Les mauvaises langues vous le diront : Martin Scorsese ne sait faire que des films de gangsters mafieux. On lui aura, toute sa carrière, fait payer ses incursions dans les autres genres majeurs du cinéma américain. Et quand en plus, il entend réembaucher pour Casino, le casting des Affranchis et son scénariste, certains se sont allés à dire qu’il allait refaire indéfiniment le même film. Bien mal leur a pris. Casino est un des films les plus personnels de son auteur, l’autoportrait complexe et sincère d’un artiste amoureux avant toute chose du cinéma.
Un détail, un détail de rien du tout peut faire sortir Sam Rothstein (Robert De Niro) de ses gonds. Alors qu’il est en pleine conversation avec le gérant du Tangiers, Phillip Green (Kevin Pollak), son patron fantoche et prête-nom choisi par la mafia et le syndicat des camionneurs, Rothstein découvre qu’il y a beaucoup plus de myrtilles dans le muffin de son interlocuteur que dans le sien. Son sang ne fait qu’un tour. Le voilà déjà en cuisine, sermonnant le chef cuistot et lui ordonnant de mettre le même nombre de baies dans chaque gâteau. « Ça prendra un temps fou ! » Peu lui importe. Une des danseuses du spectacle accuse deux, trois kilos de trop et la voilà renvoyée illico à Paris. La zone des machines à sous est mal entretenue, son responsable, pourtant neveu du shérif, est aussitôt durement admonesté et menacé de licenciement. Sam Rothstein sait très bien que la vie se joue sur une somme de détails, parfois les plus infimes. C’est comme cela qu’il a gagné l’admiration des pontes de la mafia dans sa jeunesse. Capable d’analyser tous les paramètres d’un combat de boxe ou d’une course de lévriers, il a su donner les bons tuyaux aux bonnes personnes. Sa réputation de parieur infaillible lui a permis de se tailler une place en or dans le monde exigeant des gangsters de haut vol. Enfin, le jour de sa récompense a sonné. Au roi des joueurs, on offre les clefs d’un royaume sans égal : le Tangiers, le plus important casino de Las Vegas. Sam « Ace » Rothstein est sur le point de réaliser le rêve de toute une existence. Il ne lui faudra que peu de temps pour mettre au pas personnel de l’établissement, joueurs et tricheurs professionnels. Les bénéfices augmentent rapidement ainsi que la dîme prélevée sur chaque écot par la famille mafieuse de Kansas City. Tout semble parti pour durer une éternité. Mais la vie ne se nourrit pas que d’idéaux. La tentation de la perfection s’accompagne souvent d’une solitude profonde, compagne qui, jour après jour, dérègle le jugement et l’estime que l’on a de soi. Votre conscience vous joue des tours alors que tout semble fonctionner à merveille. Rothstein tombe amoureux de Ginger (Sharon Stone), prostituée notoire de la ville. Pire encore, il lui propose le mariage. À cela il faut ajouter le retour de Nicky Santoro (Joe Pesci). Il a passé une partie de sa vie à protéger Rothstein, ami et garde du corps, couvant du regard celui que son patron truand surnommait affectueusement : « La poule aux œufs d’or ». Nicky vient récupérer les intérêts de son investissement, rien qu’une petite part du gâteau, trois fois rien. Mais trois fois rien à sa façon : dans le sang et la fureur.
