Force est de l’admettre : le plus prolifique des brasseurs d’air du cinéma américain actuel signe ici son film le plus appréciable depuis des lustres. C’est déjà ça, et en même temps, cela reste bien peu de chose, le réalisateur ne trouvant ici qu’une opportunité de plus, certes meilleure que d’autres, de s’ébattre dans la vanité la plus totale, entretenant le fantasme d’un spectacle qui n’aurait qu’à flatter vaguement les sens et l’intellect avant de se retirer sur la pointe des pieds. Soit la poursuite d’un artisanat fantomatique qui refuse obstinément de s’impliquer ou d’assumer toute conséquence, se contentant de donner le change pour faire mine d’exister. La longévité de la cote de Steven Soderbergh auprès de la critique (depuis la Palme d’or cannoise remportée en 1989 par son premier long métrage Sexe, mensonges et vidéo) autant que des studios hollywoodiens (depuis qu’il a des stars comme George Clooney et Julia Roberts dans son carnet d’adresses) laisse décidément perplexe. Voilà un réalisateur qui met son nom sur toutes sortes de projets, qui louvoie au pas de course entre productions à grosses têtes d’affiche et projets plus marginaux – ou fantasmés comme tels – sans qu’aucune démarche concrète de cinéaste ne se dégage de cette diversité, aucune motivation autre que le remplissage d’un CV éclectique et l’étaiement d’une réputation de caméléon à l’aise dans tous les milieux.
L’artisanat de Soderbergh a quelque chose de déprimant : il a beau planter sa caméra n’importe où, sa mise en scène n’arrive à donner chair à rien, ni la matière qu’il est censé travailler, ni un hypothétique point de vue qu’il nourrirait dessus, ni son propre désir de filmer, si tant est qu’il en ait un. Sa réputation flatteuse ne tient qu’à son talent à cacher son manque d’investissement derrière des scénarios malins, des acteurs très concernés par leur rôle et des fioritures plastiques et narratives propres à donner un semblant de direction à son travail. Expérimentations au souffle court (Bubble, The Good German), indépendance en toc (Full Frontal), fausses audaces (Traffic, Girlfriend Experience), conscience factice de son temps (Che), vague cinéphilie (Solaris), souvent tout cela à la fois : il y a chez lui un acharnement à se montrer en auteur versatile – signant souvent lui-même la photographie et/ou le montage de ses films, avec alors quelques effets voyants à la clé –, attitude d’autant moins défendable qu’elle repose décidément sur du vent, pire : des baudruches. On pourrait alors croire, naïvement, que le bonhomme devient plus fiable en se frottant aux projets les moins ambitieux, voire les plus frivoles. Ce n’est même pas si simple : qu’on se souvienne de ses Ocean’s, films d’arnaque tablant sur leur galerie de stars jouant au chat et à la souris, celles-ci si désireuses d’exhiber leur classe, leur glamour et leur esprit, avec un réalisateur si empressé de se la jouer cool et branché en leur compagnie, qu’il ne se dégageait de l’ensemble qu’une attitude hautaine, satisfaite de sa propre futilité dispendieuse, et finalement assez antipathique. Bref, cela fait vingt ans que le faiseur à casquette et à lunettes fait son intéressant et que l’industrie cinématographie a l’air d’y trouver son compte, alors que sa petite entreprise à lui tourne depuis longtemps à vide.
Blague sans lendemain
The Informant !, son troisième film en deux ans après le fleuve Che et Girlfriend Experience (quand on ne s’intéresse pas vraiment à ce qu’on filme, on peut se permettre de tourner vite), est aussi à sa manière un film d’arnaque ; mais l’absence de troupeau de stars en goguette (autour de Matt Damon ne gravitent que des seconds rôles solides) et un scénario finement rythmé en forme d’oignon à éplucher suffisent à rendre cet énième produit moins déplorable que les clowneries de Clooney et sa bande. Damon, tout en physique, postiche et performance de caricature, campe un cadre brillant d’une grande compagnie agroalimentaire qui devient, par d’étranges méandres, informateur pour le FBI sur les malversations de sa société. C’est le début de ses galères, mais surtout de celles des agents fédéraux qui vont découvrir avec un effarement croissant à quel « bâton merdeux » ils ont affaire, en la personne de ce témoin qui surcharge de façon suspecte ses déclarations au rythme des failles qui s’y révèlent en parallèle. Ce manège évoquerait, si elle pouvait être un peu prise au sérieux, une satire combinée des fictions hollywoodiennes « basées-sur-une-histoire-vraie » (celle-ci en est une) et des thrillers « citoyens » inspirés de ceux des années 1970 et promus depuis quelque temps par Clooney, Soderbergh et consorts (Michael Clayton, Good Night and Good Luck, Syriana, et ce n’est sans doute pas fini). De fait, le titre qu’on dirait sorti d’une de ces vieilles affiches au sensationnalisme de foire (avec son point d’exclamation), la bouille de l’antihéros caricature de bourgeois grassouillet et fuyant, son jeu puéril du « attendez, je ne vous ai pas tout dit ! » à chaque fois qu’il se trouve aux abois, ne laissent guère de doute sur le fait qu’on assiste avant tout à une grosse farce, laquelle se généralise à mesure que la version des faits se transforme, s’épaissit tout en se désagrégeant de l’intérieur.
Il y avait là matière à satire, donc, voire à un discours sur les défaillances des institutions fédérales. Mais visiblement, cela n’intéresse guère Soderbergh, trop occupé à ses petites affaires maniéristes sans importance. Lui se contente de faire la déco : comme il s’appliquait à filmer The Good German dans le noir et blanc des années 1940-50, il invoque ici les bonnes vieilles Seventies tant chéries en balançant des détails visuels (les intertitres stylisés) et sonores (la musique de Marvin Hamlisch, qui composa notamment pour… L’Arnaque) pour enjoliver comme avec des cotillons cette bouffonnerie. Une seule vraie bonne idée y surnage, ouvrant vers une toute autre dimension du film qui se taille comme elle peut une place dans la machine comique : la voix off des pensées de Damon, en total décalage avec son attitude de composition, et qui suggère un monde intérieur bien bordélique et vagabond, à l’étroit dans son costume. Mais on sent bien qu’au fond, le ton de la comédie jouant sur une réalité qui se brouille, tel qu’elle est écrite et portée par les acteurs, est pour Soderbergh le prétexte idéal pour n’avoir aucune vraie question de cinéma à se poser, faire le minimum syndical en termes d’investissement de metteur en scène, exécuter le programme avec l’habituelle distance qui ne fera que conforter une fois de plus son image proprette de cinéaste intelligent et passe-partout. D’ailleurs, une fois la bonne blague terminée, chacun rentre tranquillement chez soi et les habituels cartons des fictions « based-on-a-true-story » achèvent de faire rentrer le divertissement dans le rang. Le film peut alors disparaître sans laisser de traces, très fier de son absence d’ambition et de ses effets éphémères. On en serait presque triste pour lui – et pour son artisan qui, n’en doutons pas, planche déjà sur un prochain film de genre très différent, mais qu’il appréhendera de la même façon, totalement dépassionnée, désinvestie et neutralisante, qui l’évidera de tout intérêt. À le regarder faire, on en vient à se demander ce qui pousse certaines personnes à faire du cinéma.