Dialogues virils et grosses pétoires : en 1992, Reservoir Dogs posait l’univers de Quentin Tarantino comme fleurant bon la testostérone. Des années plus tard, les Kill Bill et Boulevard de la mort imposent le réalisateur non seulement comme capable de subvertir les codes du film mâle au profit d’une relecture féminine, mais encore comme un véritable féministe. Au fil de son œuvre encore passablement limitée, le rapport de Tarantino à ses personnages féminins, souvent centraux, a certes évolué, presque chronologiquement semble-t-il. Mais est-ce bien le cas ?
Dans les colonnes du Figaro, en 1993, Quentin Tarantino, adoubé par le public et la critique nouveau Wonder Boy du cinéma américain avec Reservoir Dogs, revenait sur sa propre perception du cinéma. « Dans un film, il y a une logique, qu’elle soit émotionnelle, esthétique ou narrative. Exemple : si vous faites un film de guerre, il n’y aura pas de femmes. Si on vous impose des femmes, il faut refuser. » Propos transmis à Tarantino 2009, lui qui donne un rôle central à Mélanie Laurent et Diane Kruger dans Inglourious Basterds – une place centrale de personnage sacrifié, cependant. Tarantino consacré grand défenseur de la femme pour les valkyries de Kill Bill et de Boulevard de la mort, aurait-il retourné sa veste ? Ou cette posture n’est-elle avant tout qu’un fantasme savamment entretenu ?
Reservoir Dogs / Pulp Fiction : où sont les femmes ?
Vincent Vega et Mia Wallace
En 1992, pour son film noir (avec chemise blanche et cravate, certes) par excellence, Reservoir Dogs, fidèle au machisme fanfaron de ses propos déjà cités, évacue la question féminine. On est entre hommes, ici, que diable ! Reservoir Dogs est, évidemment, un film de combat : on se bat à coups de mots, ou à coups de flingues. Passons sur la symbolique pénétrante des multiples armes à feu qui posent le point final des joutes verbales, pour revenir sur celles-ci, et plus particulièrement la toute première séquence, le rendez-vous au diner où la conversation se tisse autour du pourboire de la serveuse et de la signification réelle de Like a Virgin de Madonna (la chanteuse dédicacera plus tard un album à Tarantino avec le message : « To Quentin. It’s about love, not dicks » – « À Quentin. Ça parle d’amour, pas de bites. »). Comme plus tard ses personnages féminins dans Boulevard de la mort, les personnages de Tarantino passent le temps en parlant sexe, autour de l’interprétation de la chanson, puis passent à un discours plein de commisération autour de la pauvre condition des serveuses de diner : paroles, paroles, paroles… mais on attendra en vain la moindre apparition féminine. Une fois sortis de l’endroit, les Dogs sont filmés au ralenti, magnifiés par la mise en scène comme par leurs costumes, par leurs attitudes si cool : on vient de rentrer dans le film à proprement parler, fini les femmes. Tarantino sacrifiait-il aux codes du film noir, ou était-il simplement misogyne ? La question restait posée…
Deux ans plus tard, Tarantino livre le film de sa consécration, Pulp Fiction, avec en figure de proue une Uma Thurman vénéneuse, entre Betty Page et Anna Karina. Est-ce pour autant que le film est celui de Mia Wallace, la sensuelle épouse de Marcellus Wallace ? Indéniablement, les femmes deviennent dans le second film de Tarantino une force motrice des actions des hommes : Mia Wallace mène Vincent Vega (Travolta) par le bout du nez (ainsi, dit la rumeur, que le malheureux Antwan, lancé par la fenêtre par son mari pour lui avoir fait un massage des pieds) ; Fabienne (Maria de Medeiros) semble être la seule personne pour laquelle Butch laisse son tempérament bagarreur de côté, quitte à se mettre réellement en danger pour cela ; et Yolanda « Honey Bunny » (Amanda Plummer) semble indéniablement dominer le couple (de braqueurs) qu’elle forme avec Ringo « Pumpkin » (Tim Roth). Mais plus encore que les femmes elles-mêmes, c’est avant tout la peur des femmes qui provoquent les actions des hommes : Jody (Rosanna Arquette) met mal à l’aise Vincent Vega, pourtant un tueur accompli, par un simple « c’est un truc sexuel » pour expliquer son piercing sur la langue ; Yolanda est à la fois crainte par Ringo et par Jules Winnifield (Samuel L. Jackson) comme celle qui peut tout faire dégénérer lors de l’attaque du restaurant ; Mia existe dans le film bien avant son arrivée à l’écran par l’inquiétude qu’elle suscite chez ces messieurs, une crainte qui demeure une fois que Vincent et elle sont en présence ; pour finir sur la légendaire Bonnie, épouse de Jimmy (Tarantino), qui provoque l’intervention de Winston Wolf (Harvey Keitel) pour faire disparaître une voiture encombrée du cadavre de Marvin – une Bonnie qu’on ne verra jamais, ce qui n’empêchera pas sa présence de se faire sentir…
Finalement, tout Pulp Fiction apparaît comme une tentative passablement machiste pour dépeindre la femme comme bien pire que l’homme : plus violente, plus perfide. En effet, l’humour clin d’œil de Tarantino dans son film ressemble à s’y méprendre à une histoire racontée en présence uniquement virile : finalement, les pauvres hommes peuvent faire les malins avec des armes démesurées, il suffira d’un regard d’une femme pour les réduire à néant. La mise en scène des rapports hommes-femmes fonctionne ainsi comme un affrontement – la rencontre entre Mia Wallace et Vincent Vega au Jack Rabbit’s Slim ayant même toutes les apparences d’un duel, jusque dans la fameuse scène de danse. Avec son esthétique cartoonesque et son ultraviolence, Pulp Fiction, comme les magazines à bon marché dont il s’inspire, se prête à le représentation des plus bas instincts – d’un point de vue qui se révèle très masculin. Lorsqu’il s’agit de dépeindre la femme, elle le sera toujours avec peur et incompréhension. Lorsqu’il s’agit de dépeindre l’homme, par contre, il conviendra toujours de se rassurer sur sa puissance, bien sûr avec force armes à feu et meurtres divers – mais également via le personnage de Butch, le boxeur on en peut plus viril. Quelle importance revêt réellement la montre de son père pour Butch ? Celle-ci a été conservée, des années durant, par son père et un autre soldat, dans leur anus pour échapper aux fouilles des ennemis dont ils étaient prisonniers. Le legs de ces deux hommes au jeune Butch n’est pas tant l’objet lui-même que la terrible humiliation qu’il a fallu subir pour le ramener. Non seulement il s’est agi de subir une pénétration, mais encore une sodomie – le soupçon de l’homosexualité : pour ces hommes qu’on devine facilement fiers de leur mâle virilité, la honte est terrible. Et lorsque Butch se retrouve à devoir risquer sa peau pour retrouver ce legs ô combien important (par la faute d’une femme), il se retrouve, évidemment, à la merci de deux violeurs suintants (et d’une « crampe »). Forcément, lorsqu’il s’agira de se venger de ces deux-là, Butch choisira une arme… pour sa taille – dans son monde mâle à outrance, on gagne quand on a la plus grosse.
