L’automne 2009 sera fellinien ou ne sera pas… Une rétrospective intégrale – « Tutto Fellini » – à la Cinémathèque, une exposition – « La Grande Parade » – au Jeu de Paume, un cycle de rencontres et spectacles – « Caro Federico » – à l’Institut culturel italien. Fellini n’a jamais rimé avec demi-mesure… Carlotta l’a compris, qui édite pour l’occasion un double DVD – en édition collector et en coffret prestige limité et numéroté – contenant sept heures de films et bonus rares, voire inédits en DVD. Du Journal secret d’Amarcord au making-of de La Dolce Vita, en passant par une « confession » de plus de deux heures de la part de celui qui se définissait comme un « grand menteur » ou par une publicité « innocemment » grivoise réalisée par Fellini pour « Barilla », ce DVD « Fellini au travail » esquisse un portrait en pointillés du Maestro, toujours si familier, et pourtant si insaisissable. Mais Fellini n’est rien sans le peuple des figurants qui l’inspire et dont il classe les photographies dans des dossiers aux titres évocateurs : « Gueules ignobles », « Têtes de petites tapettes », « Femmes sophistiquées et funèbres » etc. : Sam Stourdzé, commissaire de l’exposition du Jeu de Paume, a réuni quelques-unes de ces « gueules » pour le livret du DVD.
« Fellini au travail »
C’est au commissaire de l’exposition du Jeu de Paume, Sam Stourdzé, qu’est revenu l’honneur de diriger l’édition de ce double DVD sur Fellini. Au cœur de sa confrontation avec l’univers fellinien se trouvent les images. Sa précédente exposition au Jeu de Paume, en 2005, s’intitulait déjà « Chaplin et les images ». C’est sur la « grande parade » fellinienne qu’il revient dans un supplément très intéressant du DVD. La parade des images, c’est leur circulation ininterrompue : de la réalité médiatique aux films de Fellini, d’un film à l’autre, la parade des figurants aussi, dont Fellini collectionne avidement les photographies.
C’est ainsi que la célèbre scène d’ouverture de La Dolce Vita prend naissance dans l’actualité immédiate, quand, le 1er mai 1956, une statue du Christ fut transportée du Duomo de Milan au Vatican, portée dans les airs par un hélicoptère. Que le spectateur dubitatif se précipite sur le deuxième DVD, qui offre en bonus d’intéressantes images d’archive : la bande d’actualité de ce Premier Mai international 1956. Quant à la scène d’Anita Ekberg dans la fontaine Trevi, elle est née de photographies prises par Pierluigi en 1958 pour Il Tempo : pour La Dolce Vita, Fellini demande à Anita de réitérer son bain nocturne, avec Mastroianni cette fois. L’image migre ensuite dans Intervista, subtilement modifiée par le cinéaste, pour y intégrer ce que l’imaginaire collectif a créé entre temps : la proximité érotique d’un couple devenu mythique. Le personnage de Paparazzo, dont le nom deviendra une étiquette générique, n’est lui-même que le reflet de tous ces photographes qui pullulaient via Veneto dans les années 1950-1960, en un temps où Cinecittà est une sorte d’Hollywood sur le Tibre. Un deuxième coup d’œil au DVD n°2 fera ressusciter Paparazzo, grâce à la présence d’un Essai de Walter de Santesso, inédit, où l’on voit l’acteur prend possession de son rôle. Restons un instant dans La Dolce Vita, et dans les suppléments de ce deuxième DVD : l’on y trouvera un court Making-of de «La Dolce Vita», où l’on assiste notamment à la rencontre entre Steiner et Marcello dans le quartier de l’EUR.
La parade des images, donc, c’est aussi le défilé des figurants, attirés à chaque nouveau film de Fellini pour une annonce publiée dans les journaux : « Federico Fellini est prêt à rencontrer tous ceux qui veulent le voir. » Un « casting de grotesques » dit Sam Stourdzé, que l’on peut observer à la fin du Bloc-notes d’un cinéaste, quand arrivent dans les bureaux de Fellini une ribambelle de caractères que La Bruyère n’aurait pas eu besoin de caricaturer pour les rendre fascinants. En prime du DVD, Sam Stourdzé a sélectionné, dans le livret Fellini, c’est moi !, une série de photographies et d’extraits de journaux constituant un album de ces individus qui se pensaient « felliniens ».
