Un journaliste revoit dans un Berlin multipartite une ancienne informatrice poursuivie pour on ne sait quelle raison par les Américains. Exercice de style sur le polar ? Hommage formel et narratif aux Casablanca et autres Enchaînés qui ont marqué le cinéma hollywoodien des années 1940 et 1950 ? La rédaction est divisée sur le dernier Soderbergh.
[POUR] Play it again, Sam (par Ariane Beauvillard)
Toute l’audace, l’originalité et la réflexion d’un Soderbergh en pleine forme.
Voilà un film qui ne plaît ni aux puristes des années 1940 ni aux amateurs de cinéma hollywoodien actuel. Pourquoi ? Parce qu’il mélange les genres, et une réflexion intense sur l’actualité d’un sujet, brûlant, et surtout très contemporain : la justice des vainqueurs. On trouve dans The Good German tous les jeux d’ombres et de lumières, tous les baisers détournés, toutes les fondus au noir et les musiques calées de l’âge d’or hollywoodien. Et pourtant, Soderbergh se réapproprie cet univers. En détournant les clichés du genre, en ajoutant aux archives historiques l’écho des guerres actuelles, et en sublimant deux acteurs, George Clooney et Cate Blanchett, qui sortent, dès les premières images, du statut de pantins ou de pâles répliques qu’on a bien voulu leur accorder.
The Good German est un film d’héritage, d’hommages, aux Enchaînés, à Casablanca, au Grand Sommeil, mais non de répétition ou de caricature. Impossible aujourd’hui de reprendre des méthodes anciennes ou des éclairages en les réactualisant sans être immédiatement taxé de vanité, de vide personnel ou de manque d’imagination. George Clooney en avait les frais il y a tout juste un an pour son remarquable Good Night, and Good Luck. Mais faut-il cantonner ces deux films à de simples témoignages d’affection pour le cinéma de Curtiz, d’Hitchcock ou d’Hawks ? La réponse est dans la question : NON. Soderbergh, comme Clooney, retourne les genres, les malaxe jusqu’à obtenir un drôle de film, d’une beauté incroyable qui sait ce qu’elle dit et n’existe certainement pas que pour elle-même.
Jake Geismer est journaliste. Il a probablement fricoté avec les services secrets américains jusqu’en 1944. Son quotidien l’envoie en Allemagne en juillet 1945 pour couvrir la conférence de Potsdam (et non pas Postdam comme on le lit souvent) où Truman, Churchill et Staline se « partagent » les restes du monde. Jake ‑ou Jacob, mais déjà Soderbergh aime jouer avec l’ambiguïté des identités narratives- se fait voler son passeport par un chauffeur, le même chauffeur qui tente d’obtenir des papiers pour sa ravissante et silencieuse fiancée, Léna. Cette dernière a été l’assistante de Jake sur Berlin avant la guerre. Leur rencontre dans la zone américaine ne peut donc être un hasard.
Soderbergh n’a pas seulement fait œuvre d’archiviste, il construit son film sur trois lignes principales : le renouveau d’un genre, l’appel au souvenir historique et cinématographique et la résonance avec le présent. On ne peut séparer ces trois thèmes. Évidemment, lorsque sa caméra balaye les ruines de la capitale allemande dévastée par les bombardements, enfouie sous les ruines d’une guerre trop sale, on pense à Allemagne, année zéro. Évidemment, lorsque Cate Blanchett (Lena) descend les escaliers avec ses cheveux bruns à moitié dans l’ombre et son accent allemand, on pense à Marlene Dietrich et à Lauren Bacall. Mais il y a aussi tout ce que Soderbergh apporte et détourne : là où on attend un gros plan sur le visage ombragé de Lena, il la filme de dos, là où on attend une plongée sur la foule où se perdent les protagonistes, il finit dans les jambes d’un badaud, et cache la scène, avant de retrouver la foule où se sont perdus ceux que l’on suit.
Certaines archives, de la conférence, du rationnement ou de la vie quotidienne entrecoupent les séquences du film pour rappeler une réalité, celle de guerre, ou, plus précisément, de l’après-guerre. Car la poursuite de Lena par les Américains est aussi celle des vaincus par les vainqueurs. Et de tout ce que la justice ne nomme pas pour parvenir à ses fins. On revient à la même chose, encore et toujours : c’est aussi ce que dit ce film. Proclamer le retour de la justice, ou justifier certains actes en son nom, ce n’est pas la faire. Soderbergh utilise en fait les vieilles méthodes de détournement de la censure pour faire un film contemporain : dans les dialogues (« Les Américains sont venus pour rendre la justice, non pour agrandir leur territoires »), dans les radios que l’on entend, se glissent sans cesse des références à la pax americana, toujours d’actualité en Afghanistan, rappelons-le, comme en Irak.