On est donc en droit de se demander : Tarantino, indéniablement capable de jouer avec les codes, s’amuse t‑il des codes machos du pulp – ou va-t-il dans leur sens ? Il y a fort à parier que l’insuccès relatif et l’impopularité de son film suivant, Jackie Brown, présenté d’un point de vue bien plus féminin, vienne donner un indice à la fois du tempérament de joueur du réalisateur – et de l’attachement d’une grande partie de son public masculin à ces codes du cinéma viril…
Jackie Brown : la femme de l’ombre
Jackie Brown
1997 : cinq ans après l’affaire Rodney King et les émeutes de Los Angeles, Tarantino lance avec Jackie Brown son plus beau pavé dans la mare – une résurrection en règle de la blaxploitation, avec un nombre de « nigger » (« nègre ») impressionnant dans les dialogues, suffisamment pour que le volontiers moralisateur Spike Lee dénonce le film comme « pas cool ». Spike Lee n’est pas le seul à être remonté contre le film : les fans sont pour une bonne part déstabilisés par le nouveau film du réalisateur, un scénario de polar blaxploitation pur, à la réalisation moins tape-à-l’œil, sans les digressions coutumières à Tarantino (si ce n’est pour la scène acmé du film, l’échange) – et avec au centre de l’intrigue, une femme.
Et pas n’importe quelle femme : icône de la blaxploitation, le premier « genre » cinématographique à parler des Noirs avec des Noirs à l’écran dans les rôles centraux, Pamela Grier est une figure sulfureuse. Sensuelle en diable (elle est, du propre aveu de Tarantino, l’un de ses fantasmes adolescents – à tel point que Pam Grier s’étant présentée pour le rôle tenu par Rosanna Arquette dans Pulp Fiction, le réalisateur lui a refusé parce qu’il n’était pas digne d’elle), l’actrice gagne sa popularité dans des films comme Foxy Brown ou Coffy, la panthère noire de Harlem – une popularité qui, à l’époque (les années 1970), est déjà en soi une provocation pour le public noir américain auquel s’adresse le genre. Personnage public aux antipodes des codes machistes dudit public, Pam Grier est vue, avec Aretha Franklin ou Toni Morrison, comme une figure majeure de l’émancipation de la femme noire.
Rien n’est véritablement innocent concernant les choix de Tarantino pour Jackie Brown : d’une part, il fustige le discours cauteleux et malaisé des années post-émeutes en livrant un film cinématographiquement – et musicalement – voulu comme un hommage à la culture noire américaine des années 1970, certainement pas une culture du compromis ; d’autre part, il ramène à l’écran l’icône provocatrice de ces années là, une actrice dont la carrière même est un exemple féministe. Nous sommes loin, avec Jackie Brown, des circonvolutions thématiques de ses précédents films : en abordant de façon frontale son polar avec Pam Grier en vedette, Tarantino place cette fois de plein droit la femme au centre de son cinéma.
Il s’agit, certainement, pour le réalisateur, de poursuivre dans la provocation avec ce qui apparaît comme son portrait de femme le plus intense : visuellement, tout d’abord. La séquence qui débute le film place immédiatement Pam Grier, un quadragénaire arrondie par l’âge, au centre du regard d’une caméra gourmande, sensuelle, qui la filme sous tous les angles, comme pour mieux, à la fois, en faire le centre de l’intrigue, et aimer l’image de cette femme. Lorsque Jackie se plaint à Max Cherry (Robert Forster), son prêteur de caution, du fait que l’âge ait accentué ses formes, celui-ci, un homme de près de 60 ans, lui réplique « il n’y a rien de mal à ça ». Non seulement la femme a le droit d’être le centre de l’écran, d’être le centre de l’intrigue, capable de duper tout le monde, mais elle a le droit de vieillir, de ne pas rester prisonnière d’une image parfaite voulue par une société fondamentalement phallocrate. Et, de même, un homme d’un certain âge peut tenir un discours sexuellement actif, sous-entendre qu’il pourrait aller au-delà des mots…
Est-ce Tarantino qui parle par la voix de Max Cherry ? Peut-être bien. Lors de la superbe scène finale du film, Max, qui a aidé Jackie à parvenir à ses fins, se voit offrir de l’accompagner en Espagne – et, en filigrane, partout ailleurs – mais il refuse. « Je vous fais peur ?», lui demande-t-elle. Et lui de répondre par l’affirmative – Tarantino avouerait-il ici, avec tendresse et sagesse, ce qu’il a dit via les fanfaronnades de Pulp Fiction, qu’il aime et craint les femmes à la fois ?