Martin Scorsese sait très bien qu’un film ou une carrière de cinéaste se jouent sur peu. Toujours les détails, bien sûr. Il a enfin tourné définitivement le dos aux années 1980 grâce à l’un de ses chefs-d’œuvre : The Goodfellas (Les Affranchis). Mais cette décennie fut amère pour celui que l’on désignait sans le moindre challenger comme le meilleur cinéaste américain en exercice. Réduit à tricoter des films aux budgets médiocres, il ne doit qu’à son talent et à son exceptionnelle capacité de conviction de continuer à tourner les films qu’il veut. Les stars (Tom Cruise, Paul Newman, Willem Dafoe, Nick Nolte, Robert De Niro) lui font confiance mais les studios le tiennent à l’écart du business. Si ses films restent toujours adulés par les cinéphiles, ils le sont moins par les producteurs. Généralement, ils rentrent dans leurs frais mais parfois (Kundun, Raging Bull, The King of Comedy et dans une moindre mesure Gangs of New York), la banqueroute n’est pas loin. Ils restent méfiants devant une personnalité insaisissable, brillante mais dont la mélancolie effraie. Il n’est un secret pour personne que Scorsese se bat contre son addiction à la drogue. Si l’homme a fait le plus dur pour y parvenir, on attend des preuves plus évidentes de sa guérison. C’est Irwin Winkler, le producteur de Raging Bull qui viendra le sortir de l’ornière. Ayant sur le conseil du cinéaste acheté les droits du livre de Nicholas Pileggi, Wise Guy, il arrive à entraîner la Warner Bros dans l’aventure. Avec The Goodfellas, Scorsese renoue avec le box-office des relations plus amicales. C’est à ce moment-là que Steven Spielberg entre en jeu. Sur son insistance, Scorsese accepte son premier film de commande, Cape Fear (Les Nerfs à vif). Le réalisateur d’E.T. a hésité à mettre lui-même en scène ce remake du film de J. Lee Thompson. Il en demeurera le producteur. Ce film est à ce jour le seul réel succès au box-office d’un Martin Scorsese à nouveau en selle pour un tour de piste. Mais il s’empressera de déclarer à la sortie du film qu’il ne recommencera jamais. Il s’est trop ennuyé à mettre en scène un sujet qui lui était étranger. C’est la Columbia qui donnera l’argent d’Age of Innocence. C’est un échec. Scorsese vient de brûler une de ses cartouches. N’osant pas s’aventurer à faire dans la foulée un film méditatif sur le bouddhisme (Kundun), il repoussera son projet au profit de Casino. Tout est réuni pour rassurer le studio (en l’occurrence Universal). On retrouve les ingrédients qui ont fait le succès de The Goodfellas : De Niro, Joe Pesci, Nicholas Pileggi et la mafia.
Casino marque la huitième collaboration entre De Niro et Scorsese. C’est aussi la dernière. Tout le monde sait l’amitié qui lie les deux hommes. C’est De Niro qui est venu chercher Scorsese sur son lit d’hôpital la biographie de Jake «Raging Bull» La Motta en main pour le convaincre d’abandonner la drogue et de reprendre les chemins du cinéma. C’est lui qui amènera Irwin Winkler, le producteur. De Niro ne lâchera jamais Scorsese tout au long des ces années qui ne furent pas ses plus heureuses ni ses plus créatrices. Porte-parole du metteur en scène dès leur première collaboration, De Niro sait aussi à qui il doit sa carrière internationale. Le voilà donc prêt à endosser une nouvelle fois, le costume de l’alter ego. On comprend alors que Casino va fonctionner comme un autoportrait. Sam Rothstein aurait pu être metteur en scène à Hollywood. Son sens de la précision, son charisme, son indépendance doublée de son intransigeance en font un membre à part entière de la grande famille des réalisateurs américains. Le film, sous couvert de fiction, peut se lire comme une évocation des relations complexes des studios avec leurs subordonnés. Dans un premier temps, tout le monde est ravi de collaborer. Puis, petit à petit, chacun empiète sur le territoire de l’autre, nouant ainsi méfiance et rancunes. Bien sûr, Scorsese marche en terre connue. Lui qui a eu maille à partir avec pratiquement toutes les grandes compagnies d’Hollywood, ne s’est jamais vraiment remis de son exil à Los Angeles. Mais il est un grand metteur en scène et ne peut se contenter de dénoncer les errements d’autrui. Clairvoyant en ce qui concerne ses faiblesses et ses erreurs, il va construire tout le film sur les manquements de son héros. Quand Rothstein décide de mêler sa vie privée avec les affaires de son casino, le bateau ne tarde pas à prendre l’eau. Cette organisation complexe et magnifique, va se gripper et finir par imploser. Mais il demeure conscient de ses responsabilités et essaiera jusqu’au bout de préserver l’intégrité de la femme dont il est tombé amoureux au premier regard. Il acceptera ses incartades, son penchant pour l’alcool et l’inanité de son rôle maternel. Il acceptera même qu’elle ne l’aime pas vraiment, lui préférant Lester Diamond (James Woods), son amour de jeunesse, un homme qui symbolise aux yeux de Rothstein la forme la plus aboutie de dépravation. Seul Scorsese sait combien ses crises personnelles sont venues troubler la bonne marche de ses films. Il sait combien furent difficiles les tournages de New York, New York à cause de ses relations avec Liza Minnelli. Il sait aussi combien ses absences sur le tournage de The King of Comedy dues à sa cure de désintoxication en handicapèrent le déroulement. Mais comme Sam Rothstein aime Ginger du plus profond de son âme, Scorsese voue au cinéma une foi inébranlable. Il y consacrera l’épilogue de Casino.
