C’est désormais un secret de Polichinelle : Better Call Saul n’est plus seulement le spin-off de Breaking Bad, feuilleton emblématique d’un certain « âge d’or » des séries, ou du moins d’une période où le médium a définitivement gagné ses lettres de noblesse, mais bien une fiction égale à son aînée et qui peut même être considérée par certains (c’est le cas de l’auteur de ces lignes) comme plus fine et profonde. Il a pourtant fallu attendre un moment avant de saisir de quoi parlait exactement la série, plus discrète, plus patiente, aussi – à chaque saison, c’est la même histoire : la machine ne s’emballe qu’au bout de deux ou trois épisodes. La trajectoire de Jimmy McGill, alias Saul Goodman, l’avocat véreux de Walter White/Heisenberg, n’a de prime abord pas le même cachet : il s’agit d’un petit magouilleur vivant dans l’ombre de son frère aîné, aspirant au fond à « bien » faire les choses, à devenir, comme ce modèle imposant, un avocat respectable, mais dont le génie ne s’exprime véritablement que dans des petites machinations improbables, des coups de billards à trois bandes, des arnaques un peu minables, bien que parfois mises au service d’aspirations très nobles. Bref, c’est l’histoire peu reluisante d’un homme qui, aux yeux de ses comparses, reste un pauvre type condamné à barboter dans les eaux de la semi-légalité et des combines de seconde zone.
Tous ses surnoms et alias renvoient d’ailleurs à la petitesse de ses actions : Charlie Hustle (Charlie l’embrouille), Slippin’ Jimmy et son nom pour les tribunaux, Saul Goodman, contraction de « It’s all good, man ! » qui en dit long sur le profil d’avocat de Jimmy et de sa clientèle. Le spectateur de Better Call Saul a vu Breaking Bad, il sait donc ce que deviendra Saul Goodman, il n’est pas invité à suivre le prélude d’un destin prestigieux, l’émergence d’une figure iconique (la transformation de Walter White, petit prof de chimie cancéreux, en Heisenberg, baron de la drogue). Et pourtant, ce que raconte en filigrane la série se révèle plus fort encore, plus riche aussi en termes de tonalités – il faut se souvenir que Saul fut le premier personnage à véritablement instiller un peu de comédie dans Breaking Bad. À ce titre, il n’est même pas tout à fait interdit de considérer la série originelle comme un brouillon de Better Call Saul, qui pousse plus loin l’entrelacement de registres parfois très éloignés. Le spin-off est surtout le théâtre d’une radicalisation du style de Vince Gilligan, showrunner des deux séries (et auteur, il y a quelques mois, du téléfilm El Camino, pièce la plus dispensable de « l’univers Breaking Bad » – on reviendra sur cet écart entre série et cinéma), qui privilégie à d’autres échelles traditionnelles du format sériel (le format structurant des épisodes ou la primauté donnée à des arcs narratifs qui se croisent) celles de séquences traitées en bloc et filmées avec une patience que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le champ de la série contemporaine (exception faite de Twin Peaks, The Return). C’est à travers elles que Better Call Saul travaille son sujet : le jeu, envisagé à la fois sur le plan de la comédie (la série est vraiment très drôle) et comme une affaire sérieuse, voire métaphysique.