Qu’en est-il des autres femmes du film ? On peut distinguer trois groupes : les femmes soumises, les hommes au contrôle, et l’électron libre, Jackie. Ordell Robbie (Samuel L. Jackson), Louis (De Niro), l’agent Nicolette (Michael Keaton) ou Max Cherry sont tous dans des positions de force, de par leur emploi – tous cherchent également à manipuler les femmes, et Jackie en particulier, Max Cherry excepté. Face à eux, les femmes d’Ordell : l’une, Sheronda, est une « petite campagnarde » timorée et terrifiée, la seconde, Simone, une femme mûre également à la botte d’Ordell, puis la délurée Melanie (Bridget Fonda) et Jackie Brown. Sheronda est indéniablement terrorisée par Ordell, Melanie payera de sa vie ses quelques tentatives d’exister face à Louis et Ordell, Simone sera vouée aux gémonies pour avoir volé 10.000 $… Toujours, la violence apparaît comme le moyen de contrôle du mâle sur les femmes.
Seule se distingue Jackie. Si elle ose saisir l’opportunité de se dresser contre tout ceux qui tente de l’oppresser, ce n’est pas avec l’arrogance surpuissante d’Ordell ou de Nicolette – Jackie a ses doutes, ses peurs, et le courage de leur faire face et de vivre avec eux. La chanson thématique du film, le superbe morceau Across 110th Street de Bobby Womack, commence sur ces paroles : « J’étais le troisième fils parmi cinq enfants / J’ai fait ce que j’ai dû pour survivre / Je ne dis pas que ce que j’ai fait était juste / Essayer de se sortir du ghetto était un combat de chaque jour » – si c’est la chanson qui accompagne le début du film, c’est également celle que susurre Jackie dans sa voiture, alors que l’arnaque qu’elle projette est en cours : ce qu’elle fait n’est pas juste, ni glorieux, ni droit, mais il s’agit de faire ce qu’elle peut si elle veut s’en sortir.
Contrairement au reste des personnages de sa filmographie, Tarantino ne filme pas Jackie Brown comme une caricature. Elle n’est ni une icône de perfection des canons de la mode, ni jeune, ni pure dans ses intentions ou dans ses moyens – il s’agit, purement et simplement, du personnage le plus humain de la filmographie de Tarantino. Une humanité qui transparaît dans l’un des plus beaux plans du film, et probablement de la filmographie du réalisateur, lorsque Jackie, au moment suprême de lancer l’arnaque, se regarde dans le miroir de la cabine d’essayage. Et Tarantino de filmer ce personnage ambigu, complexe, hérité à la fois du roman d’Elmore Leonard et de sa capacité d’analyse de ses propres obsessions, avec une sensibilité et une finesse qui lui fera défaut dans ses films postérieurs. Jackie ni besoin d’un sabre, ni d’une voiture pour se sentir l’égal d’un homme – une figure féminine et féministe, éclipsée cependant par les plus lisibles et grandiloquentes figures de femmes à venir.
De Kill Bill (2003 – 2004) à Boulevard de la mort (2007) : vers une hégémonie féminine totale ?
« Je me souviens que, à la sortie de Reservoir Dogs, nous nous sommes dit que si nous avions remplacé nos “dogs” par des filles, le film aurait déclenché une énorme polémique. J’aurai adoré ça. Kill Bill, c’est un peu mon Reservoir Bitches ! » – Quentin Tarantino (2004).
Beatrix Kiddo : la femme surpuissante
Beatrix Kiddo
Dans ce rôle physique et éprouvant, Uma Thurman incarne une féminité toute-puissante, alimentée par un désir de vengeance, que seul l’abattage méthodique de ses ennemis saura apaiser. L’ouverture de Kill Bill Volume 1 (reprise dans le second volet) annonce avec un pouvoir de synthèse rare les enjeux du film. Après quelques cartons rétro indiquant le début du programme, l’écran est laissé noir. Le souffle haletant d’une femme occupe tout l’espace. Les mots suivants apparaissent alors sur la toile aveugle : « Revenge is a dish best served cold » (la vengeance est un plat qui se mange froid). Le carton laisse place à un gros plan en noir et blanc. Il s’agit du visage d’une femme couverte de sang et de sueur, portant un voile de mariée. Court insert sur les pieds d’un homme. Le gros plan souligne alors la peur mêlée à la douleur sur le visage de la femme. La voix de l’homme emplit l’étau visuel du plan serré. Sa main fait intrusion dans le champ pour venir caresser le visage maculé de sang de la mariée à l’aide d’un mouchoir. Sur le carré de tissu, un nom : Bill. Le spectateur identifie l’homme à abattre (Kill Bill=Tuer Bill). Cette présence masculine envoûtante demeure elliptique, comme elle le sera tout au long de ce premier volet, où Bill n’est que fragments de masculin : une voix profonde, des mains fortes. Tentant de reprendre son souffle, la femme parvient à prononcer une seule phrase : « Bill, it’s your baby » (Bill, c’est ton enfant). Sur la dernière syllabe, l’homme lui décoche une balle dans la tempe gauche. L’écran devient noir à nouveau et le générique défile sur la voix féminine de la chanson « Bang bang ». Dans cet incipit aussi court qu’efficace, la femme n’est définie que dans son rapport à l’homme : elle est « l’épouse de » et « la mère de l’enfant de ». Clouée au sol, privée de sa mobilité, elle est présentée comme le jouet d’une force masculine suprême. Mais la présence du nom « Bill » dans le cadre de l’image constitue un indice programmatique de la vengeance future de cette femme agonisante, présentée comme une proie sans défense, égérie de toutes les femmes victimes de violences.
