Si Paris a un air de Fellini-città cet automne, c’est en grande partie à Sam Stourdzé qu’on le doit. Nous l’avons rencontré au Jeu de Paume, où se tient l’exposition « Fellini, La Grande Parade », dont il a été le commissaire. Le cinéma n’investit pas de plein droit l’espace muséal : pour être pertinente, l’entrée du cinéma au musée doit être le fruit d’un travail et d’une réflexion consciente des enjeux posés par cette forme d’exposition des images, et des possibilités qu’elle offre. « La Grande Parade » est de ces expositions capables de renouveler le regard sur un cinéaste, sur son siècle, sur l’image, et sur le rôle même de cette institution qu’est le musée. Entretien avec un commissaire d’exposition que le Musée de l’Élysée ne peut que se réjouir d’accueillir…
Exposer le cinéma au musée ne va pas de soi. Le titre du dernier numéro de la revue Pratique ne fait que le confirmer (Les Images mouvantes : entre la salle de cinéma et l’espace d’exposition. Une tentative d’état des lieux, numéro 20). Or avec l’exposition « La Grande Parade », il devient évident que Fellini non seulement se prête très bien à la forme de l’exposition, mais que son œuvre appelait presque ce genre d’approche…
C’est précisément la question sur laquelle je travaille. Mon activité n’est ni celle de critique ni celle d’historien d’art : mon mode d’expression est l’exposition. Depuis quelques années, je travaille donc sur cette question de l’exposition du cinéma, qui pourrait même être prolongée en disant de la possibilité de l’exposition du cinéma. Je commence à être de plus en plus persuadé que c’est possible, mais le doute subsiste toujours, pour une raison simple : les œuvres des cinéastes, ce sont des films, et on ne sera jamais aussi bien installés que dans une salle de cinéma pour les voir. Par ailleurs, un film ne se réduit pas à des extraits, il est une entièreté. À partir de là, la question qui se pose est la suivante : que peut apporter l’exposition, qui permette de raconter quelque chose qu’un documentaire ou un livre ne pourraient pas dire, ou moins bien. Ce n’est qu’une fois qu’on a posé ce cadre-là qu’il est possible, à mon avis, de commencer à travailler sur un sujet précis. Ce qu’apporte le musée, c’est la spatialité : l’espace en trois dimensions, que n’apporteront jamais la salle de cinéma, le documentaire ou le livre. C’est de cette spatialité qu’il faut jouer et l’exposition Fellini est avant tout, pour le visiteur, une expérience visuelle et spatiale. En d’autres termes, il s’agit de mettre en relation images fixes et images animées, d’établir un dialogue entre les photographies – ou d’autres types de documents – et les films. Pour utiliser une métaphore cinématographique, il faut mettre en place un dispositif qui permette d’embrasser du même regard le champ et le hors champ, afin de pouvoir revenir à la fois sur l’œuvre et sur sa contextualisation. Fellini se prête particulièrement à cette approche : son œuvre met véritablement en jeu la question de la fabrique des images et de leur circulation. Ce qui est intéressant, c’est de revenir sur les sources d’inspiration, sur le contexte de production et de circulation des ces images. Où Fellini allait-il puiser son inspiration si fertile ? On est souvent étonnés de découvrir, en visitant l’exposition, qu’elle se nourrissait bien souvent auprès de la réalité… Quelles sont alors les articulations à l’œuvre dans la mise en place de ce processus créatif ?
En ce qui concerne la spatialité, justement, le dispositif de « circulation » des images déborde l’espace du Jeu de Paume proprement dit : « La Grande Parade » ouvre sur la rétrospective « Tutto Fellini » de la Cinémathèque, ainsi que sur la programmation de l’Institut Culturel Italien. Cette grande « circulation parisienne » a‑t-elle été conçue dès l’origine, ou l’idée est-elle venue petit à petit ?
