Six mois après la sortie de Boxing Gym, le stakhanoviste Frederick Wiseman revient avec un trente-neuvième film qui entend nous faire découvrir les dessous du célèbre établissement parisien. Une plongée aux atours séduisants où le réalisateur, en s’appuyant sur une méthode éprouvée, ne perd pas pour autant ce regard aiguisé et parfois facétieux qui est aussi sa marque de fabrique.
Il y avait pourtant un risque certain à s’aventurer dans les arcanes du Crazy Horse, à se laisser déborder par la fascination de corps enjôleurs, ainsi que le strass et le chic qui entourent cet établissement. Il est toutefois évident dès les premières minutes que le potentiel de séduction du lieu prend le pas sur l’habituelle description sociologique qui traverse la plupart des films de Wiseman, depuis Titicut Follies (1967) et High School (1968) en passant par Model (1980) et ce, jusqu’au tout récent Boxing Gym. Le fait est que les thématiques du corps au travail et de la création « in progress » semblent être les points d’ancrage les plus prégnants des œuvres tournées à Paris par le cinéaste américain (La Comédie-Française, 1996 et La Danse, Le Ballet de l’Opéra de Paris, 2009). Volonté presque affichée de la part d’un réalisateur étranger se refusant à statuer sur les strates sociales d’un pays qui n’est finalement qu’une terre d’adoption.
Pour autant, la question du regard est tout sauf absente de ce long-métrage, et les réponses apportées par le cinéaste vont légèrement faire glisser les enjeux susmentionnés, articulant les problématiques de technique du corps avec la résolution des soucis techniques inhérents à la représentation sur scène. Les répétitions harassantes des danseurs de l’opéra de Paris laissent ainsi place à une succession de numéros déjà mis en scène, élaborés par Philippe Decouflé, qui tour à tour tâtonne ou chamboule l’ensemble du spectacle, le but étant de réussir à créer un show totalement novateur. Mais plus que le travail du corps, c’est l’alliage d’une matière concrète, humaine (la peau) avec une substance évanescente se propageant sur la plastique des danseuses (la lumière), où les effets sont un outil prépondérant dans la création d’une illusion propice au fantasme, qui stimule Wiseman. Et là où par le passé sa méthode d’appropriation jusqu’à épuisement d’un lieu pouvait se rapprocher parfois d’un tour du propriétaire, elle se transforme ici en démontage d’un empire du faux, en investigation sur la création de cette illusion. La séduction immédiate des corps est donc mise en tension avec l’armada technique nécessaire à sa réalisation : essais de costumes, perruques, maquillage, et surtout, hors scène, consoles pour le contrôle du son et de la lumière, écrans d’ordinateurs destinés à fixer la matière vivante en une série de tableurs résumant le déroulé du spectacle. Et pour ne pas se laisser cannibaliser par l’exposition de la chair, Wiseman pousse la logique de l’illusion jusqu’à l’hypnose, filmant certains numéros en gros plan, où l’assemblage corps/lumière ne permet plus de reconnaître ce qui se déroule à l’écran. L’érotisme n’y est pas évacué, il est simplement différé, transféré sous une autre forme.
Mais tout le film ne serait qu’un élégant objet théorique si Wiseman ne s’intéressait pas avec autant d’acuité aux rapports humains qui régissent ce type d’entreprise. De la costumière (Fifi Chachnil) au directeur artistique (Ali Mahdavi), ce sont des personnages saisissants dont le portrait est dressé. La description des luttes d’influence au sein de l’établissement (et même en dehors, par le biais des actionnaires du Crazy Horse) donne lieu à des scènes d’une étonnante malice et d’une grande drôlerie. Du point de vue des égos, Wiseman n’est pas dupe et sait, par l’utilisation du montage et du cadre, mettre en exergue les petites tensions, éprouver le ridicule de certaines situations tout en conservant un regard humain et lucide sur les personnes. Et même, au passage, céder du terrain sur le plan de la sensualité afin de dévoiler la cruelle obscénité d’une audition pour trouver une nouvelle danseuse. C’est ce mélange d’admiration et de pragmatisme, de tentation de la chair sans réellement y goûter qui permettent à Wiseman de trouver un point d’équilibre, en prolongeant de manière constructive le fantasme du « regarder sans toucher ».