On octroie communément à la femme une duplicité étrangère au comportement masculin. Personnage majeur de l’univers tarantinien, la Mariée ne dément pas cette dimension versatile. Désignée par des noms multiples, quand son identité n’est pas masquée par un bip sonore, elle n’est jamais ni tout à fait une autre, ni tout à fait la même : la Mariée (le jour de ses noces sanglantes), Arlene (fiancée de Tommy Plympton), Jane Doe (inconnue dans le coma), Black Mamba (membre du détachement international des vipères assassines), Beatrix Kiddo (sa véritable identité). Loin d’être le recyclage d’un lieu commun machiste sur la psychologie féminine, la multiplicité de Beatrix Kiddo témoignerait davantage de l’adaptabilité d’un personnage tenace et vif, capable de se relever du combat le plus athlétique et sanglant pour attaquer le suivant avec une fraîcheur et une énergie désarmantes. Le diptyque Kill Bill marque un tournant dans l’emprise des femmes sur la diégèse tarantinienne. Le cinéaste écrit pour la première fois un récit filmique guidé par la trajectoire d’un seul personnage et choisit une figure féminine comme seul vecteur du regard du spectateur. Beatrix Kiddo est l’unique moteur de cette narration éclatée, dont elle influence l’organisation par sa parole directrice. Sa voix lance les flashs-backs permettant de découvrir des bribes de son passé ou de celui de ses cibles.
À El Paso, au Texas, Beatrix Kiddo, sous le nom d’Arlene, comptait épouser un certain Tommy pour offrir une vie calme et sûre à l’enfant qu’elle portait. Mais, sur l’ordre de Bill, le gang des Vipères Assassines (Vernita Green, O‑Ren Ishii, Budd et Elle Driver) massacre toutes les personnes présentes à la répétition du mariage. Beatrix échappe miraculeusement à la mort, mais passe quatre ans dans le coma. À son réveil, l’ex-femme enceinte découvre avec douleur son ventre vide, avant d’apprendre qu’elle a été régulièrement violée par un infirmier qui arrondit ses fins de mois en prostituant les patientes léthargiques. C’est de la bouche de cet ultime bourreau qu’elle apprend sa stérilité. De cette féminité mutilée, humiliée et souillée, surgit un être vengeur dont l’énergie surhumaine dégage une virilité certaine, servie par l’androgynie d’une Uma Thurman d’1m83. La force du personnage féminin est proportionnelle aux épreuves auxquels il est confronté. Incapable de faire usage de ses jambes après quatre années d’immobilité, Beatrix parvient tout de même à tuer l’infirmier-proxénète et son client avec une sauvagerie jubilatoire pour les spectateurs des deux sexes. La femme vengeresse va ensuite se charger de signes ostentatoires de virilité tout au long de sa quête des responsables du massacre d’El Paso. Elle se déplace au volant du « Pussy Wagon », le truck volé à l’infirmier, puis sur une moto vrombissante, et enfin avec une voiture décapotable digne d’un film noir (genre misogyne par excellence). Pour se confronter à O‑Ren Ishii (Lucy Liu), elle apparaît dans une combinaison de cuir jaune et noir, réplique de celle de Bruce Lee dans son dernier film inachevé, The Game of Death. La femme laissée pour morte endosse la tenue d’un défunt pour sonner le glas de sa renaissance. Le parcours de Beatrix est en effet celui d’une renaissance permanente, phénomène ironique pour celle qui n’a pu donner naissance. Elle renaît en s’éveillant de son coma, en parvenant à faire bouger ses jambes amorphes après treize heures d’effort et de concentration, en réussissant à s’extraire du cercueil où Budd l’a enterré vivante, en renouant enfin avec la maternité.
Beatrix Kiddo est un pur personnage de film d’action, incarnation d’une féminité libérée de toute entrave masculine. Si elle détonne dans le paysage cinématographique occidental, elle est inspirée de la femme guerrière du cinéma d’action asiatique, où elle constitue une figure archétypale. Dans Kill Bill, la femme est virilisée par la violence sanglante des combats, mais elle est aussi sublimée par leur qualité chorégraphique qui lui offre une maîtrise totale et virtuose de l’espace. Cette domination spatiale est particulièrement visible dans la longue scène précédant la confrontation directe entre Beatrix et O‑Ren Ishii. Dans un night-club possédant des salons privés à l’étage, Beatrix affronte d’abord le gang des Crazy 88 sur la piste de danse du niveau inférieur, utilisant le mobilier pour rebondir et virevolter d’un adversaire à l’autre dans des cascades mêlant l’influence du film de kung-fu, du film de sabre et des envolées à la John Woo. Elle passe à l’étage d’une salle à l’autre, comme pour mieux piéger ses adversaires vers une mort certaine. Elle finit victorieuse, debout sur la rambarde de la mezzanine, filmée en contre-plongée au-dessus d’un parterre de corps agonisants. Malgré la violence des coups reçus au fil des scènes, Beatrix se lance dans chaque combat comme s’il s’agissait du premier, avec une force renouvelée. À la fin du volume 2, Bill la compare d’ailleurs à Superman, dans le seul monologue tarantinesque du diptyque, refusant l’idée qu’elle puisse vouloir se contenter d’une existence à la Clark Kent (en devenant Arlene Plympton) alors que sa nature est d’être une super héroïne (la tueuse virtuose et infatigable Black Mamba). Mais cette surfemme n’existe que par la dépense physique : ses propos sont lapidaires et rares, ce qui est contraire au style volubile des personnages tarantiniens. Privée du don de la parole, Beatrix perd de son humanité. L’exécution de la violence a beau constituer une dépense physique, elle n’est qu’une suite de mouvements éphémères s’effaçant dans le temps de leur exécution sur l’écran de cinéma et tendant à l’abstraction. Condamnée à agir, Beatrix ne peut plus être. Sans réelle profondeur psychologique, elle demeure une forme spectrale : une morte vivante dont la soif de vengeance alimente une énergie purement mécanique et répétitive. Les douleurs de combats cycliques ne sont donc plus des sensations concrètes (d’où une capacité de récupération rapide), contrairement aux douleurs de la maternité dont Beatrix a été privée.
