Martin Scorsese semble fatigué par de nombreuses belles années consacrées à l’art cinématographique. Si Shutter Island avait été réalisé par un petit faiseur roublard, ayant révisé avec application l’histoire du cinéma américain, on le qualifierait de film sympathiquement fainéant. Mis en scène par Scorsese, qui nous a habitué à une certaine excellence, la déception est grande : cette œuvre académique, qui rend un hommage appuyé et maladroit au classicisme hollywoodien, est terriblement vaine. C’est dur de vieillir.
Martin Scorsese est-il en état de léthargie ? C’est la question que l’on est en droit de se poser au regard de sa filmographie récente : du biopic désincarné (Aviator) ; du remake laborieux et boursouflé (Les Infiltrés) et enfin de l’adaptation de roman à succès et à fric avec Shutter Island. Comment l’auteur qui a marqué à jamais l’histoire du septième art grâce à des œuvres passionnantes comme Taxi Driver, Raging Bull, Le Temps de l’innocence, Les Affranchis ou encore Casino a‑t-il pu en arriver là ? On peut se laisser aller à émettre quelques suppositions : à la suite du très bon Gangs of New York, tournant décisif dans sa carrière, le cinéaste cinéphile, amoureux des grandes périodes hollywoodiennes, a décidé de se lancer à corps perdu dans un hommage au cinéma de studio classique. Certainement aveuglé par sa passion, il a malheureusement oublié de transfigurer les formes cinématographiques qu’il admire, en les imprégnant de sa personnalité et de sa thématique. Ses films deviennent ainsi purement académiques et n’apportent plus de propositions filmiques intéressantes : le réalisateur virtuose est tragiquement tombé dans le vide absolu de la mise en scène pour la mise en scène ; les figures utilisées, purement référentielles, tournent à vide et ne font plus sens. Reposant sur ses glorieux lauriers d’antan, il s’enferme dans un style profondément caricatural ne reposant plus que sur le scénario stricto sensu, dans la droite lignée du schéma traditionnel hollywoodien − qui fut pourtant détourné par un grand nombre de réalisateurs de talent. Au regard des transformations et des évolutions de ses contemporains, de Spielberg à De Palma, en passant par Coppola, qui n’ont eu de cesse d’expérimenter de nouvelles voies, il est étrange de voir ce metteur en scène, que l’on a tant aimé, voire adulé, pour la magnificence de ses œuvres subversives, devenir ce représentant embourgeoisé du cinéma américain. Si Scorsese est désormais prisonnier de l’écrit, rappelons vite le grand Paul Schrader au chevet du malade.
Qu’est-ce que Shutter Island, si ce n’est le constat de tout ce que nous avons évoqué ? Adaptation d’un roman du talentueux Dennis Lehane, le film, dont le récit se déroule dans les années 1950, conte l’histoire du marshall Teddy Daniels (Leonardo DiCaprio) et de son collègue Chuck Aule (Mark Ruffalo), qui partent enquêter dans un hôpital psychiatrique où sont internés de dangereux criminels. La recherche d’une patiente mystérieusement disparue entraîne le duo d’enquêteur dans une aventure psychologique sans retour. Si ce scénario semble particulièrement enthousiasmant au regard de ce que peut faire le cinéaste en terme de style et de thématique, passé l’illusion de la première demi-heure, on est vite plongé dans une déception qui est également sans retour : malgré des tentatives formelles intéressantes, comme un jeu sur le point qui signifie la perte de sens et l’étrangeté, Scorsese nous livre une œuvre particulièrement mollassonne dans son déroulement et sa mise en scène. On a surtout l’impression que l’auteur, qui souhaite nous effrayer avec une histoire psychologiquement dérangeante, arrive avec quelques wagons de retard sur ce que la production en la matière a proposé depuis une vingtaine d’années. Dans sa volonté d’hommage au classicisme hollywoodien, il fait table rase de tout ce qu’un pan du cinéma américain ou asiatique a créé des années 1970 à aujourd’hui : jouer avec les figures traditionnelles du thriller ou du film fantastique. Si on peut comprendre sa démarche, qui souhaite user d’un premier degré et d’une certaine naïveté, ses images, souvent maniéristes et référentielles, sont malheureusement dénuées d’idées. La critique est dure, mais qui aime bien châtie bien…Le réalisateur, « en roue libre », se laisse également aller à ses tics de réalisation à effets : il décide de montrer, d’exposer, de surenchérir et non de suggérer − dans sa ferveur cinéphilique, il aurait pu, par exemple, revoir les œuvres de Tourneur. S’il avait filmé des morts-vivants à la façon de Romero, chantre d’un cinéma frontal, on aurait accepté cette proposition avec plaisir, mais dans ce type de drame psychologique, c’est une erreur de goût surprenante de sa part.
Shutter Island, dans sa logique de célébration d’une certaine conception de la production américaine d’antan, semble daté : des séquences vues des centaines de fois (les flash-backs maladroits qui masquent une absence de réflexion ou encore la confusion entre cauchemar et réalité avec le fameux réveil en sueur) ; une musique orchestrale redondante ; une mise en scène convenue, qui ose parfois s’aventurer dans le numérique avec douleur. Scorsese ne rend pas hommage au cinéma classique hollywoodien que l’on aime tant, il l’enterre, en démontrant que ce style, utilisé sans recul et sans idées, est aujourd’hui difficilement applicable à un film fantastique ou à un drame psychologique. Avec ses séquences, entièrement calquées sur les grandes figures du passé, Shutter Island pourrait très bien être disséqué par le roi du found footage Martin Arnold, qui nous expliquerait ainsi quel refoulement se cache derrière cette mécanique filmique froide. Scorsese est-il mort pour le cinéma ? On ne le souhaite pas. Si on ne répondra pas par l’affirmative au regard de ce que ce grand cinéaste peut créer, on admettra qu’il est plongé dans un coma qui nous attriste profondément. On espère vraiment que la raison reprendra bientôt le dessus sur son aveuglement cinéphilique afin qu’il puisse nous livrer à nouveau des œuvres essentielles.