«Oh mother, tell your children not to do what I have done !» implore Eric Burdon dans «The House of Rising Sun» que l’on entend tout le long de la petite apocalypse finale. L’aréopage des gangsters de Kansas City a tranché. Ils ne prendront pas le moindre risque. Tous ceux qui ont de près ou de loin touché au Tangiers seront éliminés impitoyablement jusqu’à Ginger, pourtant redevenue anonyme et larvée dans une déchéance qu’elle aurait pu croire protectrice. On lui administrera un shoot mortel. Seul subsistera Rothstein. Les patrons ont un meilleur plan pour lui. Ils n’ont pas oublié son talent de parieur. De nouveau à la case départ, il reprend sa vie où il l’avait laissé. La parenthèse seventies enchantée et vénéneuse de Las Vegas lui laissera à coup sûr un goût amer. Ainsi va la vie du parieur comme celle du cinéaste hollywoodien. Sa seule certitude est son talent. Scorsese est bien conscient que les années 1970 furent pour le cinéma américain indépendant un âge d’or. À lui et à ses pairs, les studios offraient une grande liberté. Quand sur l’écran, on voit un montage d’archives montrant la destruction du vieux Las Vegas, c’est La Passion selon Matthieu de J.S. Bach qui accompagne ces images. Sam Rothstein reprend la parole : «Cette ville ne sera plus jamais la même. Après le Tangiers, les grandes compagnies ont tout raflé. Maintenant, on dirait Disneyland. Une fois les camionneurs virés, les promoteurs ont démoli tous les vieux casinos. Comment ils les ont financés ? Par des magouilles financières (junk bonds).» Difficile de ne pas entendre Scorsese décrire ce qu’est devenu Hollywood. Les années 1980 ont vu l’apparition de nouveaux financiers peu enclins à considérer la valeur des films du point de vue artistique. La marge de manœuvre s’est tellement réduite qu’il doute y avoir encore une place, même congrue. Le spleen enivre les derniers instants du film jusqu’au générique. Quand l’écran s’assombrit, on entend les premières mesures de la musique que Georges Delerue a composée pour Le Mépris de J.L. Godard, symbole d’un autre âge mythique du cinéma.
Les échecs financiers de Kundun, À tombeau ouvert et Gangs of New York auraient pu creuser définitivement la tombe de leur auteur. Il va s’en relever une fois de plus. Ses sauveurs ont pour nom : Leonardo DiCaprio et Brad Pitt, co-producteurs d’Aviator et de The Departed. Le voilà ressuscité une fois de plus par les acteurs. De sa génération, Scorsese aura été un des seuls cinéastes à survivre à la mutation d’Hollywood. Si le chemin fut chaotique, son œuvre demeure unique. À 65 ans, il entre dans la dernière partie de sa carrière. Il connaît trop bien le cinéma américain. Il lui faudra être fort pour résister à l’enterrement première classe qu’affectionne Hollywood. Il ne goûte guère aux hommages ou aux Oscars « pour l’ensemble de son œuvre » et leur préférera toujours l’incertitude des tournages et la volatilité des sentiments humains.