Face à un personnage féminin aussi fort physiquement et mentalement, peut-on considérer Kill Bill comme un film féministe ? Quentin Tarantino le revendique, mais la réalité du discours porté par le film demande de tempérer l’usage de cette étiquette. La Mariée n’a que faire que sa cérémonie de mariage ait été empêchée ou que son futur époux ait trépassé. Elle réclame avant tout vengeance pour avoir été privée de son enfant (et de toute nouvelle possibilité d’enfanter). Dans l’univers de Kill Bill, l’identité féminine est donc totalement tributaire de la maternité. Arrachée à son enfant, Beatrix ne peut plus être qu’une machine à tuer à la virilité érectile, le sabre toujours prêt à pénétrer compulsivement ses adversaires. La femme stérile n’est plus que l’instrument de sa propre désespérance. Beatrix Kiddo ne parvient à parler réellement, donc à retrouver une épaisseur réelle en tant que personnage, qu’à partir du moment où elle se retrouve avec sa fille en tête-à-tête et apprend les gestes maternels du quotidien. L’enfantement de la parole conduit alors à la dilatation temporelle de l’ultime chapitre du volume 2, dont la lenteur fait contrepoint avec les scènes de combat précédentes. Beatrix est enfin capable de discuter avec Bill, de justifier ses choix passés, de formuler ses craintes et ses douleurs. Elle lui explique comment la découverte de sa grossesse avait bouleversé la perception de sa propre existence et la valeur accordée à son intégrité physique. Bien plus que l’homme, elle serait esclave de ses bouleversements hormonaux, qui la conduiraient à remettre en question son système de valeurs et sa propre identité.
Les rivales de la Mariée
Vernita Green : la desperate housewife
Vernita Green
Pasadena, Californie : une maison verte avec un frontispice couvert de jouets d’enfants, semblant tout droit sorti des décors de Wisteria Lane. Mais les secrets derrière cette porte sont bien plus lourds que ceux d’une Bree Van de Kamp ou d’une Gabrielle Solis. L’afro-américaine Jeannie Bell est l’épouse du Dr Bell et la mère d’une petite Nikki, âgée de quatre ans. Mais, sous la tenue sportswear de la femme au foyer, se cache l’ex-vipère assassine, Vernita Green. Quand elle se retrouve face à la survivante du massacre d’El Paso, l’intérieur coquet de sa maison bourgeoise est mis à sac en moins d’une minute. Le décor est optimisé à la faveur du combat : les objets de décoration deviennent des armes, les meubles sont brisés, les corps sont propulsés dans l’espace sous la violence de mouvements musclés. Cette première confrontation féminine, fantasme absolu du mâle hétérosexuel de base, est interrompue par l’arrivée d’un car scolaire devant la maison. La suprématie de l’identité maternelle de la femme prend le dessus sur l’urgence du duel. Les armes sont masquées à l’entrée de Nikki, dont la vue ramène Beatrix à l’origine de son désir de vengeance. Une fois l’enfant dans sa chambre, en parfaite maîtresse de maison, Jeannie/Vernita propose un café à celle qu’elle souhaitait éventrer quelques seconds plus tôt. Si la confrontation physique est remise à plus tard pour une plus grande discrétion, le duel se poursuit sur le plan verbal dans une discussion froide, parsemée de « fucking » et de « bitch ». Vernita, retirée des affaires, supplie pour sa vie au nom de son statut de mère, comme Beatrix l’a fait cinq ans plus tôt le jour où elle a découvert sa grossesse pendant une mission. Dans Kill Bill, la maternité semble non seulement constituer le terreau de l’identité féminine, mais elle tend aussi à représenter une forme d’institution suprême, une valeur inaliénable. Jeannie/Vernita incarne le destin raté de Beatrix, mais elle vit dans un intérieur propre et coloré, trop beau pour être vrai, au point que la caméra en plongée totale dévoile l’artificialité de pièces sans plafond. Dans ce décor de studio, la douce Jeannie s’apparente donc à une forme de chimère, que Beatrix ne tarde pas à balayer avec violence. Dans la cuisine, lieu saint de la ménagère, la mère au foyer domine d’abord son adversaire, mais n’échappe que brièvement à la colère vengeresse de la mère mutilée.
O‑Ren Ishii : la guerrière traditionnelle
O‑Ren Ishii est la représentation tarantinienne de la femme d’action du film de sabre asiatique, maniant le sabre avec dextérité et pratiquant les arts martiaux avec un sens certain de la voltige. Le personnage s’inspire aussi des héroïnes du cinéma japonais ultra violent de réalisateurs comme Kenji Fukasaku ou Takashi Miike. O‑Ren Ishii apparaît d’abord enfant, dans une longue séquence de manga animé racontant l’origine de sa vocation de tueuse professionnelle. Après avoir assisté au meurtre sanglant de ses deux parents à l’âge de neuf ans, O‑Ren Ishii venge cette perte traumatique en transperçant mortellement le corps de l’assassin deux ans plus tard. Dans cette scène d’exécution, la symbolique sexuelle est explicite : la pénétration du corps par l’arme blanche est doublée d’une expression de plénitude proche de la jouissance sur le visage de la jeune tueuse chevauchant sa victime. De ce drame originel, naît une tueuse froide et méthodique, régnant à 25 ans sur l’organisation (très masculine) du crime tokyoïte. Incarnation fantasmatique de la peur masculine de castration, la femme guerrière revendique le contrôle de son propre corps et prend le pouvoir sur le corps masculin par l’usage d’une violence extatique. Sous les traits séduisants de Lucy Liu, O‑Ren Ishii apparaît comme une poupée délicate dans son costume traditionnel d’un blanc immaculé. L’effet contrapuntiste entre l’apparence du personnage et sa capacité à exercer une violence froide et autoritaire joue sur la présupposée fragilité du sexe « faible ». Face à la longiligne Américaine, la guerrière traditionnelle trépasse dans une grande dignité, fidèle à l’honneur des samouraïs : « Pour t’avoir ridiculisée tout à l’heure, je te présente mes excuses », murmure-t-elle dans son ultime souffle.
