C’est indéniable, la facture est là, elle se reconnaît directement, facilement : c’est un film de Tsai Ming-Liang. Un certain rythme, un sens du cadre et de l’espace, une quasi-absence de dialogues et des corps abandonnés à eux-mêmes dans des paysages apocalyptiques : tel est le style de celui qui s’est imposé comme un des cinéastes asiatiques les plus importants aujourd’hui. Mais la question que l’on peut alors se poser est de savoir où va ce style ? Avons-nous affaire à un petit malin, un petit maître, à un petit génie de la forme ? I Don’t Want to Sleep Alone est un film fascinant mais trop sûr de lui-même, préférant dérouler son savoir-faire au détriment d’un attachement plus fort et particulier vis-à-vis de ce qu’il raconte.
Inutile de dire que Tsai Ming-Liang sait ce qu’est un cadre, sait comment définir un espace. Le film s’organise comme un enchaînement de tableaux : peu ou pas de découpage à l’intérieur d’une même scène. Chaque plan apporte une idée. De chaque présence d’un corps dans un espace qu’il habite avec plus ou moins d’aisance ou d’harmonie découle une idée, un sens. Car c’est l’espace même qui est le sujet des films de Tsai. La solitude, l’incommunicabilité ne peuvent que poser une seule et importante question : que faire de ce corps ? Comment habiter un espace et s’y sentir bien.
Après Still Life, un autre cinéaste asiatique semble s’intéresser aux paysages, aux ruines, à de grands ensembles gigantesques et imposants au milieu desquels, tels des zombis, des hommes et des femmes errent ou attendent on ne sait quoi. Quasiment sans dialogues, les personnages des films de Tsai Ming-Liang s’épient, se reniflent. L’autre n’est pas abordé par la parole, par la communication, mais par la pure sensation, par le pur instinct. C’est en fonction de ce qu’aura révélé cet instinct que l’on pourra accorder à autrui une confiance absolue ou, au contraire, se défier de lui avec férocité.
Le monde, dans ce film, s’effrite, est l’objet d’une lente mais certaine décomposition. Tout semble voué à disparaître en raison d’on ne sait quoi. Chacun est ramené à sa solitude, à un certain hiératisme brisé seulement par quelques éclats, des coups de sang semblant obéir à de brèves mais furieuses pulsions sexuelles ou de mort. L’homme, l’architecture, mais aussi le climat semblent perdre la tête, se dérégler. De là cette impression de silence et d’attente, comme une profonde méditation intérieure avant l’apocalypse. Dès le début du film, Tsai nous met face à un corps allongé sur un lit d’hôpital, et plutôt mal en point. Dès le début, une forte et dense sensation de mort s’installe, se grave dans notre tête afin de nous accompagner tout au long du film. Différentes catastrophes, écologiques ou domestiques, recouvrent l’espace et, telles un voile, semblent planer sur cette ville et annoncer mille morts. Tout cela est à bien des égards fascinant, étonnant et inquiétant.
Mais au fur et à mesure que le film se passe, on peut avoir l’impression que le cinéaste déroule sa mise en scène facilement, de façon limpide, sans se soucier véritablement de ce qu’il montre et de ce qui se passe dans le cadre. Tsai Ming-Liang est un auteur en ce sens qu’il y a chez lui une cohérence dans le fond et la forme, dans le choix des sujets traités, des comportements, des lieux habités et filmés. Tout est clair…et peut-être trop. D’où cette impression que la cause est déjà entendue, que ce défilé de plans somptueux ne repousse hélas pas grand-chose, et que le cinéaste lui-même en oublie de véritablement regarder ce qui se passe face à lui. Comme si, en étant trop familier avec ce qu’il filme, le cinéaste oublie de se questionner, d’avancer dans sa démarche en interrogeant chaque plan. Peut-être trop sûr de lui et de son talent, Tsai Ming-Liang semble parfois être un brin paresseux. D’où l’impression d’avoir parfois déjà vu certaines choses…
Ce nouveau film de Tsai Ming-Liang est, malgré les réserves que l’on peut émettre, un film à voir, une expérience à tenter. S’il peut susciter de l’agacement ou du scepticisme, I Don’t Want to Sleep Alone, une fois sorti de l’obscurité, nous laisse une drôle d’impression, s’accroche à nous comme quelque chose de poisseux. À plusieurs reprises, le cinéaste réussit à toucher quelque chose de fort et de profond. À ce titre, le tout dernier plan, dont nous ne dirons rien, est absolument magnifique : un des plus beaux plans vus depuis le début de l’année.