La Voce della Luna est le dernier film de Federico Fellini, réalisé en 1990 : la dernière des grandes fantasmagories felliniennes, poème enchanté qui témoigne du désarroi du cinéaste face au monde contemporain, est un sublime chant du cygne, présenté hors compétition au 43ème festival de Cannes et justement récompensé à sa sortie par plusieurs David di Donatello, et par le Praemium Imperiale japonais. Lors d’un entretien accordé au début des années 1990 à Damian Pettigrew, Fellini déclare « Je suis un grand menteur ». En 2002, D. Pettigrew monte des extraits de cet entretien dans un film documentaire passionnant, dans lequel Fellini se raconte autant qu’il « est raconté » par ses amis, par des extraits de ses films, par des images inédites. Le coffret collector édité par Opening est l’occasion de redécouvrir ces deux fantaisies poétiques.
La Voce della Luna : le poème d’un lunatique
Salvini (Roberto Benigni) est un être un peu étrange, qui entend la lune lui parler à travers l’eau des puits, Gonella (Paolo Villaggio, qui obtient le David di Donatello du meilleur acteur) voit le monde à travers ses interprétations paranoïaques. Dans La Voce della Luna, Fellini fait appel à deux acteurs alors très populaires, et emmène le spectateur à leur suite, dans leurs rencontres avec d’autres « lunatiques », dans un univers aussi réel que fantastique, aussi trivial que poétique.
Librement inspiré du Poème des lunatiques, d’Ermanno Cavazzoni (1987), La Voce della Luna est un poème nostalgique sur un monde déglingué par la société de consommation. Au début du film, la naissance de la Voie Lactée nous est contée par Salvini : à la fin du film, la lune, capturée et enchaînée sur terre par les frères Micheluzzi, est la star d’un fascinant show télévisé où paradent politiciens et hommes d’église devant une foule crédule avide de nouvelles religions. Une nouvelle mythologie a remplacé l’ancienne, avec son dieu Consommation, ses rites initiatiques (le film culmine dans la scène, fantastique, de la boîte de nuit en plein champ, sorte de rave-party avant l’heure), ses manifestations (la fête du gnocchi, grotesque, vulgaire, splendide), ses images (les gigantesques affiches publicitaires). La musique, au cœur du film, révèle le vice de forme du monde contemporain : les jeunes ont les écouteurs scotchés aux oreilles, ou dansent, solitaires dans la foule, au son d’une musique assourdissante. La nouvelle religion brise le lien : le paradoxe dénonce l’imposture.
La Voce della Luna est un constat désenchanté, mais qui embarque le spectateur sur un manège enchanté, où les contes et les légendes reprennent une vie étrange et ressuscitent l’émerveillement de l’enfance. Pinocchio et Cendrillon côtoient le roi et la reine Gnocco et Gnocca, les sirènes parlent à travers le tambour des machines à laver, et l’histoire de la nymphomane Marisa est racontée comme une fable. L’art s’impose définitivement comme l’antidote fellinien. Car le monde de La Voce della Luna est peuplé d’êtres extravagants, vaguement fous, paranoïaques ou idiots du village, qui sont autant d’artistes, de grands imagiers capables de donner corps à leur fantasmes. Dans de nombreuses scènes, la formation de l’univers filmique est comme déléguée à Salvini et au préfet Gonnella, qui évoluent à l’écran dans des mondes nés de leurs souvenirs ou de leur imagination (mais ceux-là ne se distinguent pas de celle-ci chez Fellini) et dans lesquels ils s’attirent l’un l’autre, brouillant la frontière entre leurs projections mentales et la réalité.
Le dernier film de Fellini a quelque chose d’un chant du cygne malgré lui : il est le dernier de tous ces kaléidoscopes felliniens, qui décomposent et recomposent inlassablement de nouvelles images et de nouvelles significations à partir de cette myriade de petits cailloux aux couleurs variées qui composent le terreau de l’imaginaire fellinien. Le montage délire autant que la mise en scène (le film obtient les David di Donatello pour le montage de Nino Baragli et le décor de Dante Ferretti) et emmène le spectateur dans un univers baroque, où le poétique côtoie le trivial, où l’onirisme se mélange au grotesque ; la raison ne se distingue plus de la folie, le souvenir n’est peut-être qu’un fantasme, la beauté de la nature est exaltée sans cesse dans des décors qui crient pourtant leur artificialité. La Voce della Luna est un magnifique point d’orgue à l’œuvre du maestro.
