Il est préférable d’avoir vu la saison 6 de Better Call Saul avant de lire ce texte, qui en dévoile plusieurs rebondissements.
Au terme de soixante-trois épisodes répartis sur six saisons, Better Call Saul vient de plier chapiteau. Attendue comme un spin-off opportuniste de Breaking Bad, cette série, en déconstruisant minutieusement ses mécanismes d’écriture, a fini par surclasser sa prestigieuse aînée, révélant un inframonde à peine effleuré par la première création de Vince Gilligan. Également située à Albuquerque, la capitale du Nouveau-Mexique, Better Call Saul a rompu d’emblée avec le suspense haletant de Breaking Bad, dicté par l’engrenage infernal dans lequel s’engouffrait le prof de chimie Walter White (Bryan Cranston), alias Heisenberg, fabricant de la plus pure méthamphétamine distribuée dans la région. Plus retorse, elle a préféré surseoir à ses péripéties, tissant patiemment sa toile narrative à partir d’une multitude de registres, trajectoires et temporalités restitués avec une parfaite clarté. Trouées de latences, les scènes s’y étirent sur une durée inhabituelle, variant aussi les échelles de plan, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, sous l’influence manifeste des westerns maniéristes de Sergio Leone. À la fois baroque et hyperréaliste, l’Ouest américain est ici ce barnum à ciel ouvert où un petit combinard ingénieux est venu tenter sa chance, digne descendant de ces colporteurs à la langue bien pendue qui tentaient de refourguer des élixirs frelatés dans leurs medicine shows itinérants.
Game Over
Ce charlatan, c’est l’avocat de White, James McGill (Bob Odenkirk), qui tente en vain de surmonter sa propre nature, avant d’y succomber fatalement. La Loi est son remède miracle, qu’il va rapidement mettre au service d’une clientèle douteuse, dans l’arrière-boutique d’un bar à ongles. Comme dans Breaking Bad, on assiste ici à la corruption progressive d’un personnage, à une différence majeure près : là où White se lançait dans le trafic de stupéfiants par souci d’assurer la sécurité financière de sa famille après sa mort (il est atteint d’un cancer incurable), McGill est d’abord en lutte avec une addiction. L’appât du gain est insuffisant à expliquer les motivations de celui qui collectionne les surnoms de Slippin’ Jimmy, Charlie Hustle et Saul Goodman, avant de tenter de refaire sa vie sous la fausse identité de Gene Takovic, manager anonyme dans une galerie marchande du Nebraska. Le goût du jeu, dont Josué Morel parlait ici, est chez Jimmy un vice contagieux, qui se propage d’un personnage à l’autre pour reconfigurer leurs modalités relationnelles. C’est le goût du jeu qui constitue le socle du couple formé par Kim (Rhea Seehorn) et Jimmy, jusqu’à ce que les mystifications de plus en plus extravagantes auxquelles ils se livrent s’achèvent en tragédie. Quant aux ennemis jurés Lalo Salamanca (Tony Dalton) et Gustavo Fring (Giancarlo Esposito), leur rivalité meurtrière dissimule mal une fascination réciproque pour leur intelligence tactique, qui donne à la série parmi ses plus belles idées de mise en scène.
Ainsi, au début de l’épisode 4 de cette sixième et dernière saison, Hit and Run, la caméra suit deux cyclistes arpentant leur quartier résidentiel. Une fois revenu à son domicile, le couple dépose les vélos dans le garage, avant de pénétrer dans la cuisine, où vaquent à diverses occupations des individus armés et revêtus de gilets pare-balles, dont l’un trône devant des écrans de surveillance. Sans leur prêter attention, les époux continuent d’échanger des banalités. Nous sommes chez les voisins de Fring, où Mike Ehrmantraut (Jonathan Banks) a installé un dispositif panoptique et un service de sécurité pour assurer la protection de son patron, persuadé que Lalo est vivant : sous ses dehors d’homme d’affaires et philanthrope respecté, Fring est un baron de la drogue, suspecté par les Salamanca de faire cavalier seul. Plus tard, dans le même épisode, il passe d’une maison à l’autre en empruntant un souterrain, version miniature des galeries qui permettent aux narcotrafiquants de se soustraire aux garde-frontières. Son apparition dans le sous-sol n’arrache pas même un regard à ses voisins, accaparés par un puzzle, comme si deux régimes de représentation quasi distincts coexistaient dans le plan. Depuis toujours, Better Call Saul excelle à infiltrer le cauchemar pavillonnaire américain, cette organisation criminelle vouée à l’extinction des âmes. Et de fait, c’est bien sur le parquet d’un condo sans charme, celui de Jimmy et Kim, que ces deux régimes finissent par entrer violemment en collision, dans ce qui reste l’une des exécutions les plus imprévisibles et brutales vues à la télévision, au moins depuis celle d’Adriana dans Les Sopranos.