Le XXème s. est le siècle des images, de leur fabrique, sans aucun doute : celui des magazines illustrés et des paparazzis qui vont avec, celui, également, de la publicité et de la télévision. Fellini flirte avec les deux, tout en ayant une dent de plus en plus rageuse contre l’une et l’autre. Ginger et Fred en est la preuve, qui regorge de publicités parodiques créées par Fellini. Il faut dire que Berlusconi venait de décider la coupure des films par une annonce publicitaire… ce qui ne pouvait plaire au Maestro. Et pourtant… Pourtant, le cinéaste s’y est lui aussi essayé, réalisant cinq publicités en 1984-85 et en 1992. Difficile à croire ? La preuve en est dans le supplément Fellini et la publicité, où l’on trouvera ces petites merveilles d’humour dédiées aux boissons Campari, aux pâtes Barilla et à la Banca di Roma. On y remarquera surtout que Fellini y célèbre avant tout le pouvoir de l’imaginaire, allant jusqu’à mettre en scène explicitement trois de ses propres rêves pour la Banca di Roma. Les images circulent, là encore : le défilé des images à travers la vitre du train, dans la publicité pour Campari, annonce Intervista, et le jeu de mots grivois sur lequel repose celle pour Barilla n’est pas sans rappeler Les Tentations du docteur Antonio.
Avant de réaliser le Satyricon, en 1969, Fellini réalise pour la télévision américaine une sorte d’essai-documentaire qui joue avec l’invention biographique tout en suivant Fellini dans ses repérages pour le Satyricon. Le Bloc-notes d’un cinéaste, inédit jusqu’alors en France, est un incroyable moyen métrage, qui semble presque résumer/annoncer l’œuvre fellinienne. Il s’ouvre sur les ruines des décors du Voyage de G. Mastorna, ce film-obsession jamais réalisé par Fellini, pour mettre ensuite en scène la recherche des équivalents contemporains des Romains antiques : Fellini les trouvera dans le métro de Rome, qui se peuple sous nos yeux d’étranges figures antiques ou dans les visages des prostituées de la Via Appia Antica et dans les abattoirs de Rome, où s’animent tout à coup des combats de gladiateurs. Fellini nous emmène voir un péplum dans une salle du « cinéma de son enfance », nous projette également une scène non retenue des Nuits de Cabiria, nous invite chez Mastroianni en plein tournage. Après ce voyage dans la Rome antique et contemporaine, Fellini a réussi à faire naître en lui, et pour nous, des images des êtres qui peupleront son futur film : le casting du Satyricon peut commencer.
Ciao Federico ! et Fellinikon sont deux films tournés par Gideon Bachmann sur le tournage du Satyricon. On y voit le tournage de nombreuses scènes du film (l’hermaphrodite, le mariage de Lichas, la danse de Fortunata au banquet de Trimalcion etc.) : on y voit surtout les colères brutales de Fellini, sa manière de faire compter les acteurs au lieu de leur faire réciter un texte, ses talents de séducteur, de manipulateur, son humanité, sa grossièreté et sa délicatesse, sa mauvaise foi, ses mensonges et sa sincérité. On y voit grouiller tout un monde d’acteurs et figurants à la sensibilité à fleur de peau, réclamant l’attention du Maestro. On plonge dans l’atmosphère du tournage du film, tantôt chaotique, tantôt comme suspendue, comme lorsque Max Born, le hippie qui incarne Giton, joue de la guitare au coucher de soleil sur la plage. On y voit Roman Polanski, aussi, venu saluer le Maestro.