Soderbergh a filmé son engagement, sur une voix cinématographique qui est définitivement celle d’un renouveau, et sur une voix politique, définitivement très anti-Bush. Une des pirouettes du genre consiste à déguiser son journaliste en militaire, un serviteur de l’information en serviteur de la propagande. Pour brouiller les pistes, car ses adversaires politiques en font de même. Pour appeler à une deuxième lecture qui surpasse celle du pur instinct de cinéphile qui consiste à cataloguer les références. Et pour notre plus grand plaisir. Longue vie à ce Good German, qui sera probablement revisité dans un an, comme on lance des fleurs aujourd’hui à un Good Night, and Good Luck désavoué à sa sortie.
[CONTRE] Coquille vide (par Fabien Reyre)
Visuellement splendide, The Good German est hélas un film totalement désincarné, qui tourne à vide.
On imagine facilement le pauvre Steven, enfermé dans son bureau, se demandant entre deux Ocean’s 11, 12 ou 13 (on ne sait plus trop où il en est, à vrai dire) : « Rhalalalala, ce que je m’ennuie, qu’est ce que je vais bien pouvoir faire aujourd’hui ? Un pensum sur la drogue ? Déjà fait (Traffic, 2000). Un faux film fauché avec des stars ? Déjà fait (Full Frontal, 2002). Un vrai film fauché sans star ? Zut, c’est fait aussi (Bubble, 2005). Un remake de Tarkovski, alors ! Ah ben non, je l’ai déjà fait celui-là également (Solaris, 2002) ». Soudain, un éclair de génie en regardant Casablanca : « Tiens, et si je m’amusais à mettre en scène un film comme celui-là, dans les mêmes conditions ? Vite, j’appelle George. »
Trêve de moquerie : l’immense agacement provoqué par The Good German provient en partie, avouons-le, de cette obsession du réalisateur pour les expérimentations en tous genres, qui au fil des ans ressemblent de moins en moins à une certaine forme d’audace et de plus en plus à une incapacité chronique à trouver son propre style. Car qui est Steven Soderbergh, cinéaste ? Au début des années 2000, l’homme apparaissait comme le compromis rêvé entre l’exigence formelle et la rigueur narrative des meilleurs films du cinéma indépendant US des années 90 et le star-system hollywoodien, grâce à des films comme Hors d’atteinte (1998), Erin Brockovich (2000) et Ocean’s Eleven (2001). Las : en 2007, Soderbergh se révèle n’être qu’un producteur-réalisateur plus intéressé par le prestige du défi à relever que par le cinéma en lui-même. La preuve en est avec ce Good German formellement splendide, mais si dénué de toute forme de vie que l’on en vient à se demander si les corps projetés sur l’écran sont bien réels.
Pour sûr, le projet était séduisant et, comme à chaque fois avec ce roublard de Soderbergh, il est facile de se laisser tenter. L’éternel meilleur copain George Clooney incarne un journaliste militaire américain envoyé en Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour couvrir le dernier sommet des Alliés. À Berlin, il va plonger dans une affaire de meurtre et retrouver par la même occasion celle qu’il a aimé autrefois… Plus Cary Grant que jamais, Clooney a le teint idéal pour l’image granuleuse noir et blanc propre au cinéma des années 1940 auquel The Good German fait très explicitement référence. Idem pour Cate Blanchett en néo Garbo/Bacall, tellement parfaite — accent allemand, aura mystérieuse, intensité naturelle — qu’elle fait presque peur. D’un point de vue esthétique, The Good German est bel et bien stupéfiant, restituant avec une méticulosité d’orfèvre le style des grands drames politico-romantiques de l’époque (cadre, lumière, montage, son).
Malheureusement, passé les dix premières minutes d’émerveillement total, le retour à la réalité est particulièrement douloureux. Que The Good German n’ait pas le souffle romanesque de Casablanca ni l’intensité dramatique et le suspense des Enchaînés, on pouvait s’en douter : on ne se frotte pas impunément à des chefs d’œuvres sans risquer une comparaison forcément à son détriment. Pour autant, on peut attendre de Soderbergh un minimum de sens du spectacle et de la dramaturgie. Mais le réalisateur prend son film très, très au sérieux. Les scènes s’enchaînent sans former un tout véritablement cohérent : les acteurs, pétrifiés d’ennui, débitent leurs dialogues avec la conviction de condamnés à mort. Où sont les enjeux de ce drame passionnel ? Certainement pas dans un quelconque propos à caractère politique ou historique, noyé dans une masse d’informations rébarbatives si confuses que même les personnages semblent, à un certain point, ne plus savoir où ils en sont. L’autre grande référence que Soderbergh avait sans doute en tête, Le Mariage de Maria Braun de Fassbinder (1979), est pour le coup impitoyable : là où le maître allemand signait un splendide hommage au film noir hollywoodien tout en proposant une lecture âpre et bouleversante de l’Allemagne de l’immédiate après-guerre, Soderbergh se satisfait d’un théâtre d’ombres qui ne rend justice à personne. Désincarné, inexpressif et finalement assez triste dans ce qu’il représente (l’incapacité d’un technicien brillant à se muer en cinéaste-conteur d’histoires), The Good German est un film épuisé, mort avant même d’avoir commencé sa course.