Elle Driver : la vénéneuse femme fatale
Elle Driver
Dernière femme à faire obstacle à Beatrix Kiddo avant de pouvoir se consacrer à Bill, la seconde blonde du casting dégage une sensualité exacerbée, aux antipodes du style de son adversaire androgyne. Le personnage d’Elle Driver (Daryl Hannah) s’inspire entre autres des figures féminines des films de vengeance du cinéma allemand et suédois des années 1960. Elle répond mieux que tout autre personnage au surnom de vipère assassine. Maniant le poison en connaisseuse, que ce soit à l’aide d’une seringue ou d’un serpent, elle rappelle l’archétype de la femme fatale du film noir, aussi dangereuse que fascinante. Hyper sexualisée par son costume d’infirmière peu réglementaire dans le premier volume, elle apparaît plus masculine dans le second, portant un tailleur-pantalon noir et se tenant comme un cow-boy. L’érotisme de sa plastique est tempéré par une beauté mutilée. Son insubordination pendant sa formation lui a valu d’avoir un œil arraché par Maître Pai Mei. Encore une fois, le combat fougueux entre Elle Driver et Beatrix Kiddo dans Kill Bill 2 participe à la figuration de fantasmes masculins. Deux blondes s’écharpent avec fureur, mais dans le but implicite de se retrouver seule à pouvoir approcher Bill, les conversations téléphoniques d’Elle suggérant une intimité certaine avec son supérieur. L’autonomie et la puissance du personnage féminin sont donc toutes relatives. La caractérisation du personnage d’Elle Driver, personnage hypersexué avec un goût prononcé pour le sadisme, peut être envisagée comme l’expression d’une certaine misogynie.
Gogo Yubari et Sophie Fatale : les viriles femmes de main
Pour incarner Gogo Yubari, garde du corps d’O‑Ren Ishii, Chiaki Kuriyama reprend son costume d’écolière de Battle Royale (Kinji Fukasaku, 2001), un uniforme ultra-court au pouvoir érotique évident. Le comportement de Gogo participe à la symbolique phallique du sabre. Lorsqu’elle demande à un homme s’il veut coucher avec elle et qu’il lui répond par l’affirmative, Gogo le transperce avec délectation : « C’est moi qui t’ai pénétré », dit-elle en riant. Ultra-féminité et ultra-masculinité sont condensés dans ce personnage à la violence compulsive, que son aspect juvénile rend d’autant plus effrayant. Mais l’agilité et le volontarisme de la jeune fille ne suffisent pas à arrêter Beatrix Kiddo dans sa quête de vengeance. Quant à Sophie Fatale, meilleur amie, avocate et lieutenant d’O‑Ren Ishii, elle incarne une féminité androgyne, avec ses cheveux impeccablement tirés et son costume à col Mao qui la font ressembler à un personnage de Star Trek (dixit Beatrix en voix over). La caractérisation du personnage tend à suggérer un lien plus qu’amical avec la guerrière sino-américaine. Personnages secondaires, Gogo Yubari et Sophie Fatale contribuent à la démonstration d’une féminité virile dans Kill Bill 1.
Les femmes et Bill
Le diptyque Kill Bill ne constitue pas vraiment une œuvre féministe, mais plutôt un film sur le féminin. On ne peut en effet négliger l’importance capitale du personnage de Bill (David Carradine) dans l’organisation hiérarchique des personnages. Dès les premières minutes du volume 1, le titre du film et l’apparition de nom de Bill sur un mouchoir tendent à canaliser l’attention du spectateur vers cet homme mystérieux. Figure spectrale omnipotente, Bill dirige à distance les actes d’Elle et conditionne la trajectoire du personnage de Beatrix. Pour cette femme, tuer Bill signifie retrouver son humanité, être capable de pleurer, d’éprouver des sentiments. D’où le passage d’étapes préliminaires sanglantes, nécessaires à la maturation psychologique de la femme ressuscitée avant un face-à-face initiatique redouté. La mort finale de Bill, sans violence et sans effusion de sang, est la seule à faire naître une douleur chez la tueuse vengeresse. Cette figure paternelle par excellence, au visage anguleux sculpté par le temps, doit disparaître pour permettre à l’éternelle jeune fille (Kiddo = gamine) de devenir réellement femme. Le sacrifice expiatoire de l’amant, du père, du mentor rapproche Beatrix Kiddo des héroïnes antiques. L’accomplissement féminin ne peut s’opérer que dans le rapport à un ordre patriarcal traditionnel, voire archaïque incarné par Bill. Contrairement à ce que l’on a pu lire à la sortie des films, la femme castrée n’est pas castratrice. Si Beatrix Kiddo tranche dans le vif un groupe de yakusas pendant une scène chorégraphique où la représentation de la violence tend à l’abstraction, elle détruit des mâles anonymes, simples pantins entourant la charismatique O‑Ren Ishii. Bill est donc le personnage masculin identifié tué par Beatrix. L’autre homme de sa liste, Budd, est tué par la manipulatrice Elle. C’est donc un harem de vipères assassines que Beatrix détruit pour atteindre Bill, le mâle dominant. Si les femmes guerrières de Kill Bill sont indépendantes sur le plan physique, par leur maîtrise totale de l’espace diégétique, elles sont mentalement conditionnées par leur rapport au mâle alpha. La démonstration tarantinienne de l’émancipation féminine demeure tronquée…
Nikki et B.B. : la relève
La descendance des vipères assassines est évidemment féminine. Dans Kill Bill, déjà à l’état fœtal, le corps féminin est surpuissant, puisqu’il parvient à survivre à un massacre sanglant. B.B., fille de Beatrix et Bill, synthèse de ses deux parents par ses initiales, porte en elle la violence de ses ascendants. Avec leur consentement, elle choisit de regarder Shogun Assassin (Robert Houston et Kenji Misumi, 1980), un film de sabre asiatique, avant de plonger dans les bras de Morphée. Ayant assisté à l’exécution de sa mère, Nikki se voit offrir le droit par Beatrix de venir venger cette perte quand elle sera adulte. Les deux fillettes incarnent l’idée d’une violence féminine cyclique et inéluctable.