Le Journal secret d’Amarcord est un film inédit réalisé pendant le tournage du film par les deux assistants de Fellini, Liliana Betti et Maurizio Mein. Le propos est centré sur la question des acteurs felliniens. Fellini recherche une gueule pour incarner la Volpina : « Je veux un chat », dit-il. Et il dessine sous nos yeux le portrait de cette femme-chatte qu’il faut trouver. C’est chose faite, mais les corps et les visages sont de la pâte à modeler entre les mains du cinéaste, qui déforme et reforme le visage de la jeune femme au point de le rendre méconnaissable, au point de le faire adhérer totalement au dessin qu’il avait jeté sur le papier. Sandra Milo avait refusé le rôle de la Gradisca, mais ne peut s’empêcher ici, dans un entretien, de critiquer l’interprétation qu’en a donné Magali Noël : cette dernière en a fait une poule, tandis qu’elle en aurait fait un paon… Tout cela est une affaire d’ornithologie, conclut avec humour Liliana Betti : oui, il y a bien de cela chez Fellini. Mais que recherche donc Fellini : des personnages à modeler, ou des acteurs ? Le cinéaste a fait appel aux plus célèbres des acteurs : Marcello Mastroianni, Anthony Quinn, Richard Basehart, Terence Stamp, Broderick Crawford, Donald Sutherland, Anita Ekberg, Sophia Loren, Anna Magnani et bien d’autres. Une table ronde est organisée, avec les acteurs du film, pour répondre à cette question. Il n’y aura, bien sûr, pas de réponse, chacun évoquant son rapport au cinéaste, qui est pour l’un un mal élevé, pour l’autre un magicien qui transmet un fluide, ou encore un ami, un séducteur etc.
Casanova, l’homme aux mille visages
Mais qui donc était Casanova ? Un mythe, à n’en pas douter. C’est-à-dire une figure dans laquelle peuvent se projeter les imaginaires les plus divers, dans lequel peut se mirer une société, ou dont elle peut faire son repoussoir. C’est ce qu’il ressort du film tourné pour la RAI-TV par Gianfranco Angelucci et Liliana Betti, E il Casanova di Fellini ? (sous-titré : « Divagations sur un film à faire »), pendant l’interruption de la préparation du Casanova, en 1974. Toutes sortes d’individus donnent leur avis sur ce personnage. Les acteurs interrogés, Marcello Mastroianni, Vittorio Gassman, ou encore Alberto Sordi, en profitent pour faire leur show : Mastroianni, le latin-lover, filmé en plein tournage, défend une figure en laquelle il se reconnaît, réfutant l’idée d’un Casanova produit de la contre-réforme catholique, déformé par une éducation répressive : il est au contraire un être sensible, amoureux du continent Femme, prisonnier doux ce labyrinthe doux. Vittorio Gassman, saisi par Fellini en plein milieu d’une représentation théâtrale, s’embarque dans une interminable tirade lyrico-comique sur le personnage, tandis que Ugo Tognazzi se livre à un cours de cuisine à la mode du 18ème s., et qu’Alberto Sordi se livre à un exposé sur un Casanova-fœtus jamais sorti du ventre maternel, et qu’Alain Cuny interprète une scène possible du film. Les scénaristes Bernardino Zapponi et Tonino Guerra, le biographe Roberto Gervaso, l’historien Piero Chiara, le psychanalyste Ignazio Maiore, le sexologue Luigi de Marchi, ou encore le costumier Danilo Donati analysent la figure de Casanova, qui ressort de ce portrait à plusieurs mains comme arrogant et servile, sensible et indifférent ; ou encore névrotique, caractériel déprimé, séducteur, vitellone ; mais aussi écrivain merveilleux, masque pathétique ; et puis libertin, fin gourmet, protecteur, impuissant, etc, etc. Un personnage sur lequel Fellini travaillait à contre-cœur, qui, dit Bernardino Zapponi, ne lui ressemble pas, mais qui l’attire. Qui lui ressemble peut-être aussi un petit peu ? C’est en tout cas ce que le cinéaste admettra lui-même, non sans avoir également déclaré qu’il détestait le personnage … Mais la contradiction n’a jamais effrayé Fellini…
Fellini par lui-même
