Mais qui est Zelig ? Pépite méconnue de la filmographie de Woody Allen, cette courte mais exquise comédie (sortie entre deux œuvres mineures du cinéaste, Comédie érotique d’une nuit d’été et Broadway Danny Rose) est, comme le personnage qu’elle met en scène, totalement insaisissable. Faux biopic d’un homme sans identité qui prend l’apparence physique et la personnalité de ceux qu’il côtoie, Zelig pastiche avec une délicieuse insolence les documentaires gonflés aux images d’archives et aux interviews d’experts qui pullulent sur le petit écran depuis plusieurs décennies (le film date de 1983 et n’a pas pris une ride, tant sur le fond que sur la forme). Une merveille de drôlerie à l’irrévérence raffinée, Zelig est à (re)découvrir de toute urgence.
Anti-biopic vintage
2012 sera biopic ou ne sera pas : depuis le début de l’année, les Cloclo, La Dame de Fer et autres My Week with Marilyn envahissent les salles en confirmant le goût des producteurs et du public pour les reconstitutions plus ou moins officielles des vies de vedettes, de figures historiques récentes ou d’icônes. À ce titre, la reprise en salles de Zelig, tournée par Woody Allen en 1983 et sorti à l’époque dans l’indifférence quasi générale, constitue un amusant contrepoint à l’hystérie hagiographique qui s’est emparée des studios hollywoodiens et de la production cinématographique française depuis une petite dizaine d’années. Face aux mastodontes à glamour et à paillettes, le petit caméléon inventé par Woody Allen fait la nique à la fausse rigueur documentaire en parodiant sans ambages les travers télévisuels (déjà) à la mode au moment de la sortie du film : voix-off solennelle, interviews face caméra d’experts, intellectuels et autres témoins (Susan Sontag, Bruno Bettelheim et Saul Bellow se prêtent gracieusement au jeu) et montage frénétique qui empile les images d’archives comme autant de preuves irréfutables de la véracité des faits énoncés.
Le concept (repris plus tard, avec de plus gros moyens, par Robert Zemeckis dans Forrest Gump) est assez irrésistible : le « documentaire » présenté tente de retracer la vie et le parcours atypiques de Zelig (incarné par Woody himself), homme-caméléon qui traversa les années 1930 sous des identités diverses, changeant de nom, de physique, de voix et de statut social au gré de ses rencontres. Additionnant de nombreuses images issues de films et d’infos de l’époque, Woody Allen s’amuse à créer la confusion en y insérant de façon quasi subliminale, ici une photo retouchée, là une séquence criante de vérité, plaçant Zelig dans des situations souvent incongrues, aux prises avec quelques figures de son époque dans un mouvement perpétuellement indécis, contrarié et grotesque. Le résultat est troublant, provoquant un léger malaise qui emmène le film bien au-delà de la comédie pure. Le miroir tendu par Zelig, homme-éponge en manque d’amour, révèle une humanité bien mal en point. L’indécision du héros, même subie, est l’effarant symptôme d’une maladie que chaque époque se coltine : le refus – fût-il inconscient – d’être soi et de trouver dans la société une bonne raison d’incarner le rôle qui lui est assigné. Dissimulées derrière la farce, les gesticulations des médecins, scientifiques et psychanalystes pour trouver une solution au mal dont souffre Zelig révèlent en creux le pessimisme d’un cinéaste dont le pendant « sérieux » n’était alors pas encore légitime aux yeux de la critique et du public américains.
Prends l’Amérique et tire-toi
Pour autant, Zelig est loin d’être un abrutissant pensum allégorique pour sociologues amateurs : bien au contraire, l’ensemble est mené avec verve et légèreté, sans se départir de l’humour qui caractérise le cinéaste. Comment ne pas se tordre de rire devant cette improbable scène de baston sur le balcon papal ? Ou devant les moues contrites de Mia Farrow, imperturbable médecin faisant du cas Zelig une affaire personnelle ? En une heure et dix-neuf minutes rondement menées, Woody Allen sonde un bout de l’Histoire de son pays en y baladant un personnage qui, en n’étant jamais complètement lui-même, offre à chacun la possibilité d’y projeter ses désirs. Zelig, territoire sans cesse vierge de tout passé, ne serait-il pas l’incarnation absolue de l’Amérique telle qu’elle se rêve, capable de se réinventer perpétuellement et de prendre chez l’Autre ce qui lui sied ? Woody, philosophe désenchanté, n’offre pour toute réponse définitive à toutes ces questions existentielles qu’un grand éclat de rire, et c’est déjà bien assez.