Qui aurait pu imaginer que le motif du café, pourtant omniprésent dans la filmographie excitée de Fincher, révélerait un jour les soubassements caustiques de son cinéma ? Véritable virus, il n’est pas une scène où l’inspectrice chargée d’enquêter sur la disparition de la Gone Girl ne porte un gobelet à la main. Starbucks, Dunkin Donuts et autres marques déposées défilent ainsi dans un carrousel de brand content, sans que jamais cet objet ne vienne agréger le moindre caillou, ou grain de sel, sur l’édifice dramatique. Multiplié bien au-delà des proportions attendues pour ce type de placement de produit, le gobelet de café en carton, accessoire essentiel de la panoplie de l’ « expert » dans ses deux derniers polars (maquillé sous le biopic dans The Social Network et pur jus dans Millenium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes), devient ici la caution « méta » d’un film obsédé par la catharsis des marottes de son auteur. Il paraît loin le temps où Fincher régalait son fan club à grandes cuillerées de paris lourdingues, comme celui de placer un gobelet Starbucks dans chaque plan de Fight Club. Désormais, Gone Girl renverse son cinéma comme un Flanby et fait couler le caramel de l’absurde dans chaque rainure du gâteau : épinglant son abécédaire de gimmicks, le réalisateur verse ainsi dans l’autodérision et s’acquitte de toute accusation de film-piédestal – tel qu’il avait l’habitude d’en dresser à la gloire de sa propre mise en scène. Renouant avec la noirceur hyperréaliste de Zodiac et les symptômes d’une paranoïa contagieuse, ce whodunit aux faux airs de Mulholland Drive catapulte Fincher à son meilleur, loin de l’esbroufe cache-misère d’un cinéma jadis sous contrôle et perfusion numérique.
Transformation à vue
Fidèle à sa bande-annonce à sens unique, tout en fondus ouatés et voix de velours, Gone Girl se lance sur les rails d’une histoire de fantôme, nouvelle figure venue dans un univers jusqu’alors peuplé de prodiges et de monstres (attention, l’article dévoile une partie de l’intrigue du film). Adapté du roman Les Apparences de Gillian Flynn, le récit bourgeonne ainsi sur un cadavre lynchien, avec la disparition d’une citoyenne modèle le jour de son cinquième anniversaire de mariage, avant de manœuvrer un demi tour aussi jouissif qu’inattendu, en direction du complot et du film de monstre – soit le beurre et l’argent du beurre de Fincher. Après Lisbeth, alter ego fantasmé du cinéaste, dont la rapidité d’exécution répondait à la sécheresse glacée de Millenium, Gone Girl contient en Amy Dunne tout le nectar du personnage fincherien : un monstre de manipulation, de maîtrise de soi et de grâce, incarné par une déroutante Rosamund Pike à tête de Janus. D’une subtilité à mille lieues de la perf’ schizoïde et bigger than life de Brad Pitt en Tyler Durden, l’actrice fait craqueler son visage marmoréen et passe en un écarquillement de l’innocence angélique à un gouffre de perversité. Les acrobaties de l’intrigue s’adossent ainsi aux mues d’Amy, tantôt voix d’outre tombe, tantôt mante religieuse, qui de victime d’un mari brutal à manipulatrice, tire les ficelles de son divorce à travers un guignolesque et savoureux clash de popularité avec son époux, par talk-shows interposés (Ben Affleck, impérial dans son rôle de punching-ball ahuri). On passe sur la toile de fond médiatique, leurre de réflexion sur la manipulation d’une opinion clignotante, en réalité pur dispositif de complexification du récit à des fins comiques. Car le coup de force du film réside ailleurs, en sa capacité à serrer l’étau du drame dans une économie formelle surprenante de la part d’un si bon client de dispositifs tape-à‑l’œil (on pense à Panic Room, d’une virtuosité qui semble à chaque plan hurler au génie) et autres challenges esthétiques comme Benjamin Button – marathon digital en rétropédalage qui réussissait l’exploit de l’expérimental et du désuet.
La cage dorée
S’il déplace depuis toujours le curseur de sa mise en scène en fonction du scénario, Gone Girl propose une version cristalline du style de Fincher enfin dépouillée de ses oripeaux de complaisance, de ses pansements numériques et de l’esprit tantôt sérieux, tantôt badass, qui condamnait toute tentative comique à l’excès. L’humour y tressaute d’abord en pointillé, avant de couvrir le dernier tiers d’un voile de sarcasme mêlé d’effroi. Lorsque sa surmaîtrise tourne à la pantomime satirique, c’est encore une fois le personnage d’Amy qui confère au film toute sa subtilité. Le contrôle millimétré de son visage atteint une forme de grâce burlesque dans le contraste avec les limbes qui auréolaient chacune de ses apparitions dans le premier tiers du film. Mais plus qu’aucun autre ingrédient, c’est l’incorporation du second degré qui permet au réalisateur de dévoiler son versant caustique, insoupçonnable et salutaire. « Expert » de l’obsession, il est un cinéaste pléonastique par excellence ; ce dont le film s’amuse en creux par le biais du richissime Desi Collings, premier amour d’Amy et ultime dindon de la farce. D’une sophistication qui confine à la lourdeur, ce personnage repoussoir, capable de « citer Proust de tête », semble personnifier toutes les tares et la goinfrerie esthétique de Fincher. Dans une des scènes les plus mémorables du film, le chalet dans lequel Amy trouve refuge fait l’objet d’une présentation exhaustive par son hôte, trop fier de détailler sa panoplie high-tech et le confort dernier cri de la cage dorée de sa prisonnière. La séquence prend alors les atours d’une mise en abîme roublarde, qui ferait brûler le maniérisme de ses précédents films sur le bûcher des vanités de sa poupée vaudou. En bon alter ego parodique, Desi Collings finira la gorge tranchée en plein orgasme, façon d’exorciser les vieux démons d’un cinéma guetté par le burnout de maniaquerie.
En clouant ses vieux gimmicks au pilori, dans un thriller dépoussiéré du voile cosmétique de ses précédents films, David Fincher aurait-il enfin trouvé les clefs d’un cinéma post-numérique à Hollywood ? Il faudra pour s’en convaincre, patienter jusqu’au prochain film. Mais devant la sidération et l’intelligence de Gone Girl, il est plus que jamais permis d’y rêver.