Et si le cinéma, comme disait l’autre, avait été inventé pour filmer les mots ? Pour offrir au langage un nouveau territoire où s’ébattre. Pour libérer l’écriture de certaines obligations « picturales » – et l’emprisonner ailleurs, au demeurant. C’est de ce point de vue que cinéma et théâtre entretiennent le plus d’affinités : tous les deux enferment la langue dans une boîte noire et y conduisent l’expérience de ses limites, de sa puissance propre. Depuis ses débuts, Tarantino a depuis longtemps adopté cette hypothèse. Son cinéma se veut non seulement le petit théâtre des images déjà tournées (par d’autres), mais aussi un champ restreint d’expérimentation où la langue, pressée par de multiples contraintes, lâchée en milieu hostile, déploie pour s’en tirer toute une gamme de réflexes naturels. Inglourious Basterds est, à l’image de ses prédécesseurs, une succession de tunnels : à chaque scène, le verbe est soumis à un parcours du combattant, semé de pièges et de chausse-trappes. L’action qui s’en suit, aussi soudaine que brève, réglée en quelques secondes, n’est que la résultante logique du circuit de bombes posées ou esquivées par le discours. Quand ça explose, c’est toujours une sorte de confirmation de ce qui vient d’être énoncé. Suite à cela, il n’existe pas, me semble-t-il, de cinéaste à la fois aussi théorique et aussi foncièrement ludique que Tarantino. Ceci explique en partie son succès.
Les « bâtards » en titre forment une sorte d’escadron d’élite, constitué de soldats juifs et catapulté en Europe pour scalper du nazi selon des méthodes pour le moins expéditives. Mais – et c’est la première surprise du film – ils n’occupent dans le récit qu’une place secondaire. L’histoire centrale, c’est celle de Shosanna Dreyfus (Mélanie Laurent), seule rescapée du massacre de sa famille, perpétré par le colonel nazi Hans Landa, dit « le Chasseur de Juifs » (Christoph Waltz, récompensé à juste titre). Enfin, le personnage central de cette histoire centrale, c’est – nouvelle surprise – le salopard, le colonel nazi (Tarantino opère par décentrement). Il porte littéralement le film sur ses épaules ou, pour être plus précis, sur les épaules de sa langue, souple, précise, précieuse, louvoyante, et capable d’infinies métamorphoses. Éblouissante d’intelligence, elle ne revêt pas moins de quatre costumes – le français, l’anglais, l’allemand et l’italien – pour se glisser sous le crâne de ses adversaires et les confondre. Hans Landa ne possède aucune autre arme que les seuls rets de son discours, se refermant doucement sur sa proie, au prix de soins infinis, de détours mesurés et de faux-semblants. Si Boulevard de la mort explorait, pied au plancher, les « rapports de vitesse » de la langue, Inglourious Basterds s’attache plus, quant à lui, à ses forces stratégiques, à ses techniques de camouflage, à son guet-apens permanent. À quoi servent les masques, si ce n’est à retarder la guerre à venir par les circonvolutions de la cordialité, à transporter la guerre bien réelle sur le territoire des politesses, où tout reste à faire, où l’Histoire peut potentiellement et sans aucune gêne être réécrite (après tout, le film se déroule sur la scène de l’image, notamment celle très réduite de la « naziploitation ») ? Tarantino, à ce titre, ne se prive pas de punir, par la main de Shosanna et une bonne dose de licence poétique, quelques hauts dignitaires nazis.
Voici peut-être l’une des raisons pour lesquelles le chouchou de Cannes se charge depuis tant de films du thème de la vengeance, si cher au cinéma d’exploitation qu’il affectionne : injustifiable en soi, elle demande pour s’accomplir des trésors de rhétorique. Elle entretient d’autre part beaucoup de rapports avec la jouissance (la forme par excellence de son cinéma) : un infime point à atteindre, aussi fugace que précis, et, entre lui et nous, une masse écrasante d’obstacles, de détours, de freins et de blablas. D’où l’explosion finale. Tarantino n’a certes point besoin d’être défendu – surtout par nous – mais, que voulez vous, il nous livre là l’un des meilleurs films de la compétition officielle… Inévitable.