Antonioni réalise Le Cri en 1957. S’il mérite d’être regardé pour lui-même, Le Cri se trouve inévitablement dans l’ombre projetée rétrospectivement par les chefs d’œuvre de la période « métaphysique » d’Antonioni : L’Avventura, La Nuit, L’Éclipse, Le Désert rouge. De fait, il apparaît comme le lieu de formation de la grammaire propre à la période la plus féconde du réalisateur.
Quelques mois après la réalisation du Cri, Antonioni affirme : « quand tout a été dit, quand la scène majeure semble terminée, il y a ce qui vient après ». Cette phrase est souvent citée, à raison, comme emblématique de sa recherche et sa méthode. Elle suggère que l’essentiel, ou du moins l’essentiel de ce que le cinéma a à montrer, n’est pas de l’action, de la péripétie, ou l’évidence d’un événement, mais un après qui, par contraste, est nécessairement un certain vide. La phrase est d’autant plus signifiante ici qu’elle aide aussi bien à comprendre la temporalité du plan antonionien, sa typique persistance lorsqu’il n’y a « plus rien » à voir, que l’économie générale de certains de ses films, et en particulier du Cri puis de L’Avventura, qui se déploient dans l’après d’un événement inaugural (une rupture amoureuse dans le premier, la disparition d’Anna dans le second), fonctionnant plus comme une sorte de révélation ou de radicale perturbation du rapport au monde que comme moteur dramatique.
Le Cri a sa « scène majeure » : Irma quitte brutalement Aldo qui l’aime et vit avec elle depuis plusieurs années ; mais le film n’obéit pas ensuite à une progression dramatique. Les actions y sont essentiellement répétitions et les phases de détente des sortes de vide. Pour autant, il y a un objet : l’errance, le faux mouvement d’un homme ayant perdu toute assise, quêtant un peu de substance au hasard des rencontres (notamment féminines). L’ensemble opère comme mise en évidence progressive du vide intérieur, par un genre de dévitalisation et de raréfaction de la matière du plan : une station service isolée, un espace vide avec une ville au loin ou des rouleaux de câbles renversés en guise de tours en ruines, une usine à l’arrêt. Le Cri réalise une sorte de « mélancolisation » du monde qui connaîtra son acmé dans L’Éclipse : l’esprit se fige dans les structures géométriques qu’il a lui-même produites. On connaît, au moins depuis Dürer et sa Melencolia, la puissance esthétique et philosophique du procédé. Antonioni en découvre la forme cinématographique.
Il est possible de voir dans Le Cri, en même temps que le laboratoire d’un grammaire cinématographique nouvelle, une rupture avec le néoréalisme, du moins du point de vue politique. Si en effet le film s’ouvre presque et s’achève dans une usine, si celle-ci est vivante au début et déserte à la fin, ce n’est pas une mécanique socio-économique mais psychologique et existentielle qui relie les deux bouts. Il est vrai qu’Antonioni met en scène dans les dernières minutes du film un mouvement paysan et ouvrier, il est néanmoins clair que ce qui l’intéresse est ce qui se passe au même moment, dans l’usine vide, entre Aldo et Irma. Le traitement de l’agitation populaire, qui introduit une dimension nouvelle dans les dernières minutes du film, paraît même un peu bâclé.
Aldo souffre, comme l’on dit, de dépression. Son problème n’est pas qu’il n’a plus de travail, mais qu’il n’a plus la force de travailler. Il n’est pas licencié, il démissionne. Toutefois, il est évident que son errance et sa souffrance ne prendraient pas les mêmes formes s’il n’était pas un modeste ouvrier. S’il dort dans des cabanons, fuit la ville et souffre du froid, c’est parce qu’il est sans le sou. Le Cri fait droit aussi à la question sociale, mais un peu « par la bande ». Antonioni s’en éloignera indéniablement dans les films suivants, avant de revenir avec Zabriskie Point à des préoccupations politiques, mais sur un autre continent et dans un contexte intellectuel très différent.