Dans la foulée du démarrage de l’intégrale Fellini à la Cinémathèque Française et de l’exposition qui est également consacrée au réalisateur à la Galerie du Jeu de Paume, Carlotta sort cet automne quatre films du maître italien, parmi lesquels Juliette des esprits. Film-fresque onirico-pantagruélique, comédie baroque mal-aimée dans la filmographie fellinienne, cette sixième et avant-dernière collaboration du réalisateur avec Giulietta Masina, qui ne restera peut-être pas comme le meilleur film de son auteur, mérite tout de même un détour.
Giulietta a la quarantaine. Elle vit dans une banlieue bourgeoise avec son mari, ses enfants et leurs deux servantes. « Desperate housewive » avant l’heure dans ce cadre si paisible qu’on en mourrait d’ennui, elle se laisse peu à peu envahir par ses fantasmes et par des déferlements de rêveries cauchemardeuses, toutes plus délirantes les unes que les autres. Le jour où elle surprend une conversation téléphonique douteuse entre son époux et une mystérieuse « Gabriella », Giulietta se résout à consulter un voyant indien, puis à engager un détective privé. Sorte de Huit et demi (1963) au féminin, Juliette des esprits (1965) fut très mal reçu par la critique au moment de sa sortie. Encore ébloui par le chaos virtuose du précédent film du cinéaste, gonflé d’attentes enthousiastes face à une Giulietta Masina qui avait fait pleurer les foules dans La Strada, le public de l’époque fut globalement assez déçu par le film, au point qu’aujourd’hui encore Juliette des esprits jouit d’une réputation en demi-teinte. Fellini, qui s’était essayé au Technicolor dans le film collectif Boccace 70, désira reconduire l’expérience avec ce film ; et de même que les couleurs un rien criardes semblent épanouir ici quelque chose des potentialités du noir et blanc avec lequel le réalisateur avait jusqu’ici officié, le film dans son ensemble fût, à n’en pas douter, l’occasion pour le cinéaste d’aboutir – de manière quasi expérimentale – son projet formel et sa démarche narrative.
Plutôt mal aimable d’un premier abord – Fellini donne l’impression, par moments, de s’auto-parodier – Juliette des esprits n’en mène pas moins le spectateur, aux détours d’une débauche de corps, de formes et de couleurs que porte une caméra particulièrement agitée, dans un périple phénoménologique émouvant et assez significatif de l’entreprise fellinienne dans son ensemble. Comme dans la plupart de ses films, le cinéaste porte à l’écran un personnage miséreux – pas au sens où la Gelsomina de La Strada était miséreuse, soit matériellement dépourvue, mais plus à la manière de Guido dans Huit et demi ou même de Marcello dans La Dolce Vita : affectivement miséreux et en quête d’un sens qui se dérobe. Comme Guido, Giulietta trompe sa tristesse et son ennui en explorant le vaste terrain de ses fantasmes, se laissant absorber par toutes sortes de digressions lyriques, oniriques et grotesques, dans un monde qui oppose à la platitude du quotidien une démesure bien souvent nauséeuse. Au sein de ces embardées baroques, qui infiltrent le réel d’un grotesque inquiétant jusqu’à envahir et anéantir les voies de la raison, Fellini semble s’autoriser tous les excès et toutes les confusions : à l’image de l’une de ses créatures terrifiantes, vieille dame croulant sous ses rides, son hystérie, et sa libido à vous donner des hauts le cœur, le cinéaste repousse l’autocensure et construit, en toute démesure, un film un peu monstrueux comme le seront ensuite – avec plus de bonheur – Fellini Satyricon et Casanova. À jouer trop crûment avec une certaine violence visuelle, le réalisateur frise par instants le mauvais goût… ce qui ne serait pas problématique si le récit décousu ne venait (dés)organiser ce foisonnement formel dans une logique de surenchère qui, une fois n’est pas coutume dans la filmographie fellinienne, nuit à la respiration de l’œuvre. De sorte que si le cinéaste avait entamé, avec La Dolce Vita, un mouvement qui l’amènera peu à peu à éclater ses structures narratives, et si Juliette des esprits marque sans nul doute, de ce point de vue, un tournant décisif, le film n’en restera pas pour autant comme la plus grande réussite du réalisateur… Fellini semble manquer de peu le désordre miraculeux de Huit et demi.
Reste le portrait assez réussi d’une anti-héroïne désespérément poétique ; Giulietta, petite bonne femme moyennement jolie, moyennement jeune et moyennement intéressante, qui se fait traiter de « perdante » par la maîtresse de son propre mari, explose les contours de son environnement étriqué et triomphe, tout simplement avec une dignité bouleversante. Car là où Mastroianni, dans Huit et demi, explorait les recoins d’un ennui blasé, Giulietta semble surtout incroyablement triste et pure, d’une pureté qui la rapproche de Gelsomina et la fait entrer au panthéon des plus beaux personnages felliniens. C’est ainsi que Jean-André Fieschi remarquait déjà, en 1966, dans les Cahiers du Cinéma : « Autant Otto e Mezzo (Huit et demi) était pétri d’orgueil et de singularité jusque dans ses aveux d’impuissance et de timidité, autant Giulietta est pudique jusque dans ses éclats de fantaisie et ses fanfaronnades foraines. » On a beaucoup reproché à Fellini la fin de Juliette des esprits. Car au terme d’une débauche d’antagonismes et de possibles contraires, le cinéaste n’achève rien, ce qui d’un premier abord semble contredire la dialectique même du film. C’est pourtant dans l’épure retrouvée du dernier plan que le réalisateur italien dessine sa plus belle conclusion, et l’aboutissement du mouvement d’émancipation par lequel le personnage est finalement rendu à une réalité paisible.