Le labyrinthe
« Yo soy abogado » (« Je suis avocat ») répète Jimmy devant un rétroviseur, avant de jouer les intermédiaires pour un trafiquant dans l’épisode 8, d’un point de vue dramaturgique le point pivot de cette cinquième saison. C’est pourtant son vrai métier, mais Saul répète la chose comme s’il était un acteur jouant un rôle. Il est vrai que Jimmy plaide comme il joue (cf. la scène du faux accusé de l’épisode 4, qui met en valeur les dons de showman de Goodman) ; il possède même, comme on l’a vu, un nom de scène et, en guise de costumes, une série de chemises et de vestes bariolées jurant avec les complets taillés sur mesure de ses collègues. Jouer, que ce soit dans un tribunal ou face à des malfrats (parallèlement aux pérégrinations de Jimmy, la série suit plusieurs des seconds rôles les plus fameux de Breaking Bad), est d’abord une affaire d’espace : où se placer, à quel moment, ménager ses effets, ne pas aller trop vite ou, au contraire, prendre de vitesse son auditoire. D’où que la série soit souvent filmée, au fond, comme un western, en replaçant les personnages dans l’immensité des décors déserts ou à moitié vides du Nouveau-Mexique. La série a besoin d’espace pour s’exprimer, mais aussi de vide pour, peu à peu, révéler la nature profonde de ses personnages. Si c’est un point que la série partage avec Breaking Bad, Better Call Saul, contrairement à son aînée, ne convoque pas tant cet horizon de l’espace vierge pour iconiser ses figures et toucher à la sidération, mais davantage pour travailler en profondeur des dynamiques parfois obscures pour le spectateur, invité à être le témoin de situations souvent livrées sans une bribe d’explication et menées par des personnages quasi mutiques (en premier lieu la figure de Mike, le taciturne lieutenant de Gustavo Fring). Dans la saison 4, certains épisodes sont ainsi composés de trois ou quatre situations interdépendantes menées de long en large ; jouer, c’est aussi jouer avec le spectateur, plongé dans un monde obscur et cryptique (à dessein, l’embranchement de micro-intrigues se télescopant d’une saison à l’autre rend certaines situations confuses et difficiles à suivre), fondé sur le mensonge et le complot. La dramaturgie refuse ce qui fait ordinairement la vigueur des séries – rythme effréné, continuité dialoguée, structure rigoureuse et lisible de l’intrigue – pour tisser patiemment sa toile, construire dans le temps un édifice hanté par le spectre de la perte. Outre quelques très rares scènes en noir et blanc (une poignée par saison, ici une seule, ouvrant le premier épisode) qui dépeignent le quotidien de Saul après la chute d’Heisenberg (affublé d’un nouveau nom, d’une moustache et d’une paire de lunettes, Jimmy travaille pour une chaîne de pâtisseries dans une galerie marchande), l’intrigue convoque ainsi des figures dont on connaît déjà le destin et d’autres, nouvelles, dont on sait fatalement qu’elles vont probablement disparaître à un moment ou un autre, n’étant pas de la partie dans Breaking Bad.
Mais il serait probablement un peu rapide de réduire Better Call Saul à ce seul horizon de la tragédie ; la série invite surtout à éprouver le plaisir rare de voir un monde (et pas seulement une fiction) se déplier. Tout en remplissant les impératifs du prequel (c’est-à-dire une fiction qui, par essence, réinvestit une mythologie pour en révéler les origines), elle laisse surtout les personnages se construire au contact de situations que la mise en scène prend amplement le temps de développer. Par exemple, au début de cette saison 5, Kim Wexler, la compagne de Jimmy et véritable co-héroïne de la série, doit en sa qualité d’avocate trouver un accord avec un propriétaire refusant son expulsion, ce qui retarde le chantier planifié par la société qui l’emploie. Toute la dramaturgie repose sur le franchissement de différents seuils, de portes qui s’ouvrent et se referment, de trajectoires menées et répétées, spatialisant l’évolution de la ligne morale que suit l’avocate. Si tragédie il y a, elle se révèle en fin de compte très ouverte : le monde y apparaît comme un entrelacs de chemins se présentant aux personnages et qu’ils choisissent d’emprunter, sans être seulement déterminés par des dynamiques auxquelles ils ne peuvent échapper. Le grand intérêt de la série tient à ce qu’elle s’attarde sur les décisions multiples et infinitésimales qui diligentent souterrainement une existence ; plus encore, elle creuse dans sa forme même un réseau de galeries et de béances organisant secrètement l’univers, envisagé comme une suite de strates reliées ici et là par quelques passerelles cachées. La saison 5 est probablement celle qui formalise cet horizon de la manière la plus nette, tant le motif se voit reconduit d’épisode en épisode : les ponceaux de l’épisode 3, un éclat de balle dans une portière de voiture que Saul triture de son index, comme pour mesurer à quel point il a été proche de mourir, deux trous (un gobelet percé d’une balle et un judas ouvert) que contemple l’œil de Kim, et enfin le tunnel secret dans lequel le tout dernier épisode s’achève dans un bain de sang.