Jungle Julia, Arlene « Butterfly » and co : l’émancipation réprimée
Jungle Julia
Austin, Texas, de nuit. Jungle Julia (Sydney Tamiia Poitier), Arlene (Vanessa Ferlito) et Shanna (Jordan Ladd) font la tournée des bars. Chez Guero’s, elles rencontrent d’abord une connaissance, Marcy (Marcy Hariell), à laquelle Jungle Julia demande de montrer à Arlene ce qui l’attend avec les hommes d’Austin. Marcy prend alors l’accent de Sud pour imiter un redneck un peu lourd, premier signe d’une certaine misandrie chez les personnages féminins de Boulevard de la mort. Les trois copines laissent Marcy derrière elles pour se rendre dans le bar du déjanté Warren (Quentin Tarantino lui-même). Elles y ont donné rendez-vous à Lanna-Frank (Monica Staggs), qui tardera à arriver et obligera les filles à patienter en multipliant les tournées alcoolisées… sans défaillir. Incarnation d’un nouvel ordre genré, la première équipée de Boulevard de la mort déploie une féminité chargée des traits les moins enviables habituellement associables à la virilité. Jungle Julia, Arlene et Shanna s’affichent comme des femmes libérées, capables de rivaliser avec les hommes au jeu de la domination, usant d’un langage grossier teinté de pointes d’agressivité. Elles parlent ouvertement de sexualité, se tiennent avec une grande décontraction et n’offrent de leur corps et de leur temps que ce qu’elles désirent concéder. Leur fermeté de leur comportement conduit à la féminisation d’hommes placés dans une position de fascination servile à l’égard de ces créatures dominatrices et persuasives, conscientes du pouvoir que peut représenter un usage réfléchi de leur corps.
Ces femmes s’exposent d’ailleurs sans complexe dans leurs shorts ultra-courts et assument leurs imperfections physiques. Arlene « Butterfly » n’hésite pas à secouer son ventre rebondi et ses cuisses celluliteuses pendant une érotique lapdance pour Stuntman Mike, sous le regard atterré des clients du bar. Tout au long du film, la plastique du corps féminin est particulièrement mise en valeur par les choix de découpage. Le générique commence sur l’image des pieds d’une femme, partie du corps sans cesse érotisée dans le cinéma de Quentin Tarantino. Jungle Julia apparaît ensuite à l’écran : ce sont d’abord ses fesses moulées dans un shorty que le spectateur découvre, puis la cambrure de son dos. La jeune femme aux pieds nus s’allonge ensuite sur un divan, sous une affiche de Brigitte Bardot jeune dans une posture similaire. Filmage et mise en scène tendent toujours à érotiser les personnages, dans la perspective d’un scénario de slasher, genre clairement misogyne où l’émancipation féminine (et plus particulièrement leur liberté sexuelle) est punie par le sang. Selon les codes du genre, une blonde écervelée (ici Pam, interprétée par Rose McGowan) est éliminée en premier, servant de cobaye au tueur pour démontrer au spectateur fasciné la technicité de son style meurtrier.
Les protagonistes féminins maîtrisent l’espace de la parole, arme suprême pour asseoir sa domination dans un univers tarantinesque. Jeune femme indépendante et entreprenante, Jungle Julia cherche à créer son propre label et fait le DJ, mais elle peut surtout se vanter d’être une célébrité locale. En tant qu’animatrice radio, elle envoûte son entourage par l’usage de sa seule voix. Elle met ainsi au défi les hommes d’Austin d’identifier dans les bars de la ville sa copine « Butterfy ». Ils doivent parvenir à convaincre Arlene de leur faire une lapdance, en lui offrant un verre et en prononçant quelques vers d’un poème choisi. Si la parole masculine peut alors être le déclencheur de l’action, son effectivité reste féminine, car Arlene peut leur refuser cette faveur. Arlene choisit de son propre chef de se lancer dans un numéro de danse érotique face à Stuntman Mike. C’est autant par charité que par amusement qu’elle se trémousse devant cet homme balafré au style rétro et à l’âge avancé. Pour le vieux cascadeur dont personne ne connaît la filmographie, cette attitude constitue un ultime affront, renforçant son désir de prendre le pouvoir sur ce groupe de femmes « trop » libérées, dont l’exécution par collision frontale s’apparentera à l’assouvissement une jouissance coïtale. Objet virilisé par le cinéma américain (que ce soir dans le film noir ou le cinéma d’action), la voiture apparaît comme l’instrument compensatoire d’un pouvoir phallique frustré par l’émancipation exacerbée des personnages féminins. À l’écran, le choc des deux véhicules est répété quatre fois, afin de dévoiler son effet violemment destructeur sur chacune des quatre passagères. Quand la femme s’octroie la même liberté qu’un homme, son émancipation est mortellement réprimée…
Zoë, Kim and co : la domination féminine totale
Stuntman Mike
Lebanon, Tennessee, en pleine journée. Kim (Tracie Thomas), Abernathy (Rosario Dawson) et Lee (Mary Elisabeth Winstead) retrouvent leur amie néo-zélandaise Zoë (Zoë Bell), qui souhaitent aller essayer une Dodge Challenger 1970 moteur 440, repérée dans une petite annonce. Cette deuxième équipée apparaît comme le décalque réaliste de la première. Les effets de rayures, de coupes et de collages donnant l’impression d’une vieille copie de film de série Z dans la partie austinienne sont abandonnés au profit d’un noir et blanc élégant, puis d’une image nette aux couleurs acidulées. Les filles, faisant preuve d’une même volonté d’indépendance que les précédentes, s’expriment avec vigueur, mais leur vulgarité demeure plus tempérée. Alors que Lee, la jeune actrice crédule, et Abernathy, la maquilleuse aux élans maternels, sont chargées d’un côté midinette (prêtes à dépenser 27 dollars pour le dernier numéro de Vogue Italie), Kim et Zoë, cascadeuses de profession, apparaissent comme les leaders virils du groupe. La caractérisation précise des personnages leur offre une profondeur psychologique étrangère aux personnages austiniens. La force de ce deuxième groupe est suggérée par des indices simples et efficaces, jouant sur les connaissances tarantiniennes du spectateur. Les filles possèdent une voiture jaune et noire agrémentée d’un autocollant « Lil’Pussy Wagon », rappelant la tenue emblématique de Beatrix Kiddo dans Kill Bill 1 et le nom du premier véhicule utilisé par cette héroïne surpuissante à sa sortie du coma. Ces références ludiques suggèrent le caractère combatif et vengeur de cette équipée féminine.
