Giulietta Masina. Nom de scène : Gelsomina ou Cabiria. Surnoms : « Pallina » – la petite boule – ou « Patatina » – la petite patate, surnom que Rossellini lui donne. Étiquette (difficile à décoller) : « épouse de Fellini ». De la trentaine de films dans lesquels a joué Giulietta Masina, ce sont ceux de Fellini que l’on connaît : cinq films dans les années 1950 (Les Feux du music-hall, Le Cheik blanc, La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria), Juliette des esprits en 1965, et, vingt ans plus tard, Ginger et Fred. Giulietta, qui n’a pourtant rien de ces femmes dites « felliniennes », a été, à sa manière, la muse du Maestro. À travers trois essais de Zoé Valdés, Dominique Delouche et Jean-Max Méjean, le livre Giulietta Masina : la muse de Fellini raconte par petites touches à la fois l’actrice et l’épouse de Fellini.
Quelques mots sur Giulietta
En superposant trois récits « intimes » – trois auteurs racontant « leur » Giulietta, la Masina qu’ils ont connue, sur l’écran, ou réellement – le livre compose une biographie impressionniste de Giulietta Masina. Des échos se font entendre entre les trois essais, non pas des redites, mais plutôt diverses manières d’évoquer la vie de l’actrice. Au cœur du livre : la rencontre avec Fellini au début des années 1940, pendant la guerre. Un « coup de foudre », racontera Giulietta. Très jeune, elle se destine au théâtre – c’est d’ailleurs elle qui présentera Marcello Mastroianni à Fellini. Mais la rencontre avec Fellini la pousse devant la caméra : elle apparaît dans Païsa (Rossellini, 1946) dont Fellini est co-scénariste. Les producteurs se méfient pourtant de celle qui est longtemps tenue au rôle de la « femme du réalisateur » : seul Dino De Laurentiis finit par accepter que Giulietta interprète Gelsomina dans La Strada. En 1957, l’actrice reçoit le prix d’interprétation féminine au festival de Cannes pour Les Nuits de Cabiria. Chaplin féminin, femme-enfant, petit ange simple mais buté, prostituée au grand cœur, elfe malicieux et mélancolique, Giulietta acquiert la sympathie du peuple. Au point, dans les années soixante, d’être la confidente et conseillère de milliers de personnes : elle répond en effet en direct aux auditeurs d’une émission de radio de la RAI, Lettres ouvertes à Giulietta Masina, qui devait durer quinze jours, et durera en fin de compte trois ans. L’hebdomadaire turinois La Stampa lui propose alors une chronique épistolaire, où elle répond aux problèmes individuels ou collectifs que les lecteurs lui soumettent. En 1965, elle est Juliette des esprits. En 1985, Fellini la dirige une dernière fois, avec Marcello Mastroianni, dans le très beau et un peu oublié Ginger et Fred : Giulietta joue avec celui qui aura été l’alter ego de son époux à l’écran, et qu’elle lui avait elle-même présenté.
Giulietta vu par…
Le livre n’est pas à proprement parler une biographie : plutôt un portrait diffracté en trois essais, en trois voix qui parlent en leur nom propre et racontent, en même temps Giulietta, leur propre rapport avec la femme et l’actrice. Zoé Valdés, Dominique Delouche, Jean-Max Méjean écrivent chacun depuis un lieu qui lui est propre, à travers un prisme légèrement autobiographique.
Zoé Valdés évoque le choc de sa rencontre avec Gelsomina, un soir à La Havane, dans son adolescence. Critique de cinéma, essayiste et romancière, Zoé Valdès écrit en spectatrice et en écrivaine dont la vie et l’œuvre ont été nourries par les personnages incarnés par Giulietta Masina. Elle dresse un portrait de Giulietta en « femme sonate » – le père de la Masina était violoniste et sa mère professeur de musique – et la rapproche d’autres femmes qui l’ont marquée, « traversées par le sort ou le destin artistique » – Remedios Varo, Dora Maar, Lydia Cabrera. Elle évoque les correspondances intimes entre la Gelsomina de La Strada et sa propre vie, entre la vie de Gelsomina et celle de nombreuses jeunes filles cubaines d’aujourd’hui, vendues elles aussi par leurs parents à des étrangers.