Last but not least, le double DVD propose un film inédit réalisé par le cinéaste belge André Delvaux : Fellini, plus de deux heures d’entretiens extraordinaires effectués pour la télévision belge après La Dolce Vita, et conduits par Dominique Delouche, assistant de Fellini de 1954 à 1960, et ami du Maestro. Le film enregistre la « confession » du cinéaste en quatre temps : L’enfance et les débuts ; les premiers films ; les films avec Giulietta Masina ; La Dolce Vita et le néoréalisme. Une confession fellinienne ?! Au début des années 1990, le cinéaste n’hésitera pas à déclarer à Damien Pettigrew : « Je suis un grand menteur ». À croire que Fellini prend toujours soin de désamorcer toute illusoire foi en la « vérité » d’une confession : car ici aussi, il commence par déclarer à Dominique Delouche qu’étant un « inventeur de fables », il pourrait inventer des tas d’histoires. Mais jouons le jeu, accorde-t-il alors, pour voir, si, dans ce « climat de confession un peu absurde », il est possible de serrer de près la vérité. Pour pouvoir, dans quelques années, en revoyant cette émission, voir l’homme qu’il est. Il raconte peu après l’épisode « légendaire » de sa fugue du collège de prêtres où il était enfermé, à Fano, fugue qui le conduit tout droit dans un cirque où il se sent enfin chez lui. Est-ce une invention ?, lui demande Dominique Delouche, charmé par le récit, mais dubitatif. Mais qu’importe, lui répond Fellini, qu’importe que ce soit l’exacte vérité : ce qui compte, ce sont les quatre ou cinq images qui lui en sont restées.
Alors autant se laisser séduire par la confession fellinienne, dont les inventions manifestes ne font que nous dire des vérités sur leur auteur. Les entretiens sont menés juste après La Dolce Vita: et pourtant, dans les propos de Fellini, ce sont, déjà, tous les films à venir qui se dessinent, comme cette histoire de la fugue qui le mena droit dans un cirque, ou le récit de la diapositive scandaleuse à l’école, que l’on retrouvera dans Fellini Roma : un répertoire d’anecdotes et d’images est déjà en place, ou en de bouillonner dans les souvenirs/imaginations du cinéaste, qui nourriront ses créations futures. On entendra alors avec un plaisir enfantin Fellini parler du garçonnet qu’il était, véritable histrion feignant la mort pour attirer l’attention ; raconter comment il arnaqua les Américains alors qu’il travaillait comme caricaturiste au journal humoristique le Marc-Aurèle. Le cinéaste revient sur Rossellini et sur le rôle fondamental joué par Paisa dans sa vie ; Antonioni évoque Fellini et sa manière de forcer la réalité. Peppino De Filippo, Alberto Sordi, Leopoldo Trieste, Ennio Flaiano, Tullio Pinelli, Nino Rota : Fellini parle d’eux, ou eux-mêmes viennent parler du Maestro.
Puis c’est Giulietta qui est au cœur de la discussion, « petite fée » du cinéaste selon ses propres termes. La troisième partie se compose alors presque comme un duo en différé, dans lequel Fellini et Giulietta parlent tour à tour l’un de l’autre, et parlent avec délicatesse de leurs rapports cinématographiques. Pasolini intervient également, pour évoquer son travail sur Les Nuits de Cabiria.
Le film se termine sur le scandale de La Dolce Vita, véritable affaire nationale, affaire de classe même, qui opposa violemment les « pro » et les « contre ». Fellini se fit cracher dessus, paraît-il. Il obtint également la Palme d’or… C’était un « édifice en train de s’écrouler », une certaine Italie, que Fellini voulait filmer. C’est toute l’esthétique du néoréalisme qui était ouvertement remise en question, apparemment. Zavattini, interrogé, pense le contraire : La Strada s’en éloignait, mais La Dolce Vita ramenait Fellini à une certaine conscience sociale et historique « néoréaliste ». Mais le néoréalisme, qu’était-ce ? Filmer le réel avec humilité, certes, répond Fellini : mais humilité ne signifie pas absence de fantaisie, d’imagination… Et pour cela, on pouvait faire confiance à Federico Fellini.