film épingle les petites joutes mesquines montées en mayonnaise pour un détail minuscule. Témoin ce bras de fer analytique sur fond de séduction, au dernier tiers du film, entre un historien de l’art et un musicien, arbitré par une conservatrice de passage, pour savoir si oui ou non la partition représentée au sein d’un tableau en évoque une en particulier. Deux disciplines pour une querelle d’indices, de savoirs et d’éloquence, dont Wiseman suggère l’issue en une ellipse subtile, qui montrera la belle susurrer à l’oreille de son chevalier triomphant (l’historien de l’art) : « Il faudra que je revienne plus souvent… »
Les poupées russes
Au cours d’une intervention sur un tableau de Poussin, le directeur du musée souligne que l’artiste peignait en sachant qu’il serait accroché à côté de Mantegna, étalonnant avant l’heure ses compositions aux couleurs du grand maître. Si l’anecdote vaut autant en soi que pour le film, dont le programme consiste en l’occurrence à esquisser de nouveaux rapports entre les œuvres du musée, il est symptomatique que cet indice n’ait pas compté au moment d’accrocher les toiles des deux peintres. Une incongruité rectifiée par le montage, qui associera des morceaux de Mantegna et Poussin dans une mosaïque en forme de manifeste ou d’autoportrait méthodique. Avec National Gallery, le cinéma de Wiseman reprend le flambeau d’une tradition migratoire, de sautillement en découpes, tranchant, prélevant et associant les motifs, selon un principe de décrochage intuitif – hors de tout système de valeur. Le film s’achève sur un ballet au cœur du musée – télescopant l’univers de La Danse dans un effet de coulissage, pour une dernière mise en abîme – puis une série de figures peintes, pour finir avec un autoportrait de Rembrandt âgé, grand ambassadeur s’il en est des jeux de miroirs. La ressemblance physique avec Wiseman est frappante, et l’idée d’un point final en forme d’autoportrait, trop belle pour s’en priver.