Oui, c’est bien ainsi qu’il faut voir cet « événement » Fellini. On parle souvent de « l’automne fellinien », ou bien on additionne le nom des institutions partenaires et des projets parallèles, mais il faut voir tout cela comme une perspective globale. Dès le départ, l’ensemble des parties prenantes de l’événement se sont réunies : le Jeu de Paume, la Cinémathèque Française, l’Institut Culturel Italien, l’éditeur du catalogue Anabet, et Carlotta l’éditeur des DVD : il s’agissait de monter un projet d’ensemble pour que le visiteur ne s’arrête pas au Jeu de Paume. Je n’aurais pas exprimé cela en termes de spatialisation, mais c’est très juste. L’une des grandes frustrations de ma précédente exposition, sur Chaplin « Chaplin et les images », au Jeu de Paume en 2005 était que l’on ne puisse pas aller voir les films, une fois sorti de l’espace du musée. On pouvait les voir en DVD, mais pas en salle. Or bien entendu, l’œuvre, c’est le film : ce genre de projet est avant tout un appel à voir les films. Et donc là, avoir pu monter, avec la Cinémathèque française, la rétrospective intégrale des films de Fellini – c’est-à-dire les 25 films dont il est réalisateur mais aussi les 25 films dont il est co-scénariste – c’est génial ! Et cela n’avait jamais été fait ni en France ni même en Italie.
Et la « circulation » se prolonge même chez nous, grâce à ce DVD édité par Carlotta Fellini au travail, qui contient des documents rares comme le Bloc-notes d’un cinéaste. En termes d’espace toujours, j’ai été frappée par la gestion du son dans l’exposition : on a l’impression d’être plongé dans un film de Fellini, avec les musiques de Nino Rota ; et puis un peu plus loin on entend la voix de Fellini sur un tournage, ou lors d’une interview. Or jamais il n’y a de cacophonie. En termes de scénographie, avez-vous eu des exigences incontournables, des contraintes matérielles qu’il a fallu contourner ?
Oui, bien sûr, j’ai eu des exigences, et il a forcément des contraintes : le musée n’est pas le lieu le plus adapté à la confrontation sonore. Cette exposition rassemble des images fixes, des images animées et beaucoup d’extraits de films projetés sur des supports différents : il y a nécessairement toute cette mise en espace à travailler. J’ai voulu jouer sur une sorte de saturation visuelle : il y a plus de quatre cents œuvres et documents présentés. Je ne voulais surtout pas faire l’exposition des 150 plus belles photos de Fellini. Être dans une idée de saturation visuelle était un moyen d’être proche de Fellini qui, dans ses films, joue de la saturation visuelle, puis de la saturation de la couleur quand il passera à la couleur.
Mais la question sonore était fondamentale et je voulais qu’on puisse la travailler de manière expérimentale. Le visiteur qui entre dans l’exposition est accueilli par une pièce visuelle et sonore, une espèce de triptyque de projection : il s’agit de trois écrans dissimulés dans la première grande salle du Jeu de Paume, qui marchent de manière synchronisée et qui sont tous les trois dédiés à la question de la musique chez Fellini. Chacun projette un extrait d’un film (Les Feux du Music-Hall (1950), Les Tentations du Dr Antonio (1962), La Dolce Vita (1960)) et le son est un son tournant, c’est à dire que les extraits durent exactement la même longueur (2’30 à peu près) et le son est diffusé sur un extrait pendant que les autres jouent en silence, et le son se promène comme ça d’un extrait à l’autre, se promenant dans l’espace. Je voulais inviter le visiteur à une expérience sonore, afin qu’il puisse prendre tout de suite conscience du volume, de la spatialité. Il réalise aussi qu’il est face à des extraits de films qui, lorsqu’on les joue sans leur bande son, deviennent des images vides, pour ainsi dire, mais avec des télescopages possibles puisqu’on entend au loin la bande son d’un autre film qui peut parfois cannibaliser les images qu’on regarde. Et puis le visiteur ne sait à quel moment sonore il va tomber : le son est au milieu de la salle, passe soudain à la fin de la salle et ainsi d’un seul coup le visiteur est happé, attiré par ce son vers lequel se dirige, poussé ainsi à briser la linéarité de son parcours. C’est peut-être un peu intellectuel de le dire comme ça mais l’idée est bien de proposer cette expérience. Je ne suis pas un théoricien et mon but est de faire des expériences visuelles et sonores : c’est cela, une exposition, donc tout ce que je vous raconte là n’est pas expliqué dans l’exposition, il faut le percevoir.