Les conversations des filles concernent essentiellement leur vie sexuelle, symptomatique de leur désir de contrôle sur le sexe opposé. La première conversation de cette seconde partie est similaire à celle de la première : Lee explique comment elle a tenu à distance un amant pour attiser le désir, de la même façon qu’Arlene l’avait fait. Quant à Abernathy, elle explique ne pas avoir couché avec le metteur en scène du film sur lequel elle travaille par souci de ne pas être réduite à une relation « hygiénique ». Mais elle le laisse cependant lui masser les pieds, rapprochement intime et érotique qui suscitait une vive polémique entre Vincent Vega (John Travolta) et Jules Winnfield (Samuel L. Jackson) dans Pulp Fiction (1994). Le rapport fétichiste de Tarantino aux pieds des femmes est encore alimenté par l’attitude de Stuntman Mike, qui entre en contact avec ses futures proies en touchant et léchant les pieds d’Abernathy, allongée dans la voiture sur un parking. Mais, dans cette seconde partie de Boulevard de la mort, les femmes font plus que refuser la domination et la réification intimées par le regard masculin. Leur maîtrise totale des rapports culturels genrés leur permet d’assouvir leur volonté. Tablant sur la misère sexuelle du redneck raciste, propriétaire de la Dogde convoitée, Abernathy lui suggère le bénéfice qu’il peut tirer de la présence de la belle Lee, véritable fantasme ambulant dans son uniforme de pom-pom girl. Jasper (Jonathan Loughran, client de l’infirmier-proxénète dans Kill Bill 1) est immédiatement envoûté par la jeune actrice qu’il prend pour une star montante du cinéma pornographique. Le film abandonne définitivement Lee devant cette vieille ferme, pour s’achever sur le trio Zoë / Kim / Abernathy, fermant la boucle d’un récit filmique en diptyque commencé à trois (Jungle Julia / Arlene / Shanna).
Alors que Stuntman Mike effrayait Arlene avec son bolide noir affublé d’une tête de mort, il provoque immédiatement la moquerie chez Abernathy et Lee, qui voient dans ce véhicule vrombissant un moyen masculin de compenser un complexe phallique. De plus, en tant que cascadeuses professionnelles, Zoë et Kim apparaissent comme l’incarnation d’une force égale à celle de leur prédateur potentiel. La voiture convoitée par Zoë est semblable à celle de Vanishing Point (Point limite zéro, Richard C. Sarafian, 1971), film de course-poursuite auquel Stuntman Mike fait référence dans la première partie, lorsqu’il évoque sa propre carrière de cascadeur. Cette fois-ci, l’attaque du groupe féminin ne se résume pas à une simple collision, mais se développe pendant de longues minutes dans une course-poursuite acrobatique. Zoë est allongée sur le capot, retenue au véhicule par deux ceintures, quand Stuntman Mike vient heurter la Dodge. Malgré la violence des chocs répétés, Zoë se maintient en position et Kim, au volant, parvient à distancer leur poursuivant. Armée préventivement d’un revolver, Kim a intégré une nécessité féminine de se protéger des hommes, ce qui lui permet de blesser sévèrement le détraqué sexuel de la route. Comme les indices programmatiques de leur premier véhicule le suggéraient, le trio reprend le volant pour se venger de cette attaque. « Let’s kill the bastard », ordonne avec rage la douce Abernathy. Maîtrisant totalement l’espace, Kim parvient à surprendre Stuntman Mike pour le percuter avec fureur, alors que Zoë chevauche la portière passager, armée d’une barre de fer. Cette équipée (littéralement) sauvage se venge tout autant qu’elle venge pour le spectateur le premier groupe massacré par surprise dans une nuit profonde. Inflexibles face à l’homme qui hurle de douleur, Kim, Zoë et Abernathy, filmées en légère contre-plongée, dominent le prédateur terrassé qu’elle achèvent avec violence à coups de poings et de barre de fer. Un coup de talon final, accessoire féminin par excellence, achève d’asseoir l’hégémonie du trio sur le personnage masculin.
Épilogue 2009
Avec ce second trio, la femme atteint le paroxysme de sa maîtrise de l’univers diégétique tarantinien. Boulevard de la mort valut à Quentin Tarantino d’être considéré comme un réalisateur féministe à sa sortie. Mais l’importance grandissante des femmes dans la filmographie du cinéaste cinéphage semble atteindre son point culminant dans cette scène finale d’exécution d’un serial-killer misogyne au fort pouvoir fédérateur. Dans Inglourious Basterds (2009), Soshanna Dreyfus (Mélanie Laurent) et Bridget von Hammersmark (Diane Kruger) ont beau être des femmes combatives et déterminées, elles ne survivront pas à la fureur des officiers nazis. Elles demeurent des combattantes de l’ombre, œuvrant pourtant avec plus de témérité que les Basterds d’Aldo Raine (Brad Pitt) pour la défense de la liberté.