1955 n’est pas une bonne année pour Federico Fellini. Jeune réalisateur (son premier film « seul » date de 1952) associé en tant que scénariste, il se voit reprocher par la critique ses infidélités envers le mouvement néo-réaliste. L’année précédente, La Strada a résonné comme un coup de tonnerre, avec un succès critique mondial, un succès public à l’avenant, et une pluie de récompenses dont l’Oscar du meilleur film étranger. Il y a de quoi intimider ou affoler un jeune réalisateur — Fellini choisit de déjouer les attentes. Il Bidone s’éloigne de son prédécesseur direct, et s’inscrit dans la continuité narrative de ses précédents films, avec un ton sans concession, d’une rudesse inattendue.
Augusto est un escroc vieillissant. Avec le jeune Picasso, peintre sans le sou et idéaliste, et le cynique et brutal Roberto, il gagne sa vie sans le moindre scrupule en montant de sordides arnaques dans lesquelles les victimes sont le plus souvent les plus pauvres. Mais Augusto est arrivé à un moment de sa vie où il se demande combien de temps il va continuer ainsi, tandis que Roberto le presse de voir plus grand — et plus sinistre — en matière d’arnaque.
À ceux qui l’attendaient après La Strada, Fellini propose avec Il Bidone la suite directe d’une œuvre précédente, I Vitelloni. Ce film voyait un groupe d’amis passablement dandys, vivant aux crochets de leurs parents respectifs, passer leur vie à faire passer le temps de la façon la moins responsable possible. Seul parmi eux, un jeune homme tenterait l’aventure, laissant le générique de fin se dérouler sur son départ de la petite ville où resteront sans nul doute vivre ses compères Vitelloni. Les escrocs d’Il Bidone prennent la succession de ces personnages lymphatiques : eux aussi sont des individus en construction, n’ayant pas réussi à trouver dans la société l’assise pour se construire réellement. Eux aussi vivent d’expédients, vampirisant leurs victimes comme les Vitelloni leurs proches. Les personnages eux-mêmes en évoquent d’autres, des films précédents : Roberto est campé par Franco Fabrizi est le clone presque parfait de l’immonde rustre coureur de jupons Fausto Moretti des Vitelloni, Picasso évoque parfaitement le caractère souriant et fantasque du malheureux fou de La Strada, et Giulietta Masina campe un second rôle énergique qui sonne comme la revanche de la malheureuse Gelsomina.
Là où Fellini introduit la rupture, c’est dans le ton de son film. Interrogé au sujet de l’insuccès qu’il rencontra, le réalisateur avouera : « Pour pouvoir décrire l’univers d’Il Bidone, il me fallait descendre dans une sorte d’enfer où les hommes ont des consciences et des rapports de bêtes, c’est-à-dire que je devais réduire mon propre univers moral afin de créer les personnages de l’intérieur. Mes héros sont difficiles à aimer ; ils offrent aux spectateurs une image peu flatteuse d’eux-mêmes, que beaucoup devraient refuser. » Les Vitelloni n’étaient pas foncièrement antipathiques, ni malfaisant, juste parfaitement immatures et inconscients, tandis que Zampano, le Fou et Gelsomina de La Strada sont des figures lyriques et tragiques : rien dans ces films ne préparaient au sombre traitement des protagonistes d’Il Bidone. Fellini crée ici des personnages à la veulerie vertigineuse, sans contrebalancer par la moindre circonstance atténuante — une rudesse dans les portraits humains qui sonne comme une démonstration narrative à l’adresse de ceux qui lui reprochent son détachement du néoréalisme : ici, la noirceur des cœurs est démontrée sans mélange.
Il Bidone, ainsi qu’il apparaît alors que se déroule le film, est l’histoire d’Augusto. Picasso et Franco seront écartés alors que leurs propres ambitions et morales progressent. Augusto verra en chacun d’entre eux un reflet de lui-même, un reflet à la fois nostalgique et révoltant, qui le poussera à revenir vers la jeune femme qu’est devenue sa fille, qu’il n’a jamais élevée, comme vers une sorte de rédemption. Le propos semble ici similaire au film qui suivra Il Bidone, le superbe Les Nuits de Cabiria : dans les deux cas, les personnages principaux servent à Fellini à proposer une étude sur le concept de rédemption, et sa concrétisation dans l’Italie post-mussolinienne. Fellini avouait croire à la capacité de l’homme à conquérir la divinité — mais autant Il Bidone que Cabiria montrent combien cette conquête coûte cher à ceux qui se piquent de l’entreprendre.
Avec Il Bidone, Fellini révèle un côté mystique esquissé dans les dernières séquences, panthéistes, de La Strada et confirme le lyrisme de son style cinématographique, lui aussi largement entrevu dans ce film. Il va ainsi alterner des scènes purement inspirées du style néoréaliste avec des séquences aussi poétiques que douloureusement comiques. Les séquences d’arnaques, notamment, prennent à la fois un aspect de sketchs comiques cruels, impliquant les spectateurs dans l’effroyable jubilation des escrocs. Mais avec le temps, chacune des arnaques prend un aspect toujours plus tragique, douloureux, culminant avec la dernière arnaque, où se noue le destin d’Augusto. Avec un cynisme inattendu, Augusto et Fellini vont, à l’occasion de cette séquence, laisser entrevoir une rédemption d’une grande dignité pour le personnage, avant une conclusion d’une terrible cruauté.
Le final d’Il Bidone va ainsi pousser la violence à un paroxysme d’une intensité terrifiante, sans évidemment recourir aux excès dont nous sommes aujourd’hui familiers. Peu importe, voire heureusement — Fellini clôt Il Bidone sur une séquence aride dont la puissance lui confère un aspect presque religieux, qui rappelle en écho celle, précédente, où il contrefait, pour la dernière fois de sa vie, le rôle d’un ecclésiastique. Fellini ne se pose pas en religieux, mais ouvre la voie à une mystique de l’homme, où le chemin de croix vaut bien celui de la Bible. Le propos sera poursuivi, avec les mêmes procédés, dans Les Nuits de Cabiria, dans lequel Giulietta Masina vit aussi son propre martyre. Il Bidone se pose en reflet pessimiste, réellement sombre de Cabiria : Fellini signe ici un conte qui s’abstrait de l’idée de morale, lyrique dans les ténèbres, et ouvre les portes de son œuvre au symbolisme baroque qui pénétrera ses films à venir.