Two for the Road
Dans ce grand jeu (le « game », comme l’appellent les personnages) que met en scène la série, où chacun mise et participe, Goodman s’affirme comme un parieur compulsif, souvent brillant mais qui parfois en fait un peu trop (trait d’esprit au début de l’épisode 8 : à force de répéter son « Yo soy abogado », Jimmy finit par balbutier le moment venu « Yo soy abvogado… avocado » – « je suis avocat [le fruit] »), qui ne sait pas s’arrêter, se laisse entraîner par son appétit et sa passion. Le jeu dont il est question ici, c’est évidemment aussi celui des acteurs, qui sont peut-être un point précis sur lequel il serait possible de distinguer ce qui fait la spécificité du médium sériel par rapport au cinéma. Better Call Saul remet d’ailleurs sur le métier une énigme au cœur des Sopranos (James Gandolfini), de Deadwood (Ian McShane), de Breaking Bad (Bryan Cranston) et de tant d’autres séries : comment se fait-il que certains acteurs, à la carrière cinématographique et télévisuelle honnête mais sans grand éclat, se révèlent soudainement (et uniquement) à la faveur d’un rôle dans une série ? Bob Odenkirk s’inscrit dans cette prestigieuse mais curieuse lignée de comédiens rencontrant tardivement un personnage au contact duquel leur jeu s’enrichit de nuances jusqu’ici insoupçonnées. Plus qu’une affaire d’écriture, la chose s’explique peut-être par le cadre temporel de la série, qui permet de construire dans le temps un horizon de jeu, seul ou à plusieurs, que la fiction va prendre le temps de suivre pas à pas. La beauté de cette saison 5 réside par exemple beaucoup dans la manière dont Jimmy joue avec Kim, interprétée par Rhea Seehorn, là encore une actrice qui semble avoir trouvé ici le rôle de sa vie.
C’est un drôle de couple, assez taiseux, très complice mais qui semble plus d’une fois sur le point de rompre et qui règle ses problèmes par des détours tortueux, des petits jeux menés à deux contre le reste de leur entourage professionnel. C’est aussi un couple abordé d’une manière dépassionnée, filmé dans la trivialité de son quotidien – le rituel du brossage des dents dans la salle de bains, le dîner partagé devant l’un de ces films classiques que les deux affectionnent, etc. C’est enfin un couple où n’est jamais verbalisée l’affection profonde que chacun ressent l’un pour l’autre, du moins jusqu’à une scène bouleversante située au début de l’épisode 7 : pour des raisons juridiques, Kim et Jimmy se marient (l’idée est qu’ainsi Kim ne pourra être légalement forcée de témoigner contre son partenaire). Tout cela ne doit être qu’une formalité : ils signent les papiers, s’abstiennent d’échanger des alliances, attendent que le juge procède à la cérémonie. Mais alors que ce dernier lit, comme il se doit, les articles du code, quelque chose se dérègle légèrement ; leurs yeux brillent un peu, leurs gorges se nouent, leurs poitrines se gonflent. Pour la première fois, ils se disent, par l’intermédiaire d’un texte juridique, qu’ils s’aiment, simplement d’un petit « I do » qui scelle leur union. La scène est en soi très belle, mais elle est d’autant plus émouvante qu’elle est précédée d’une histoire, que la charmante gêne qui saisit les époux est le fruit d’un long compagnonnage dont le spectateur a été le témoin. On dit souvent un peu rapidement que la différence entre le cinéma et les séries tient à un rapport à la mise en scène (qui caractériserait avant tout le septième art) et au scénario (qui primerait davantage dans le médium sériel). Il faudrait peut-être envisager la chose autrement, en explorant, par exemple, les spécificités qu’impliquent de jouer un personnage dans une série, mais aussi de filmer et d’accompagner le vieillissement des corps et la maturation des liens qui se tissent entre les interprètes. Une série peut ainsi constituer un espace privilégié où l’on donne aux comédiens le temps de jouer – c’est en tout cas l’un des nombreux mérites de Better Call Saul.