C’est effectivement ce qu’on ressent quand on entre dans l’exposition : ces trois écrans composent comme une ligne de fuite qui nous appelle à l’intérieur. Et tout ce « jeu » sur les sons rend le visiteur vraiment actif au sens où c’est lui qui décide de sa circulation : il est appelé par les images mais il n’y a pas de parcours imposé. C’est cela que je trouve vraiment novateur et intéressant pour une confrontation avec les images de Fellini. En ce qui concerne votre travail préparatoire, ici vous exposez donc plus de 400 documents – et souvent des documents très rares. Avez-vous travaillé seul ? Je sais que vous avez travaillé quatre ans…
Oui j’ai travaillé quatre ans, avec des phases différentes. Dans les phases de recherche, c’est plutôt un travail seul, en amont, avec aussi la rencontre de toute une série de personnes, pour permettre avant tout la constitution d’un corpus. Aussi bizarre que cela puisse paraître sur un nom aussi connu que Fellini, le corpus iconographique n’était pas rassemblé. Il y a eu beaucoup de photos, bien sûr, mais c’était souvent les mêmes qui ressortaient : mais dès qu’on se mettait à tirer un peu un fil, à explorer des archives un peu obscures, on s’apercevait qu’il y avait des trésors qui n’avaient jamais été montrés. J’ai vu à peu près 25~000 images et je me suis évidemment attardé dans mes recherches : plus de quatre ans de travail pour monter cette exposition, c’est très long, c’est un luxe absolu, mais c’est un temps nécessaire d’immersion, qui permet de retrouver énormément de choses. Cela a constitué le matériel nécessaire pour pouvoir faire l’exposition, faire les livres qui l’accompagnent (le catalogue de l’exposition, le gros livre qu’on a sorti chez Pathé), le DVD, la rétrospective à la cinémathèque. Et voilà, j’aime travailler comme ça.
Pendant ces quatre années de travail, qu’avez-vous souhaité éviter ? Vous avez manifestement coupé court à toute démarche hagiographique… Il y a déjà tellement d’écrits sur Fellini, comment avez-vous tenu tout cela à distance ?
Sur Fellini, il y a trois volumes de bibliographie… Oui, j’ai voulu éviter l’hagiographie, bien évidemment : l’exposition n’est ni filmographique ni chronologique, mais plutôt thématique parce que je voulais qu’elle déborde très largement Fellini.
Avez-vous contacté ses collaborateurs ?
Très peu, sauf quand ils avaient des archives. Le but n’était pas d’aller à la rencontre de ceux qui avaient connu Fellini : cela a été fait – et très bien fait – avant, et cela continuera à être fait. Je suis plus un chercheur, et je ne voulais tomber ni dans le nostalgique ni dans la commémoration. J’ai voulu travailler sur ce que Fellini a de plus contemporain et comprendre quels étaient les mécanismes à l’œuvre dans sa création. Les processus créatifs de Fellini nous parlent encore, et parlent aux artistes d’aujourd’hui : il y a là de vrais enjeux en termes de construction des représentations. Et cela nécessitait de sortir des chemins ordinaires.
L’exposition montre effectivement très bien en quoi Fellini est contemporain : en quoi il est encore actuel. Et pourtant le mythe Fellini s’est plutôt construit autour de l’extravagance, du fantasme. On penserait plus, en termes de cinéaste « actuel », à Rossellini ou à Pasolini par exemple. Pourquoi, selon vous, le mythe s’est-il créé de cette manière-là ?
Il y a une vraie relecture possible aujourd’hui de l’œuvre de Fellini, une relecture à laquelle on est prêt. Les films tournés par Fellini dans les années 1980 ont souvent été laissés de côté. Aujourd’hui ils ont 25 ou 30 ans : l’Histoire a fait son travail. On s’aperçoit qu’il y a de vrais enjeux, qu’ils nous parlent de la société du spectacle, de la société médiatique, du rapport à la télévision et à la publicité. C’est un fil rouge qui traverse l’ensemble de son œuvre depuis la question de la presse illustrée jusqu’à la question de la télévision : ces questionnements-là sont toujours actuels. Lorsqu’on se penche non pas sur les films individuellement mais sur l’ensemble des films qui composent l’œuvre de Fellini, on s’aperçoit qu’il y a une grande cohérence, une récurrence du motif : Fellini enfonce le clou régulièrement, et ce sont ces thématiques-là que j’ai voulu ressortir, aborder et offrir en pâture à qui voulait se les approprier pour générer et ouvrir le débat.