Le dvd édité par Opening propose un découpage pratique du film en quinze chapitres, et un court bonus, dans lequel Jean Collet (auteur de La Création selon Fellini) se livre à une brève analyse de ce film qu’il considère comme le plus énigmatique de la filmographie fellinienne. Fable ou parabole, La voce della luna est une nouvelle méditation sur ces « innocents » qui fascinent tant Fellini. C’est aussi, dans la lignée de Prova d’Orchestra, un film sur la musique, dans un monde qui lui a préféré le bruit. C’est enfin – et en cela il forme un triptyque avec Prova d’Orchestra et Ginger et Fred (mais on aimerait ajouter au moins Intervista) – un film sur la télévision et ses conséquences dans notre rapport au monde. L’analyse est brève mais pertinente. On pourrait certes souhaiter quelques commentaires sur le contexte de réalisation (qui fut l’occasion d’une brouille entre Tullio Pinelli et Fellini, décidé à se passer, pour une fois, de scénario) sur la réception du film (très bonne, surtout… au Japon), ou même sur le rapport de Fellini à la télévision (c’est après ce film que Fellini s’engage politiquement (une fois n’est pas coutume !) pour le projet de loi, alors en débat, sur la suppression de la publicité à l’intérieur des films. Mais quitte à choisir, il valait bien mieux offrir au spectateur le très beau documentaire de Damian Pettigrew, Fellini, je suis un grand menteur.
Fellini, je suis un grand menteur : le « mentir-vrai » de Fellini
Tout au long de sa vie, Fellini n’a cessé de se raconter, de se livrer, c’est-à-dire de s’inventer. En 1991 et 1992, Damian Pettigrew interviewe Fellini à Rome : il en tire un livre et un film, tous deux intitulés Je suis un grand menteur. La phrase est prononcée par Fellini au cours de l’entretien : est-ce à dire que Damian Pettigrew parvient, pour la première fois, à faire cracher la vérité au cinéaste, derrière les innombrables « mensonges » dont il n’aurait cessé de gratifier ses interlocuteurs ? Nul doute l’art de l’interview est ici pratiqué avec une finesse rarement égalée, ce que reconnaît Fellini lui-même à un moment de l’entretien (non repris dans le film) : « (…) je vous répondrai très volontiers, car vous sollicitez un type de réponse qui est très différent de celui des réponses suscitées par les interviews habituelles. » Mais il faudra lire le livre (qui, par ailleurs, en vaut la peine) pour prendre la mesure de cette subtilité. Dans le film, Damian Pettigrew n’inclut pas les questions posées, et surtout, il taille sans complexe dans la masse d’informations « livrées » par le cinéaste dans les huit heures d’interview, et monte des extraits de l’entretien avec d’autres types de « scènes », créant entre elles un jeu de miroirs.
Italo Calvino, Dante Ferretti (chef décorateur), Rinaldo Geleng (peintre), Tullio Pinelli (scénariste), Giuseppe Rotunno (directeur de la photographie), ou Daniel Toscan du Plantier (producteur)), des extraits de films de Fellini, des making-of, des photographies de famille, et des plans magnifiques sur des lieux liés à Fellini et à ses films. « Pêle-mêle » ? Le montage de toutes ces images ne doit rien au hasard, et c’est justement un jeu de questions-réponses qui s’instaure entre elles, un rapport de ressemblance-dissemblance, confirmation-contradiction, grâce auquel émergent les multiples facettes de la personnalité autant que de l’œuvre de Fellini.
Le cinéaste parle de lui comme d’un humble artisan mais reconnaît une volonté d’assimilation narcissique du créateur au Père Eternel ; il se définit comme le grand marionnettiste tirant les ficelles de ses acteurs ; il revient plusieurs fois sur cet « état d’âme » fondamental de son existence et de sa création, « l’attente », un art de se rendre disponible à tout événement ; il évoque Jung et la dimension providentielle mais dangereuse, pour l’artiste, de la névrose ; il raconte ses rêves de Picasso ; il aborde la question du souvenir, de la mémoire, de l’imagination ; il revient sur Le Voyage de Mastorna, ce film maudit jamais réalisé et qui a nourri tous ses films ; il parle de la femme comme de l’énigme fondamentale de l’homme ; il parle de la lumière au cinéma et du cinéma comme art de l’invention du temps. Mais Fellini « est parlé » aussi, par l’hystérique Benigni ou le flegmatique Donald Sutherland, en des termes bien différents, mais qui se croisent, se répondent, et nous livrent le cinéaste à travers les perceptions que ses amis et collaborateurs ont eues de lui. Fellini « est raconté » aussi, à travers les extraits de ses films, et, différemment, par leurs making-of, où l’on retrouve l’omniprésente figure de l’ami de toujours, Marcello Mastroianni.
Une nostalgie discrète s’insinue dans ces plans où Damian Pettigrew vient retrouver les lieux qui ont inspiré Fellini : Fellini, je suis un grand menteur est sans doute l’un des plus beaux hommages faits à Fellini, une rhapsodie poétique, emportée par la fantaisie contrôlée du montage, comme dans les films du maestro.