La satire du mode de vie suburbain américain a toujours été une constante de la série, où défilent les intérieurs aseptisés et impersonnels, assimilés à de véritables mouroirs, aux sens propre (la maison de retraite où végète Hector Salamanca, mais aussi Sandpiper Crossing, la chaîne d’EHPAD où Jimmy flaire une lucrative action en justice) et figuré (le domicile où dépérit Gene dans le Nebraska). Ils ne sont que les paravents d’une comédie sociale jouée par des bouffons au sourire carnassier, qu’ils s’appellent Gustavo, Lalo ou Howard Hamlin (Patrick Fabian). Aucune intimité n’y est possible, à l’exception de celle partagée par Kim et Jimmy, qui est condamnée d’avance. Un drame, s’il n’est pas déjà en cours, est forcément sur le point d’advenir, alors que s’active, dans la pénombre, tout un pandémonium de figures grotesques, voire cartoonesques, dont Saul n’est pas la moindre. Better Call Saul relève à bien des égards du fantastique, avec ses monstres qui cherchent en permanence à s’abriter de la luminosité éclatante du Nouveau-Mexique, à l’image de Chuck, le frère souffrant de Jimmy, qui se terre dans sa vaste demeure privée de courant électrique. Plus tard, la flamme vacillante d’une bougie annonce le retour sur scène de l’ange exterminateur Lalo, tandis que Gustavo, une fois venu à bout de sa némésis, déguste un Côte-Rôtie d’exception, comme un vampire s’enivrerait du sang de sa victime (« Do you get that meaty, almost bloody flavor ? », lui souffle le sommelier). Malgré l’extrême discipline à laquelle ils parviennent à s’astreindre dans un premier temps, ces personnages finissent tôt ou tard par céder à leurs pulsions. Gene incarne mieux que tout autre ce dualisme. Après avoir été reconnu, le voici contraint de conspirer pour protéger sa nouvelle identité, grâce à un stratagème dont la complexité exige une attention au moindre détail. Répétés jusqu’à l’absurde, les préparatifs burlesques du cambriolage du centre commercial, dignes d’un numéro de slapstick, amorcent la part de folie inhérente à l’excès de maîtrise : le crime est encore ici le moyen le plus sûr de réenchanter un monde à la si triste monochromie.
Jurisprudences
Le noir et blanc dans lequel est filmée la chronologie post-Breaking Bad ne répond pas seulement à un souci de figurer la césure temporelle, mais trouve in fine sa justification esthétique dans les deux derniers épisodes. Dans Waterworks, Marion (Carol Burnett) perce à jour l’identité de Gene grâce à Internet, où sont visibles les vidéos promotionnelles de Saul Goodman, recherché par le FBI. Leur reflet apparaît sur les lunettes qu’il porte désormais sous la forme de petites lucarnes colorées, comme les palpitations d’un passé flamboyant à jamais perdu. Mais c’est la lueur d’une cigarette dans le finale qui offre le contraste le plus émouvant, celle que Kim est venue partager en prison avec Jimmy (il a renoué avec son véritable nom au moment de sa condamnation), dernière itération d’un rituel cher aux deux ex-amants. Son rougeoiement à chaque bouffée signale un désir intact, quoique impossible à assouvir. On peut y voir un hommage à la scène finale de Now Voyager d’Irving Rapper, dans laquelle Bette Davis et Paul Henreid se résignent à leur séparation autour d’une dernière cigarette. Mais un hommage dont la sobriété déchirante tranche alors avec tout sentimentalisme, pour aboutir à ce plan où un ultime regard est échangé, en silence, de part et d’autre du grillage.
C’est dans cette dernière saison, celle des regrets, que Better Call Saul assume pleinement son double statut de préquelle et de suite de Breaking Bad, en multipliant les allers et venues entre passé et présent à mesure que l’étau se resserre sur le personnage principal. Il ne restera bientôt plus à ce dernier que le fantasme d’une machine à explorer le temps pour ruminer ce qu’il aurait pu changer dans le cours de son existence, une obsession que matérialise dans plusieurs scènes la présence du roman de H.G. Wells, étroitement lié au souvenir de Chuck. Plus encore que la mort de Howard, dont il fut indirectement responsable, celle de son frère aîné continue de le hanter : Chuck, juriste d’exception et citoyen modèle, mais aliéné par son syndrome d’hypersensibilité électromagnétique et les manipulations de son cadet, qui le conduiront au suicide. Il était donc dans l’ordre des choses que la dernière plaidoirie de Jimmy, qui assure sa propre défense à son procès, ne l’innocente en rien des charges pesant contre lui. Au contraire, c’est l’occasion que lui donne la Loi de reconnaître enfin sa culpabilité ; et avant toute chose, dans le seul crime pour lequel il n’est pas jugé. On ne pouvait pas souhaiter plus beau happy ending à ce joueur invétéré qui, pour la première fois, met sa théâtralité proverbiale au service de la vérité.