Et justement est-ce que vous êtes à l’origine du prolongement de l’exposition par l’œuvre de Francesco Vezzoli ? Car il y a là une forme d’actualisation de Fellini… ?
Non, c’est une initiative du Jeu de Paume. Nous en avons parlé dès le début, mais je ne suis pas à l’origine de ce projet. C’est une formidable initiative, qui ouvre encore des portes. C’est la mission du musée que d’établir ces dialogues. Moi je vous parlais de dialogues entre images fixes et images animées ; mais il y a aussi l’établissement d’un dialogue générationnel : c’est la mission même de l’institution.
Que pouvez-vous nous dire de l’« invention » fellinienne ? À propos du Satyricon, Fellini disait qu’il voulait faire naître des images totalement pures, non contaminées : c’est-à-dire vierges de tous nos acquis sur l’antique aussi bien que de notre mémoire personnelle. Or le film parvient à réactiver en réalité toute une mémoire iconographique, mais comme déformée. Il voulait que ça soit un rêve aussi, le documentaire d’un rêve…
Il faut se replacer là peut-être dans le contexte de la biographie de Fellini : c’est le moment ou il est très impliqué et intéressé par les idées de Jung autour de la fabrication des images, des artefacts, de la question de l’imaginaire collectif. Fellini a pendant plus de trente ans dessiné ses rêves dans ces grands albums qu’on expose. Il s’interroge lui-même beaucoup sur la question de la formation des images, de leur provenance. Il a donné beaucoup d’interviews, beaucoup écrit ; il parle de beaucoup de cela, mais ce sont souvent des grands mots, des grandes phrases… assez intéressantes. Le résultat dans ses films est certainement beaucoup plus intéressant mais tout tourne autour de cette question centrale de la formation des images.
Et l’exposition se termine justement sur ces deux grands livres dans lesquels il dessinait ces rêves. J’ai eu le sentiment qu’il y avait là un peu le clou de l’exposition. Je ne sais pas si c’était conçu comme cela, mais c’est un fait que ces deux livres on été très longtemps invisibles…
C’est un clou caché qui aurait pu être situé à tout moment de l’exposition. On aurait pu l’ouvrir avec ces livres, comme on peut la terminer ainsi. J’ai choisi de fermer l’exposition avec eux, parce qu’ils ont été rendus visibles récemment. Ces livres ne sont pas une genèse, mais plutôt une clé : une clé de lecture, et une clé de relecture également. Ce qui est fascinant chez Fellini, c’est que les niveaux de lecture sont multiples et les relectures permanentes sont possibles. À chacun finalement d’y trouver l’écho qui l’intéresse ; et à chaque fois qu’on se met à parler avec quelqu’un qui a un peu réfléchi autour de Fellini, de nouvelles idées sont abordées, de nouvelles thématiques sont prolongées : c’est cela qui est intéressant et excitant.
Et donc là l’exposition va se déplacer : en France et puis ensuite en Espagne…
Oui à Barcelone. Elle ira ensuite en Italie, à Bologne, bien entendu, où elle est co-organisée par le MAMBO (Musée d’Art Moderne de Bologne) et la cinémathèque de Bologne, avec également une rétrospective de films.
Êtes-vous également chargé de la scénographie ? Les mêmes documents seront-ils présentés, ou bien y a‑t-il également une forme de circulation ?…
Non, il y a eu un scénographe sur l’exposition. On est obligé de réadapter, parce que ce n’est pas le même lieu. La base iconographique sera la même, mais chaque lieu de travail a son scénographe. Les changements dans la scénographie : voilà aussi un objet d’étude, celui de l’évolution des mêmes expositions… mais là on rentre dans une espèce d’historiographie de l’exposition.
Vous êtes-vous justement documenté sur d’autres expositions Fellini ?
Oui, mais on a surtout exposé les dessins de Fellini jusqu’à présent… Je regarde tout ce qui se fait en matière d’expositions du cinéma en général : je trouve que c’est un des domaines curatoriaux sur lequel il y a le plus d’enjeux et de challenges.