Des trois auteurs, Dominique Delouche est le seul à avoir connu Giulietta et Federico de près : sa rencontre à lui a lieu un soir de septembre 1954, à Venise. La Strada vient d’être projetée à la Mostra, et huée par le public. Pour le jeune cinéphile, c’est un « choc définitif ». À la sortie du film, il court derrière le couple qui regagne l’hôtel Excelsior : Giulietta en robe de ballerine blanche et rimmel coulant sur les joues, et Fellini, quelques pas devant elle, silhouette blessée dont la démarche lourde contraste avec les petits pas pressés de son épouse. Fellini racontera plus tard avoir vu un ectoplasme hirsute surgir dans la nuit et s’agripper à son smoking. Quelque temps plus tard, il reçoit un télégramme de Fellini, qui lui demande de l’assister pour le tournage d’Il Bidone, expérience renouvelée pour Les Nuits de Cabiria et La Dolce Vita. L’auteur raconte ainsi cinq années d’une certaine intimité avec « Fefé » et Giulietta : les confidences de Fellini – parmi d’autres : le détective privé qu’aurait engagé Giulietta pour espionner les escapades extra-conjugales de son époux, épisode décalqué dans Juliette des esprits ; les complexes d’une Masina « sensuellement sous-développée » au « pays des femmes-fruits » , la difficulté de la Masina à sortir de son statut de « moglie del regista » — épouse du réalisateur, la reconnaissance gagnée peu à peu, puis l’adoration dont elle a fait l’objet ; la direction toute particulière, sévère, un peu sadique, que lui réservait Fellini lorsqu’elle jouait ; les derniers moments – Giulietta en pleurs en 1993 lorsque Hollywood remet à Fellini un Oscar pour l’ensemble de son œuvre, et Fellini s’interrompant pour lui dire « Giulietta, please, stop crying », les funérailles de Fellini à la Basilique Sainte Marie des Anges et le petit geste de la main que fait Giulietta en direction du cercueil pour lui dire adieu ; sa mort six mois plus tard.
Dans une partie plus analytique, l’auteur se demande en quoi les personnages de Gelsomina et de Cabiria ont contribué à faire de Giulietta non pas une star, mais une icône. Le « mystère masinien », écrit-il, tient au personnage de putain éternelle, Vierge et Madeleine, petite chose simple capable de convertir les plus criminels ; il tient à la stylisation du noir et blanc, du maquillage, du jeu. La trilogie fellinienne de la rédemption, écrit-il, regarde vers le style roman, l’eau forte, la gravure, le vitrail, les figure saintes des églises orthodoxes, autorisant une spiritualisation du visage par la simplification du trait. Giulietta n’avait-elle pas séduit d’abord un Fellini caricaturiste ?
Jean-Max Méjean propose une « rêverie décousue », qui commence par un thème astrologique et se termine par un « portrait chinois. Moins décousue qu’il n’y paraît, sa belle rêverie, en partie adressée directement à Giulietta, s’appuie sur toutes sortes de sources hétérogènes pour faire un portrait de l’actrice qui inclut aussi les films tournés avec d’autres réalisateurs (Rossellini, Comencini, Duvivier, Sordi, Forbes), les projets refusés (notamment le regret de Giulietta d’avoir refusé le rôle proposé ensuite à Jeanne Moreau dans La Notte d’Antonioni), ses rôles dans les téléfilms (contrairement à Fellini, Giulietta aimait la télévision). Des trois rencontres que l’auteur aura eues avec l’épouse de Fellini, deux ont eu lieu à la fin de sa vie, et c’est sur une vieille dame mourante qu’il clôt son texte : son dernier rôle, celui de Bertille dans Aujourd’hui peut-être de Jean-Louis Bertucelli, en 1991, où elle retrouve en secret un fils perdu de vue, juste avant de mourir. Giulietta et Fellini ont eu un fils, mort quelques semaines après la naissance. Tout au long du livre se profile l’ombre de cette tragédie dont le couple ne parlait pas.
La Muse…
Les trois essais circulent avec légèreté de Giulietta à ses personnages dans les films de Fellini : Melina Amour, Gelsomina, Iris, Cabiria, Giulietta (celle des esprits…), Amelia (alias Ginger), avec un risque, parfois, de confusion entre la vie et l’œuvre. Un risque dont nous prévient Jean-Max Méjean : ainsi, Giulietta ne se reconnaissait pas en Gelsomina, qu’elle ne comprenait pas, qu’elle trouvait trop passive. Dominique Delouche voit aussi l’épouse de Fellini dans d’autres personnages, comme la Luisa (Anouk Aimée) de Huit et demi. Peut-être y a‑t-il un peu, ou beaucoup, de Giulietta dans les films de Fellini – ne serait-ce qu’en creux, à travers même ces femmes que l’on dit « felliniennes » et qui sont physiquement le miroir inversé de la patatina, femme-enfant ou garçon manqué. Muse peu « romantique », encore moins « surréaliste » – Giulietta n’est pas Gala – Giulietta a peut-être été une muse du foyer. Fellini n’aimait pas voyager – s’il a voyagé, c’est par la création cinématographique : les Livres des rêves, où le cinéaste dessinait et commentait ses rêves, regorgent de trains, avions, bateaux, métaphores de l’aventure que représentait chaque nouveau film. Et il n’aimait apparemment pas non plus que Giulietta s’éloigne trop. La création, vécue par le cinéaste comme une dangereuse traversée, nécessitait qu’il puisse chaque jour revenir à la terre ferme. Giulietta aura été aussi cela. Mais pas seulement : il reste une part de mystère dans la relation entre le cinéaste et Giulietta Masina, et le livre réussit à approcher et préserver ce mystère dans un même mouvement.